Il aura fallu longtemps avant de découvrir le premier numéro de Suiciders, série dont Lee Bermejo avait commencé à nous parler à Angoulême, il y a de ça déjà deux ans. Il imaginait la sortir chez Image Comics à l'époque, suivant la cohorte d'artistes tentés par les promesses de l'éditeur indé, avant qu'il ne se décide à la sortir chez Vertigo, convaincu par DC Comics qui lui a aussi confié le scénario de We Are Robin. Une attente qui valait le coup ?
Le dessinateur dont on avait découvert les talents de scénariste à l'occasion de Batman : Noël nous livre ici sa dystopie, un univers post-apocalyptique très localisé. En effet, on découvre New Angeles, ville en ruine bâtie sur les restes de ce qui fut Los Angeles avant que le Big One, ce tremblement de terre qui pend au-dessus de la tête des Californiens comme une gigantesque Epée de Damoclès, ne la rase. Cette ville est devenue un temple pour le pire des divertissements : le Suicide. Un combat à mort dans une arène entre combattants qui ont été augmentés par l'un des nombreux chirurgiens présents dans la ville. Bermejo nous ressort ce bon vieux principe du Rollerball ou de la Course à la Mort, quand tout va mal, le peuple se tourne vers le pire des divertissements. Rien n'a changé depuis les Romains, et les gladiateurs modernes ont juste la différence d'être des transhumains finis.
On découvre deux de ces combattants dans ce numéro introductif. Le Ripper, faire-valoir à la tête badass dont on ne sait rien et qui sert juste à mettre en valeur son adversaire : le Saint. Le protagoniste de cette série est le plus grand combattant du Suicide, et c'est à peu près tout ce que l'on sait de lui. Volontairement mystérieux, même interviewé il ne dévoile rien de son passé ni même de ses motivations. C'est tout juste si l'on sait qu'il semble déterminé comme jamais (mais on ne sait pas à quoi) et qu'il ne doute pas trop de ses capacités. Le "héros" en lui-même est assez peu charismatique pour le moment. C'est sans doute volontaire de la part de Bermejo de ne pas provoquer d'empathie pour ce personnage trouble, mais en tant que lecteur on ne sait jamais trop comment se positionner par rapport à ce héros. Il apparait tout au plus arrogant et porteur de pensées fascisantes qui sont un peu dérangeantes dans le manque de contexte de l'histoire.
Parallèlement à l'intrigue qui présente le protagoniste, ce premier épisode nous offre une autre ligne narrative bien plus intéressante, sur la construction du monde et sur les véritables enjeux de l'histoire. En effet, on suit un couple de latinos qui vont s'attacher les services d'un passeur pour pouvoir entrer dans New Angeles. Le mari a perdu plusieurs doigts et veut aller dans cette ville dystopique pour que l'un des chirurgiens lui fasse une nouvelle main. Cette histoire pose bien plus l'atmosphère angoissante, presque inhumaine qui règne dans cette ville. Elle commence aussi à effleurer les enjeux de sa série, des questions morales qui sont pour le moment à peine évoquées. Lee Bermerjo a visiblement préféré mettre l'accent sur la spectacularité pour l'ouverture de son récit plutôt que d'aborder un message que l'on sent tout de même sous-jacent et qui devrait être développé dans les numéros suivants.
En revanche, en ce qui concerne la partie graphique, c'est un grand Lee Bermejo que l'on retrouve. Si la couverture nous faisait très peur en affichant ces couleurs brillantes que l'on retrouve désormais chez lui, les pages intérieures sont elles colorisées par ce génie de Matt Hollingsworth. Si bien qu'pn retrouve le dessin puissant, hautement détaillé et parfaitement découpé de celui qui nous avait déjà régalé sur The Joker ou Lex Luthor, associé à des couleurs saisissantes, sales et dures, qui posent une ambiance dérangeante par leur réalisme cru et malsain. Non content d'avoir un trait incroyablement efficace, Bermejo montre aussi sa science de la narration graphique, faisant la leçon à tout ceux qui mettent toute leur application au seul dessin en oubliant de raconter une histoire. Sur ce plan, le dessinateur américain est un artiste complet qui nous livre ici des pages absolument sublimes.
Ce premier numéro est âpre, il ne se livre pas d'entrée et préfère installer lentement son univers. Surtout, il avale son lecteur par l'absence totale d'humanité qui semble ressortir de ces pages, Lee Bermejo posant une dystopie dans les règles de l'art. C'est surtout l'occasion de retrouver un génie graphique qui montre ce qu'il peut faire quand il a le champ-libre, associé à un coloriste qui magnifie son trait. Une série qui mérite largement d'être suivie si Bermejo développe par la suite son message, qu'il retarde ici au profit d'une exposition spectaculaire et violente.