En parallèle de ses invités comics, le Publishing Director du groupe Panini, Marco Lupoi, était présent au récent FIBD 2019 d'Angoulême. Une occasion à ne pas manquer de notre côté pour aborder son travail d'éditeur à une échelle internationale, d'aborder le marché Marvel en France (et ailleurs), au cours d'une interview que l'on vous propose de retrouver ci-dessous !
Un entretien qui nous a également permis d'obtenir quelques annonces pour les publications Conan et des prochaines nouveautés Millarworld. Bonne lecture !
Bonjour. Vous êtes le directeur éditorial européen de Panini, pouvez-vous me décrire votre fonction ?
Mon titre exact est Publishing Director du groupe Panini. Le groupe est actif en Europe, mais aussi en Amérique du Sud. Je m'occupe de la gestion de l'activité de publication, mais aussi des licences, et je suis coordinateur de l'activité d'édition dans dix pays, plus ou moins. Il y a quelques petits pays comme la Pologne ou le Portugal où notre programme éditorial se concentre sur des magazines pour enfants, et pas sur la bande dessinée. Pour le reste, on est présents avec les BD/mangas au Mexique, au Brésil, et dans d'autres pays d'Amérique du Sud, comme la Colombie, le Chili. En Europe, nous sommes présents en Espagne, en Angleterre, en Italie bien sûr, en France, en Allemagne, etc...
Vous avez commencé à ramener Marvel en Italie en 1986, quel est votre premier contact avec leurs super-héros ?
C'est un peu mon "origine secrète" que tu me demandes ! J'ai commencé à lire du Marvel très petit, et en anglais - les comics m'ont motivé à apprendre cette langue. C'est à 17 ans que j'ai commencé à travailler pour un fanzine - l'équivalent des blogs quand il n'y avait pas internet - qui existe toujours, Fumo di China, "smoke of ink", qui parlait de bande dessinée, mais pas de bande dessinée américaine qui n'était pas très populaire en Italie. C'est là que j'ai commencé à en parler, puisqu'elle me passionnait.
J'ai ensuite travaillé comme consultant pour un importateur de comics à Bologne, puis comme rédacteur pour un petit éditeur qui reprenait Marvel en Italie, après la faillite de son prédécesseur. J'ai ensuite travaillé pour Star Comics, l'éditeur italien qui a repris Marvel et l'a fait croître. C'est comme ça que j'ai connu les directeurs de Marvel à l'époque qui m'ont embauché en 1993 pour créer Marvel Italia, la filiale italienne de Marvel pour publier directement leurs titres. Il y a ensuite eu le rachat par Panini, que j'ai intégré, et après deux ans, nous avons repris Marvel en France.
On a donc repris Marvel pour la France avec une équipe franco-italienne. A ce moment, Marvel avait encore une présence assez limitée : il n'y avait pas de librairies, et sept mensuels. Je pense maintenant que pour Marvel, la France est l'un des pays les plus importants du monde en dehors des pays anglophones.
Comment évaluez-vous l'évolution du lectorat en France vis à vis des autres pays ?
La tradition française est très spécifique. Le format des magazines Marvel a toujours été anthologique, avec plusieurs séries mélangées, qui n'a jamais existé dans d'autres pays - ou s'ils ont existé, ils se sont perdus au fil des années. Le format qui existe un peu partout est de plus en plus similaire à l'édition américaine : des formats petits, avec une ou deux histoires, mais monographiques.
Le format de 100-128 pages avec plusieurs séries mélangées résiste un peu en Angleterre, et en France, où le succès est toujours au rendez-vous. Après tout, le format existe depuis cinquante ans, il faut donc le continuer. La seule chose qui a changé, c'est effectivement le passage en librairie.
Je me rappelle de mon premier Angoulême comme responsable de Panini. En parlant avec les éditeurs de Marvel, j'avais demandé pourquoi ils ne faisaient pas de Marvel en librairie - il y avait déjà quelques graphic novels comme Marvels ou Kraven's Last Hunt qui l'auraient mérité. On m'a répondu "écoute, il faut que tu saches que pour les Français, la BD américaine c'est de la poubelle" (rires). Alors que pour moi c'est l'une des plus importantes du monde, aux côtés de la BD japonaise, française, italienne... Il n'y a pas de BD de première ou de seconde division, pas de différence entre le génie de Jack Kirby et celui d'Uderzo ou Hergé. Il n'y en a pas une qui soit supérieur à l'autre, seulement des cultures différentes. Les moyens sont les mêmes : des dessins avec des mots, de l'encre sur du papier.
Mais les choses ont changé, puisque nous avons créé un marché sur la librairie au fil des années, sur lequel on est leader, je crois qu'on peut le dire. On a un programme de livres en France qui n'est comparable avec aucun autre pays au monde. On a environ 300 parutions par an. Il n'y a que les US qui en font plus.
Comment gérez-vous ce grand nombre de publications, notamment au niveau des différentes collections ?
C'est en effet toujours compliqué, et c'est un work in progress. On discute tous les ans des formats à maintenir, à changer. Normalement l'idée est de donner à tous les contenus différentes vies. Il doit toujours y avoir une première édition pour les nouveautés, qui n'ont pas été publiées en magazine ou qui viennent de l'être et qui méritent une seconde vie en librairie.
Ensuite, on a un format plus grand pour donner plus d'élégance, parfois à des histoires plus longues et complètes. Et comme tu vois sur le stand, on a des formats extra pour célébrer des histoires iconiques, qui sont des piliers de Marvel. Ce sont les trois grandes cases où l'on essaie de positionner les histoires que nous avons à disposition. Mais ces mécanismes pourront toujours s'adapter pour les besoins des lecteurs. On ne peut pas dire qu'on va tout faire dans un seul format - ça peut arriver pour des raisons pratiques ou commerciales, mais on préfère avoir trois ou quatre niveaux d'éditions.
C'est très spécifique à la France cette façon de faire ?
On le fait un peu partout, avec des logiques un peu différentes parfois. On essaie d'avoir la même logique dans tout le groupe. C'est à dire que de la 1ère à la 4e vie d'un produit, on va tenter d'unifier le tout. Mais à titre d'exemple, certains titres "Deluxe" qui sortent en grand format en France ont une autre édition dans d'autre pays, avec une couverture en faux cuir et une encre métalliques. Là on travaille plus le matériel que la dimension, c'est une question de point de vue. On essaie malgré tout de ne pas avoir de formats trop différents les un des autres en fonction des pays.
Parlons du kiosque en France. On a vu en 2017 que le format a dû quitter les kiosques pour rejoindre les librairies. Il y a une véritable transformation de ce marché, avez-vous une explication sur ce qu'il se passe ?
C'est un problème délicat. Disons que distribuer les magazines en librairie et dans les espaces culturels était obligatoire. Le mécanisme du kiosque dans le monde entier est en crise. En France, la BD en kiosque est de moins en moins présente. Il y a des difficultés. La mécanique de distribuer avec Hachette les magazines a bien fonctionné, il y a eu de bonnes ventes. C'était la chose en France. Rester dans les kiosques et voir chaque mois s'affaiblir la vue de nos revues, ce n'était pas la chose à faire.
Et vous pensez que le format va perdurer malgré cette évolution ?
Je pense que le marché librairie est en croissance. Le magazine que nous faisons a la dignité d'un livre. Nous pensons qu'il est important de maintenir la prépublication car la BD américaine est faite pour être lue en morceaux chaque mois. Elle est conçue ainsi. Avant, chaque numéro avait un début, une moitié et une conclusion. Maintenant, ce sont des arcs narratifs sur plusieurs numéros.
On a vu beaucoup de relaunchs ces dernières années chez Marvel. C'est pas trop difficile à gérer ces opérations et avoir sept mois pour ajuster ?
Comprends bien que je fais ce travail depuis plus de trente ans. Il y a eu pratiquement vingt ans de cette activité où il n'y avait jamais ce genre de choses. Un titre pouvait durer quelques années, fonctionner ou non, changer d'auteur. Si un titre avait un nouvel auteur, parfois la direction changeait complètement, mais la série ne recommençait pas au numéro #1. Je crois que les américains ont été obligés de faire ça, parce que le marché a été affaibli. Ils ont eu besoin de donner des nouveautés aux réseaux des comic shops pour mieux vendre. Et ils sont obligés tous les deux ans de recommencer, car c'est difficile de vendre des numéros #37, #47...
Pourtant DC sort bien en ce moment des numéros #63...
Oui, mais ils ont aussi procédé à un restart il y a peu. La chose qu'il faut dire de Marvel, c'est qu'ils ont beau avoir fait ces relaunchs, la continuité n'a jamais été annulée. Malgré le Fresh Start, les personnages sont les mêmes que ceux que tu as lu ces dernières décennies. Et je pense que c'est une richesse, même si on ne met pas dans les histoires des références à tout ce qui s'est passé il y a cinquante ans. Mais à n'importe quel moment un scénariste peut reprendre une ancienne histoire puisque la continuité est toujours la même.
En tant que lecteur, on se demande toujours si les films ont vraiment eu une influence sur les ventes des comics ?
Oui. Sans les films des dix dernières années, je pense qu'on aurait encore de la BD américaine, mais nous serions plus bas que notre niveau actuel. Avant l'invasion des films, il y avait seulement un ou deux personnages que le grand public connaissait : Spider-Man et Wolverine, à cause des dessins animés, et Hulk pour la série TV. Aujourd'hui, tout le monde connaît Iron Man, alors que personne ne le connaissait avant 2008. Et ainsi de suite pour Ant-Man, Doctor Strange ou les Gardiens de la Galaxie. J'adorais quand j'avais 18 ans Ant-Man et La Guêpe, jamais je n'aurais imaginé leur voir un film consacré.
Comment se manifeste la tendance ? Il y a un effet immédiat sur la sortie d'un film et les ventes de livres consacrés au personnage, ou c'est plus sur du long terme ?
Ca dépend du film. S'il porte sur un personnage neuf, comme Captain Marvel, qu'on a pas encore beaucoup publié, ou un film comme Spider-Man qui a déjà eu plusieurs long métrages pour lui. Clairement, un nouveau film Spider-Man permet de maintenir l'attention sur un personnage phare. Mais quand on a un film avec un nouveau personnage comme Black Panther, Doctor Strange, les Gardiens et bientôt Captain Marvel, la chose à faire est de sortir des publications sur ces personnages, et si le succès est là, continuer à sortir régulièrement des ouvrages sur eux. Aujourd'hui on n'a plus de film Iron Man mais on peut continuer de sortir des graphic novels sur lui puisque tout le monde le connaît.
Merci beaucoup !
Remerciements : Sophie Cony