Cela fait désormais plus d'une semaine que le milieu des comics tout entier s'est réveillé une fois de plus au sujet du sexisme qui prend place en son sein. Bien longtemps après que les exactions de personnalités comme Eddie Berganza ou Eric M. Esquivel ont été rendues publiques, d'autres voix s'élevaient récemment pour témoigner d'un sexisme manifeste (pour ne pas employer d'autres mots) dans le cas d'artistes ou auteurs populaires, tels que Cameron Stewart ou Warren Ellis. Des comportements qui, à défaut d'être répréhensibles aux yeux de la loi, restent largement critiqués dans une industrie essentiellement masculine, qui doit encore apprendre à, simplement, se comporter correctement avec le public féminin comme les professionnelles du secteur.
Dans la foulée, d'autres voix se font entendre depuis quelques jours autour du cas Jason Latour, artiste et auteur reconnu pour ses travaux sur Southern Bastards (entre autres) et co-créateur de Spider-Gwen. Tout part d'un premier témoignage de l'illustratrice et designer Lauren Tracey, qui, à la lumière des témoignages récents à propos d'Ellis et Stewart, témoigne de sa rencontre avec l'artiste au fil de la convention Thought Bubble Festival de 2017. Un long récit (à retrouver en intégralité au lien source), qui développe une autre forme de comportements particuliers. Tracey précise d'emblée qu'ici il ne s'agit pas d'une agression, et qu'elle n'espère pas non plus "annuler" ou appeler au boycott de Jason Latour, mais seulement alerter sur la façon dont les auteurs se comportement parfois avec le lectorat sur le terrain des salons. Il s'agirait d'une forme de harcèlement, à mi-chemin entre le statut de dragueur "lourdingue" et celui de réel stalker.
La jeune femme évoque donc une première rencontre où Latour, après l'avoir abordée, lui aurait proposé de lui donner des comics si elle acceptait de le suivre dans sa chambre d'hôtel, au prétexte de lui faire connaître son travail (dont elle n'avait jamais entendu parler). La jeune femme refuse, quelque peu surprise de cette proposition.
Le lendemain, en la voyant passer devant sa table, Latour lui expliquera en s'excusant qu'il était ivre la veille, et lui propose un café pour se rattraper. Au fil de la conversation, il lui demandera aussi son numéro de téléphone, son e-mail, expliquant qu'il souhaite devenir son ami, passer la voir lors de ses séjours occasionnels en Irlande, et profiter de sa position pour la mettre en contact avec des personnes importantes de l'industrie - il finira par lui donner les fameux comics promis la veille. Tracey décide alors d'éviter le coin de la convention où se trouve sa table. Le soir, Latour aurait aussi tenté de la retrouver dans les bars. Les choses se seraient ensuite envenimées, avec des amis de la jeune femme forcés d'intervenir après que l'artiste ait fini par la retrouver, et d'autres dessinateurs de la convention auraient du demander à Latour de la laisser tranquille. Il aurait ensuite continué d'insister par SMS, en essayant de la revoir, lui demandant pourquoi elle était partie précipitamment, etc.
Le témoignage se termine avec cette idée que la dessinatrice s'était rendue à cette convention excitée à l'idée d'intégrer le milieu des comics, et qu'en la quittant, elle ne voulait plus vraiment en faire partie.
Tracey insiste bien sur l'idée que son but n'est pas d'appeler au "cancel" de Jason Latour, mais d'inviter à la réflexion sur la façon dont les hommes dans l'industrie des comics peuvent se comporter avec les femmes - ou le professionnalisme se perdrait face à des intérêts plus personnels, ou plus sexuels. En jeu également, faire prendre conscience aux professionnels que ce genre de comportement peut-être bien plus dévastateur pour des femmes qui veulent faire carrière dans ce milieu qu'ils ne le pensent.
L'histoire pourrait s'arrêter là, et on aurait vite fait de ranger Jason Latour dans une catégorie relativement courue (celle du lourdingue de base qui ne comprend pas le mot "non") s'il s'agissait d'un simple cas isolé. Mais, le témoignage de Tracey est ensuite corroboré par de nombreuses autres personnes, qui lui reprochent toutes une attitude similaire à leur égard, ou envers certaines de leurs connaissances. Alex de Campi évoque un comportement identique, l'autrice Hannah Blumenreich explique que cette attitude l'a éloignée des comics de super-héros pour toujours. En somme, c'est la répétition d'un comportement visiblement systématique qui est mis en exergue, mais aussi le fait que, comme pour Warren Ellis, les actions de Jason Latour étaient visiblement bien connues dans le milieu, sans que rien ne soit fait. Toute la difficulté de ce genre d'affaire est qu'ici, on se heurte au fameux débat survenu dans les premiers mois du mouvement #BalanceTonPorc, à savoir, définir la limite entre tentative de séduction et harcèlement. Le fait de retrouver autant d'occurrences similaires met le doigt sur une réalité, un climat désagréable pour les femmes qui veulent travailler dans cette industrie, et qui peut avoir des conséquences si les comportements des auteurs ne sont pas plus encadrés.
Jason Latour a pris la parole sur les réseaux sociaux pour communiquer, dans un premier temps, ses excuses à Lauren Tracey (en ne niant pas les faits, mais précisant toutefois qu'il ne s'en rappelait pas), avant de reformuler ses tweets d'excuses, affirmant ne pas vouloir interférer davantage dans l'espace de discussion ouvert par la dessinatrice. Aucune "sanction" n'a été prise par les collaborateurs de l'auteur, mais ces témoignages mettent une fois de plus en avant le fait que certains hommes profitent de leur statut dans l'industrie vis-à-vis de leurs collègues de sexe féminin ; comme partout ailleurs. Un milieu qui n'est pas épargné, alors que les super-héros et héroïnes du médium sont pourtant les premiers à se dresser contre le harcèlement. Avant que d'aucuns se mettent à parler de chasse aux sorcières, on remarquera que Latour, comme Warren Ellis, semblent prêt à admettre leurs erreurs et à comprendre le problème, d'où l'utilité de ces témoignages pour permettre à l'industrie des comics d'évoluer dans le bon sens.
