En marge de son interview réalisée lors du Lille Comics Festival en novembre dernier, nous souhaitions vous faire partager (et qui sait, peut être découvrir) un peu l'univers de cet artiste, Frank Quitely. Vincent Deighan de son vrai nom. Il fait partie des dessinateurs de comics les plus en vue depuis presque 20 ans, comme l'atteste sa seconde place dans le top 10 des dessinateurs réalisé par CBR (juste derrière l'incontestable Jack Kirby, donc on pouvait dire que le classement commençait réellement à la seconde place !). Petit retour sur sa carrière et son œuvre...
Tout a commencé pour lui au début des années 90 dans son Ecosse natale dans un comic underground, Electric Soup. Il écrit et dessine The Greens, parodie de The Broons qui était publié chez D.C. Thompson. Dudley D.Watking, dessinateur de The Broons, fût d'ailleurs d'une grande influence pour le jeune Vincent. Il signe ses premiers strips sous le nom Frank Quitely, anagramme de "quite frankly", car il avait peur de la réaction de ses parents si ils apprenaient que leur fils était derrière The Greens. Initialement distribué uniquement à Glasgow, Electric Soup bénéficie d'une distribution dans tout le Royaume Uni par John Brown Publishing. C'est ainsi que le travail de Quitely arriva sur le bureau de David Bishop, éditeur de Judge Dredd Megazine. C'est ainsi qu'il fût amené à travailler avec Robbie Morrison sur Shimura, et sur Missionary Man, de Gordon Rennie (qui depuis s'est reconverti dans le jeu vidéo, et qui l'on doit notamment Killzone). Puis, ce fût la rencontre artistique avec un de ses compatriotes, j'ai nommé Grant Morrison...
Il était une fois, l'Ecosse...
En 1996, Frank Quitely collabore avec un compatriote écossais, Grant Morrison. Ce dernier écrit Flex Mentallo, mini série mettant en scène le personnage du même nom, qu'il a créé 5 ans plus tôt dans Doom Patrol. En quatre tome, et à travers ce super héros inspiré d'Atlas (la méthode de musculation, dont les comics contenaient la pub auparavant...), Morrison rend hommage au passé des comics, et nous fait entrevoir son futur. Il a déjà fait ses preuves en tant que scénariste. Quitely, lui, n'avait pas encore conquis les Etats Unis. Ce sera sa première incursion sur le marché des comics américains. Et son dessin fait honneur à l'histoire de Grant. Chaque page est une merveille, et on découvre un Quitely soucieux du détail, qui complète parfaitement la narration. Chaque élément de chaque planche a une raison d'être. Rien n'est dessiné au hasard. Il amène réellement son art à un niveau supérieur. Pour une première publication chez Vertigo, il a soigné son entrée. La conquète du public ne fait que commencer.
Quelques années plus tard (qui n'ont pas été improductives), les deux écossais se retrouvent, non pas pour un titre Vertigo comme le fût Flex Mentallo, mais pour la maison Mère, DC, et sur un gros titre : JLA : Earth 2. Encore une fois, le succès est au rendez-vous. Quitely, après avoir convaincu sur une série « marginale » comme Flex Mentallo, confirme sur un titre mainstream. Et puisqu'un écossais en cache toujours un autre, il enchaine sur une collaboration avec Mark Millar sur The Authority. En peu de temps, la réputation de Frank n'est plus à faire. Il est de ses artistes, qui en plus d'être reconnaissable et ont leur propre touche graphique, arrivent à coller au scénariste et à l'histoire écrite. Là où un auteur travaille à tisser un portrait psychologique de ses personnages, portrait qui se tissera au fil des pages, un dessinateur doit le faire en une seule case. En un plan de son héros, il doit dynamiter le travail d'écriture pour le suppléer. En ouvrant un comic et en regardant une case, on doit pouvoir dresser un caractère rapide du personnage. Le dessin de Quitely divise : soit on aime, soit on n'aime pas. Il n'a pas peur de révolutionner les séries qu'il prend en main. Sur Authority, Biran Hitch nous avait habitué à des personnages beaux et propres. Puis Quitely passe par là, et tout change...
The Authority
Le Docteur a enfin une gueule à sa hauteur, celle d'un junky défoncé 24 sur 24, le nez trop long, les lèvres trop épaisses, les cheveux roux sales et mal coiffés. Pas le genre de type à qui on refilerait le pouvoir d'un shaman planétaire. Et là-dessus l'écossais met le doigt sur la problématique principale du personnage. C'est un Peter Parker qui n'a jamais voulu de ses pouvoirs, qui ne veut pas les utiliser, mais qui en est obligé, tout en sachant qu'une seule erreur de concentration de sa part pourrait avoir des conséquences très fâcheuses.
Puis il y a le cas Jack Hawksmoor qui avait jusque-là sous le crayon de Hitch la tête du parfait gendre, et qui devient sous la plume de Quitely une sorte de monstre des cavernes, le misanthrope qui sort de 20 ans d'enfermement dans sa cabane perdue dans les forêts de l'Alaska. Le même nez que Wolverine, en pire ; les mêmes arcades sourcilières que Wolverine, en pire ; des poils sur le dos de ses grosses mains calleuses et des pieds de bigfoot (ou de Hobbits, tout dépend de vos références) tout aussi poilus. Mais voilà cet acharnement autour du beau Jack n'est pas un hasard : quand Quitely prend le relais de Hitch, Jenny Spark le leader de la team est morte, et Jack prend donc le relai sans rien avoir demandé. Ceci explique le choix du dessinateur quant au physique atomisé des personnages : il a LA tête du leader. Dessiné par Hitch aussi, Jack aurait été très crédible en leader, mais Frank ne fait pas les choses à moitié, il pousse jusque dans la caricature ses personnages pour que leur psychologie nous saute à la figure avec violence.
Parallèlement, il continue de travailler avec Morrison et livrera le final de The Invisibles.
Une équipe qui gagne
Après DC et la Justice League, le duo de choc s'attaque à d'autres légendes : les New X-Men pour le concurrent, Marvel. Et encore une fois, c'est un succès. Ils réinventent totalement le groupe de mutant, et relancent la franchise. Leur nouvel uniforme, tout en cuir et moderne, restera dans les mémoires, et définit un nouveau départ, un nouvel horizon pour l'équipe des X-Men. La encore, la patte Quitely est assez marquante, et encore une fois, il complète totalement les idées avancées par Morrison. Du premier coup d'oeil, on trouve un Wolverine aux traits aussi appuyés comme rarement il les a eu. En plus de son fardeau, son visage porte les séquelles de son passé, ses batailles, ses bagarres. Il n'en est pas a son premier coup reçu, ni le dernier. Et on sent qu'il aime ça ! Jean Grey possède une chevelure d'un rouge outrancier, aux mèches qui se battent dans tous les sens comme si elles rayonnaient autour de sa tête, tel l'aura de ses pouvoirs psy, qui ne sont pas sans rappeler son passé apocalyptique de Phoenix.Cyclope a la tête du jeune premier, le visage allongé comme les portraits de Modigliani. Il porte le faciès du leader qui subit le lourd poids des responsabilités sur les épaules. Le Fauve est directement inspiré de la Bête de Cocteau. Manière directe pour rappeler aux lecteurs qu'avoir un gène mutant est une malédiction. Et il l'est encore plus lorsque votre physique se présente comme un post-it sur votre front avec écrit dessus : Je suis un mutant, haïssez-moi". Sa vision du fauve est tout simplement parfaite et saisissante.
Après un petit intermède avec le grand Neil Gaiman (rien que ça...) sur Sandman : Endless Nights, Quitely et Morrison se retrouvent pour signer un chef d'oeuvre chez Vertigo : WE3. Ce « western manga », comme il le décrit, met en scène Tinker, Bandit, et Pirate, trois animaux de compagnie enlevés, et équipés par l'Armée d'armures robotiques. Ils sont même équipés d'implants crânien leurs permettant un semblant de parole, dans un style sans véritable grammaire, mais faisant mouche à chaque dialogue. Une fois de plus, le dessin de Quitely transcende l'histoire de son compatriote. L'art de Frank est à son apogée, autant dans son chara-design, quand dans la composition de ses pages. Chaque animal possède son propre caractère, qui est encore une fois parfaitement retranscris. Et encore une fois, les détails sont frappants. Les gouttes de sang ne sont pas la pour vendre de la violence gratuite, mais servent intégralement l'histoire. Il réussit à alterner avec brio des dessins sanglants et violents, avec des pages narratives et pleines d'émotions. Cependant, ce n'est pas ce qui est le plus impressionnant graphiquement dans WE3, il s'agit de sa mise en page, et de son utilisation de l'espace. Exit un cadrage simple et classique, l'écossais se crée ses propres limites, ce qui nous donne des pages magnifiques possédant de multiples encarts, détails de l'action (on en revient encore à cela...), et donnent une impression d'action. Jamais une planche de BD n'a paru aussi vivante et animée.
Cette série lui amènera à juste titre son premier Eisner Award en 2005 de « Best Penciller/Inker », partagé avec John Cassaday. Il en gagnera d'autres dans les années suivantes, pour (encore) une autre série avec Morrison : All Star Superman. Après un titre comme WE3, les attentes étaient grandes sur les épaules de notre duo. Les comics All Star ont été mis en place par DC pour permettre à des scénaristes de s'exprimer sur des titres majeurs, sans se soucier de la continuité. Sans rentrer dans le détail du titre (ce n'est pas le but du dossier), ASS divise, aussi bien dans la narration, que dans le dessin. On reconnaît immédiatement le trait de Quitely, qui est encore bien en forme, avec un Jamie Grant à la coloration qui complète parfaitement les dessins, comme pour WE3. En 12 issues, on a autant d'univers, de décors, d'ambiances, et tous sont parfaitement maitrisés. Mais la force, encore une fois, de Quitely, c'est d'arriver à illustrer parfaitement la narration de Morrison. Les deux travaillent d'une seule voix. On pourrait pensait qu'une seule et même personne signe l'écriture et les dessins. ASS et WE3 ont un point commun : les héros ne sont pas humains ; des animaux avec une exo-armure et un extra-terrestre considéré comme un dieu, dont les pouvoirs n'ont jamais été si grands. Mais ces boules de poiles et l'Homme d'Acier sont les personnages qui respirent le plus d'humanité dans leurs titres respectifs. La couverture du #1 illustre parfaitement de propos : on y voit un Superman dans son costume flottant au-dessus de Metropolis, mais dont la première impression qu'il donne n'est pas de puissance, mais de sérénité et de paix. De même, dans WE3, après des scènes de brutalité, une candeur et de l'innocence émanent de Bandit, Pirate, et Tinker. Malgré leur statut d'animal, et qui plus est, guerrier sanguinaire, on s'étonne à s'identifier à eux. Il gagnera d'autres récompenses avec All Star Superman, dont le Harvey Award de Best Artist.
Quitely a commencé la Bat-Revolution entamé par Morrison, sur les trois premiers issues. Malheureusement, Quitely a aussi ses défauts : il n'est pas de ces dessinateurs très productifs. The Authority a subi plusieurs retards, Quitely n'arrivant pas à tenir les délais. Cela est dû principalement à des problèmes de dos, qui l'empêchent de travailler. Depuis quelques temps, comme il nous le dit dans son interview, il travaille principalement sur des couvertures, à son rythme.
Résumer le travail de Quitely en un article est une tâche ardue, tant l'ensemble de l'oeuvre de l'artiste est complet et travaillé. Tout ce qu'il a entrepris pourrait être analysé avec plus ou moins de superlatifs (surtout venant de moi!). Il a travaillé avec les plus grands (Millar, Waid, Gaiman, et forme avec Morrison un des plus grands duo actuels. Il nous prouve que nul n'est besoin d 'avoir une bibliographie longue comme le bras : depuis son arrivée avec Flex Mentallo sur le sol américain, la majorité de ses titres sont devenus des références. Après, son trait divise énormément, et il est loin de faire l'unanimité. Comme on dit, les gouts et les couleurs sont dans la nature. Mais en tout cas, sur comicsblog, on adore, autant l'artiste que l'homme.
Quitely ? GUD !
Merci à Deadpoule pour son aide.