Retracer l’histoire de l’homosexualité dans les comics, c’est partir à la recherche de l’un des sujets les plus tabous de l’histoire de la bande dessinée US. Mais c’est aussi tenter de définir comment et par quelle ruse l’homosexualité a pu exister dans ce média malgré la censure, et comment elle a pu évoluer grâce au changement des mentalités et d’un état d’esprit de tolérance qui reste malgré tout très fragile de nos jours.
Car, le constat que l’on peut faire d’entrée de jeu, c’est qu’il est extrêmement difficile par exemple de dater ou même de raconter les origines de l’homosexualité dans les comics. L’une des raisons évidentes est qu’une partie de son lectorat a longtemps été constitué par des enfants, la présence de personnages homosexuels ou d’histoires mettant en scène des sujets liés à l’homosexualité n’avaient donc pas leur place dans des pages susceptibles d’être lues par nos chères têtes blondes.
C’est donc assez tôt et de manière à éviter toute ambigüité que la censure a mis un frein sur les allusions et autres dérives susceptibles de heurter -ou pire- de faire sombrer les lecteurs du côté obscur de la Force.
Mais alors qu’un vent de révolte à l’échelle mondiale se mit à souffler vers la fin des années 60, le petit monde obligatoirement hétéronormé des comics s’est vu lui aussi chamboulé par l’apparition d’une pléiade d’éditions indépendantes, underground et revendicatrices traitant sans ambages de sujets de société comme la libération de la femme, des droits de la communauté afro-américaine ou des questions LGBT.
Il faudra attendre le début des années 90 pour que le premier super héros gay fasse son apparition chez un éditeur mainstream, ouvrant la voie à d’autres personnages inexorablement ancrés dans la vie moderne, sensibilisant ainsi les lecteurs aux difficultés et aux inégalités liées à l’homophobie.
Et parallèlement, va se développer tout un circuit alternatif d’éditeurs spécialisés pour un lectorat exclusivement gay, et dont les titres vont être très diversifiés, allant de la BD érotique, des témoignages réalistes, aux aventures de super héros classiques.
Tout n’est qu’ambigüité.
Il fut une époque où avant d’être effectivement et explicitement interdite par la censure américaine, l’homosexualité était timidement représentée par l’utilisation d’allusions plus ou moins assumées, c’est le cas dans les pages de Krazy Kat de George Herriman dont les aventures sous forme de comic strip seront publiées (notamment dans le New York Evening Journal) de 1913 à 1944. Krazy Kat est un personnage dont le sexe est indéterminé et dont son auteur préfèrera faire planer le doute sur son genre jusqu’au bout, déclarant qu’il est asexué et préférant le comparer à un elfe ou une créature féérique.
Parmi les bandes dessinées érotiques qui ont vu le jour dans les années 20, les Tijuana Bibles étaient distribuées dans la clandestinité et parodiaient des personnages connus comme Mickey, Popeye ou Wimpy dans des scènes à forte connotation sexuelles et notamment homosexuelles.
Entre 1938 et 1939, Terry and the Pirates de Milton Caniff nous présente le personnage de Sanjak, une badgirl habillée en homme qui avait des vues sur la fiancée du héros.
En 1940, Madame Fatal, un homme qui combat le crime déguisé en femme, sévit dans Crack Comics #1 et dans les 21 épisodes suivant.
En 1950, dans School Day Romance # 4, un certain Butch Dykeman (je suis sure que vous apprécierez comme moi le jeu de mot) apparaît dans une histoire intitulée « Toni Gay ».
Le code anti-gay
En 1954, le psychiatre Fredric Wertham qui est à l’époque considéré comme un expert et un spécialiste sur les troubles psychologiques des adolescents publie son livre :Seduction of the Innocent. Dans celui-ci, il va expliquer que les comics influencent tellement les jeunes qu’ils sont l’une des causes de la délinquance juvénile et sa publication va coïncider avec les travaux d’une commission d’enquête dans ce domaine.
Wertham va aussi expliquer que la force et l’indépendance de Wonder Woman -en plus du fait qu’elle habite sur une île exclusivement peuplée par des femmes- font d’elle une lesbienne. De plus il ira jusqu’à dire que « le genre d’histoire dans lequel évolue Batman ne peut qu’inciter les enfants à assouvir leurs fantasmes homosexuels. » à cause d’un « un homo-érotisme récurrent entre Batman et son jeune acolyte Robin ».
Seduction of the Innocent a fini par influencer les politiques qui obligèrent les éditeurs à se censurer en créant le fameux Comic Code Authority. Il n’était donc même plus question d’homosexualité suggérée dans les comics mainstream assujettis désormais à cette commission d’auto régulation.
A partir de cette date il existe donc plusieurs options pour un éditeur : rentrer dans le rang des bonnes mœurs ou bien publier des comics sans chercher à obtenir l’aval du comic code et se destiner à un lectorat plus qu’averti. C’est ainsi que va éclore toute une série d’éditeurs de comics underground et alternatifs vers la fin des années 60.
Mais avant cela, en 1957 Steve Ditko publie une histoire de 5 pages intitulée «The Man Who Stepped Out Of A Cloud » dans OUT OF THIS WORLD #5 ou un alien emmène un jeune garçon introverti sur sa planète uniquement peuplée d’hommes.
Cette même année, les illustrations homoérotiques de Tom Of Finland (de son vrai nom Touko Laaksonen) apparaissent dans le magazine Physique Pictorial.
Jimmy Olsen se travesti pour la première fois en Miss Jimmy Olsen dans Superman’s Pal Jimmy Olsen #44 en avril 1960.
Dans le périodique gay Drum magazine, Allen J Saphiro (sous le pseudo d’A. Jay) débute en 1964 ce que l’on considère comme le premier comic strip gay de l’histoire : The Adventures of Harry Chess: That Man from A.U.N.T.I.E. (Agents Undercover Network To Investigate Evil.) qui est une parodie de James Bond et qui sera republié sous la forme d’un album en 1966.
Joe Johnson fait de même avec ses strips Miss Thing et Big Dick publiés dans The Advocate magazine en 1965.
L’émergence des comics gays
La fin des années 60 correspond à plusieurs mouvements contestataires de par le monde et menés par diverses communautés qui aspiraient toutes à plus de liberté. Ces étudiants, ces femmes, ces afro-américains et ces homosexuels furent amenés à créer une nouvelle variété de comic-book : Les comics underground ou alternatifs (Underground comix) qui ne dépendaient pas du Comic Code.
Très influencés par les EC Comics qui mirent le feu aux poudres à l’époque de l’avènement du Comic Code, les Underground comix (qui méritent à eux seuls un dossier…oh tien en voilà une idée quelle est bonne !) prônaient la contre culture, la liberté sexuelle, l’utilisation légale des drogues et bien évidemment l’absence totale de censure.
Le mouvement féministe permis à ce que le premier comics incluant un personnage lesbien soit publié en 1972, il s’agit de Wimmen’s Comics avec Sandy Comes Out de Trina Robbins. Deux années plus tard, Come out Comix de Mary Wings devient le premier comic-book lesbien de l’histoire, il sera suivi par Dyke Shorts du même auteur en 1978.
De nombreux auteurs tels que Marry Wings, Roberta gregory (auteur de Dynamite Damsels, la première série lesbienne publiée en 1976 d’où provient la célèbre Bitchy Bitch), Jerry Mills (Poppers, 1982), Howard Cruse, Robert Triptow, Jennifer Camper (Juicy Mother) Tim Barela (Leonard & Larry), Lee Mars et Trina Robbins (les deux instigatrices de Wimmen’s Comix) se réunirent pour former un nouveau label : Gay Comix en 1980. Regroupant des artistes gay, lesbiennes et transsexuels, Gay comix publiait les titres autobiographiques et relatant des histoires sentimentales plutôt qu’érotiques ou à connotation sexuelles (ou pornographique) comme ce fut le cas avec son alter égo Meatmen.
En 1983, le comic strip Dykes to watch out for d'Alison Bechdel apparait pour la première fois dans les pages de Womannews et deviendra une des BD cultes de la communauté lesbienne.
Parallèlement à cet essor, les années 80 furent aussi marquées par l’apparition du SIDA et d’une recrudescence de l’homophobie. Les comics gay ont alors joué un rôle important d’information et de prévention dans le but de sensibiliser les lecteurs au safe sex (AIDS U.S.A) mais aussi politique afin de réagir contre les décrets et propos homophobes du gouvernement britannique. C’est ainsi que de nombreux artistes britanniques, américains et canadiens (dont Alan Moore, Dave Gibbons, Steve Bissette, Bill Sienkiewicz, Frank Miller, Robert Crumb, Dave Sim, Jaime et Gilbert Hernandez, Art Spiegelman, Harvey Pekar, Kevin O'Neill…) se regroupèrent et publièrent un album de 76 pages intitulé AARGH (Artists Against Rampant Government Homophobia) en 1988.
Les autres éditeurs se mettent (timidement) au rose
En dehors des publications spécialisées, les personnages gays font timidement leur apparition dans les comics mainstream à partir des années 80, en tant que super villain (Extraño dans Millenium #2 chez DC en 1987), ou lorsque Bruce Banner manque de se faire violer par des hommes sous la douche d’un YMCA dans Hulk #23 en 1980, alors que le terme de « gay » est pour la première fois employé dans un comic mainstream sur Fantastic Four #251 écrit par John Byrne en 1983.
Enumérer tous ces personnages qui ont évolué à cette époque ne servirait pas à grand-chose, bien que quelques-uns aient permis de participer à une plus grande visibilité et une acceptation de la part du lecteur habitué aux héros hétéro.
Ainsi on retiendra que Watchmen
d’Alan Moore (1986) possède un très bon quota de personnages gay dans
ses pages : Hooded Justice, Captain Metropolis ainsi que Silhouette sont gays, et les références à l’homosexualité sont très présentes comme
dans la scène de dispute entre une femme nommée Joey et son ex petite amie.
Alan Moore récidive trois ans plus tard avec V pour
Vendetta qui fait référence à l’histoire poignante de Valérie, une
jeune fille enlevée et séquestrée parce que lesbienne par un régime totalitaire.
Enfin, ou pour finir avec les exemples marquant, en 1988 Maggie Sawyer, un personnage secondaire récemment intégré par John Byrne dans Superman, se révèle être la première mère homosexuelle des comic-books mainstream. Et grâce à son rôle important dans la mini-série Metropolis S.C.U. celle-ci sera récompensée en 1996 par les GLAAD Awards (une cérémonie qui récompense les œuvres provenant de différents médias pour leur participation à la visibilité gay).
Le grand outing des 90’s
En 1989, le Comic Code Authrity remet à jour ses normes et
autorise à ce que les groupes sociaux telles que la communauté homosexuelle
soit abordée de façon positive, et à ce que les références discriminatoires et
péjoratives soient abolies à moins d’être utilisées à des fins dramaturgiques.
C’est ainsi que le thème de l’homosexualité va être abordé de deux
manières différentes, soit en servant de cause à défendre pour le héros, ou
carrément en mettant sur le devant de la scène un personnage homosexuel sans
aucune ambigüité.
Dans le premier cas, on retrouve des histoires où le héros doit faire face à des expéditions punitives contre les homosexuels comme avec John Constantine dans Hellblazer #6, 7 et Swamp Thing #74 (à noter que Constantine est un personnage bisexuel, même si la plupart du temps il est attiré par des femmes).
Ce thème du « gay bashing » est aussi abordé des années plus tard dans Green Lantern lorsque le personnage de Terry Berg, le jeune assistant de Kyle Rayner, qui lui a fait son coming out (Green Lantern #137, juin 2001), est violemment agressé dans les épisodes 154 et 155 (novembre-décembre 2001) intitulés Hate Crime. Batttu à mort, il va tomber dans le coma et cet évènement va sérieusement remettre en question Rayner sur son rôle de protecteur de l’humanité. Il finira par confier son poste de Green Lantern à John Stewart. Cette histoire fut récompensée en son temps de deux GLAAD Awards. Elle fait ouvertement référence à la mise à mort de Matthew Shepard, un étudiant sauvagement battu à mort par deux autres étudiants de son âge en 1998 parce qu’il était homosexuel.
Dans le second cas, l’année 1992 marque véritablement un changement dans l’approche des personnages gays avec l’apparition du premier super héros homosexuel dans le Marvel Universe : Northstar fait son coming out dans Alpha Flight #106 et on peut dire que cette histoire écrite par Scott Lobdell fait l’effet d’une bombe. Les réactions du public sont diverses comme on peut le voir dans ce reportage télévisé :
Un an plus tard les amours
contrariés de Francine et Katchoo dans le Strangers in Paradise de Terry
Moore vont amener un vent nouveau dans la problématique LGBT, mêlant
romance et bleuette assumée, intrigue sur fond d’histoires mafieuses et complot
gouvernemental (!)
En 1995 Sara Rainmaker s’avère être bisexuelle dans Gen 13 # 2 ( Vol.1) même si son homosexualité sera confirmée un peu
plus tard.
La même année, Paige Braddock publie le formidable Jane’s World un comic strip qui raconte
les tribulations d’une lesbienne dans sa vie quotidienne et qui sortira sous la
forme de comic book à partir de 2002.
Parallèlement, les éditions indépendantes ne sont pas en reste, bien au contraire puisqu’un véritable marché du gay comics va continuer à se développer. Fantagraphics est un de ces éditeurs qui va régulièrement publier des comics gays ou à forte connotation LGBT comme avec le cultissime Bitchy Bitch de Roberta Gregory en 1991 et le succès de la série Love and Rocket’s de Gilbert et Jaime Hernandez tout au long des années 90 et bien au-delà.
Dans la série Sandman de Neil Gaiman, on retrouve aussi régulièrement des personnages gay notamment dans Preludes and Nocturnes et The Kindly Ones.
La fin des années 90 est marquée par l’apparition d’un des couples gays les plus appréciés par tout le lectorat de comics confondu : il s’agit bien sûr d’Appollo et Midnighter ou si Superman était en couple avec Batman et faisaient partie d’une JLA aux antipodes de celle que l’on connaît, The Authority. Créé par Warren Ellis le couple finira par se marier sous la plume de Mark Millar en 2002 et adopter la petite Jenny Quantum.
Les années 2000 et la continuité
Bien que cela ne soit pas un comic-book Michael Chabon sort en 2000 Les extraordinaires aventures de Kavalier et Clay, un roman qui parle du milieu des comics et dont l’un des deux personnages principaux est gay.
En 2003 le personnage de Renee Montoya (qui à la base vient de la série animée Batman, et qui a ensuite été introduite dans le comic-book) est outée par un ennemi assoiffé de vengeance (et au double visage) à ses collègues et sa famille dans la série où elle évolue Gotham Central, l’histoire est superbement écrite par Greg Rucka.
Rawhide Kid qui à l’origine a été créé en 1955 réapparait dans les années 2000 et notamment en 2003 dans une mini-série très controversée car elle met l’accent sur un bon nombre de stéréotypes sur les homosexuels à des fins commerciales. Selon le “All New Official Handbook of the Marvel Universe A-Z,” cette attitude existait pour amener la confusion auprès des autres personnages.
En 2005 Marvel se rattrape en révélant un nouveau couple : Hulking et Wiccan membres des Young Avengers , ces deux personnages ont été créés par Allan Heinberg, un scénariste de comics et de télévision ouvertement gay. Chez Marvel toujours, il est intéressant aussi de relever et surtout de suivre la relation entre Karolina Dean et Xavin, la lesbienne et le transgenre de Runaways.
Chez les mutants, les homosexuels et les bisexuels sont aussi de la partie, on peut citer Phat et Vivisector, Bloke, Karma, Daken, Colossus dans sa version Ultimate, Anole, Shatterstar et Rictor, et le couple Mystique et Destiny qui pourraient être d’après les propos de Chris Claremont les véritables mamans de Diablo (en tout cas moi j’y crois !)
En septembre 2010, Archie Comics met en scène dans les pages de Veronica un nouveau personnage : Kevin Keller qui va annoncer son homosexualité et être au cœur de toutes les attentions. A l’image de Northstar en son temps, son statut d’homosexuel fait couler beaucoup d’encre.
Les années 2000 vont ainsi voir de plus en plus de personnages gays obtenir un rôle important dans une série, voire le premier rôle, on peut citer Allison Mann la scientifique et partie intégrante du trio de Y The Last Man, Danielle Baptiste, une des détentrices de la Witchblade, et personnification de l’Angelus, et Kate Kane, la Batwoman du 21ème siècle dont tout le monde attend impatiemment les nouvelles aventures (en Septembre, on y est presque !). A noter que Batwoman est le seul personnage gay à avoir son titre à elle parmi toutes les séries issues de l’édition mainstream, autant dire qu’elle est une révolution à elle toute seule !
Les comics spécialisés
En plus des Gay Comix qui comme nous l’avons vu sont apparus au début des années 80, d’autres labels et éditeurs vont voir le jour, le plus célèbre d’entre eux est Prism Comics, une organisation associative dont le but est de promouvoir les œuvres, les artistes, et les lecteurs de comics dans ce domaine précis. Ainsi régulièrement Prism Comics va éditer un guide de lecture concernant exclusivement les titres gays ou comprenant des personnages homosexuels, et servir de portail et de boutique pour tous les comics (ultra) indépendants et autres fanzines.
Pride comics quant à lui va fièrement publier la série Pride High qui raconte les aventures d’une alliance de super héros homo/hétéro et dont le premier numéro a été traduit en Français. On peut aussi citer Boy meets Hero Comics, mais là encore il s’agit de petits éditeurs ultra spécialisés dont les les séries sont disponibles en achat sur internet ou dans les gay comic-shop de San Francisco (et oui, ça existe !)
Les homosexuels dans les comics ont en fin de compte évolué exactement comme dans la vraie vie : présents depuis le commencement, ils ont dû se cacher, s’adapter ou faire semblant, s’organiser et se regrouper, sortir courageusement de l’ombre, et ainsi apporter un plus de par leur vécu et permettre de développer des histoires plus riches, plus sensibles et surtout plus actuelles.
Mais le long chemin pour une plus grande visibilité de ces personnages dans les comics mainstream -dans le respect et loin des clichés- n’est pas terminé, c’est-à-dire et peut-être justement comme dans la vie réelle...