Bienvenue dans la nouvelle édition de The Wanderer’s Treasures. Au programme cette semaine pas de comics, Kwanzaa, Star Wars, le 11 septembre et même John Kerry. Quoi ? Qui ? Ça y est il a craqué. Et bien non, pas encore. Car vous trouverez tout cela dans The Boondocks, par Aaron McGruder.
Commençons par les trois mots qui ont dû vous surprendre : « pas de comics ». Pas vraiment de comics aurait été plus exact, car The Boondocks est en fait un comic strip, ce frère/ancêtre en une ligne de trois ou quatre cases de nos chers comic books. Créé en 1996 pour le journal universitaire The Diamonback, ce strip a ensuite disparu pour être relancé (et rebooté, et oui) au niveau national en 1999. Il a connu un succès considérable et est apparu dans des centaines de quotidiens jusqu’à l’arrêt de sa publication en 2006.
Mais qu’est-ce que The Boondocks exactement ? En anglais ce terme argotique désigne un endroit perdu, loin de tout. Un trou paumé. En l’occurrence le trou en question ne se situe pas au fin fond de l’Oklahoma, mais s’appelle Woodcrest, une banlieue chic du Maryland. Le genre de quartier typique des séries TV américaines. C’est dans ce havre de paix que vont débarquer les trois personnages principaux du strip :Huey Freeman, son petit frère Riley, et leur grand père Robert. Grandad, à un âge aussi avancé qu’indéterminé, a décidé qu’il était temps pour lui de prendre sa retraite. Il a donc quitté le quartier de Chicago où il vivait avec sa petite famille et ils sont allés s’installer dans un milieu plus confortable. Et blanc. Sauf que Grandad et ses deux petits enfants sont noirs.
Car c’est ça, The Boondocks au départ : la vie de ces trois personnages, issus des quartiers difficiles de la Windy City, dans un milieu qui n’est absolument pas le leur. Cependant ne vous attendez ni à une chronique sociale ni à des tremolos sur la tolérance. Ce strip est une satyre mordante et décomplexée de la culture noire américaine, de la société US en général, et même de la politique. D’ailleurs Aaron McGruder a pris soin que chacun des trois protagonistes représente un archétype afro-américain.
Ainsi Huey, du haut de ses 10 ans, est un militant radical black power, anarchiste, socialiste (au sens US, lire communiste ou à peu près) qui arracherait des sanglots de joie aux Black Panthers. Il doit d’ailleurs son nom à Huey P. Newton, le fondateur du fameux parti. Mais comme on est dans un COMIC strip, l’auteur assaisonne tout cela d’une bonne dose de délire. Notre révolutionnaire en herbe développera donc au fil des strips des théories conspirationistes à propos Père Noël (qui serait financé par la CIA via l’argent de la drogue), ou se préparera à la fin du monde à cause du bug de l’an 2000. Il surtout il portera son regard cynique et misanthrope sur absolument tout, de Star Wars Episode 1 à la guerre en Irak en passant par Condoleeza Rice ou BET (Black Entertainment Television, une chaîne câblée US). Et même si Aaron McGruder l’a toujours nié, on sent quand même qu’il a mis beaucoup de lui (et pas seulement capillairement parlant) dans le personnage. Et s’il n’hésite pas à rire de ses défauts, de sa tendance à aller trop loin, il n’en reste pas moins clair que l’auteur partage pas mal de vues de Huey, seul personnage qui n’est pas uniquement une caricature.
Riley, le petit frère, c’est le pur produit lobotomisé de la culture hip hop. Il se rêve gangsta, s’affublant tour à tour des surnoms Riley Escobar (référence au délire du rapper Nas qui avait pris ce surnom), Riley Ben Laden ou Uday (référence au fils de Saddam Hussein) « parce que tous les bons gangsters et dictateurs sont déjà pris ». Sa grande ambition est d’être « celui qui s’échappera » dans America’s Most Wanted (une émission où on voit la police arrêter des criminels) et en cadeau de Noël il rêve de bling bling. D’ailleurs il ira jusqu’à échafauder un plan pour braquer le Père Noël. Bref Riley est un crétin totalement inculte sauf pour ce qui est du dernier single à la mode et il le revendique. Par ce que ce qui compte par-dessus tout c’est « keepin’ it real ».
Et enfin il y a Grandad, qui représente le conservatisme noir. Il n’aspire aujourd’hui qu’à une paix bien méritée et se satisfait très bien de l’ordre établi, à la différence de Huey. Ordre qu’il entend faire respecter, fort de son sens moral exacerbé. Et éventuellement de sa ceinture. Mais comme tous les grands moralisateurs il a son lot de contradictions et accepte quelques entorses à ses convictions en fonction de ce qu’il peut y gagner, qu’il s’agisse d’argent ou de jambon.
Mais comme dans tous comics trip il y a aussi toute une constellation de personnages secondaires tels que Tom et Sara Dubois. Lui est noir. Elle est blanche. Et ils sont le couple interracial progressiste, démocrates et militants au NAACP (le mouvement des droits civiques en gros) typique. En gros le pendant soft du très hardcore Huey, qui ne manque pas de le rappeler à chaque occasion au malheureux Tom, comme lorsqu’il s’agit de célébrer Kwanzaa (si vous ne connaissez pas c’est normal, on va reparler de ça). Jazmine, leur fille, est aussi la victime récurrente du sale caractère de Huey car étant métisse elle a beaucoup de mal à se situer « culturellement ». Et Huey se fait un devoir de lui rappeler son « héritage africain ». En plus elle est une petite fille normale, naïve et avec des préoccupations de son âge (jouer à la dînette, ou à Autant En Emporte Le Vent) qui ne sont pas du goût de Huey.
Il y a aussi Michael Caesar, originaire de Brooklyn et meilleur ami de Huey qui débarque un peu plus tard dans la série. Il sert surtout à donner la réplique à son camarade, dont il partage certains centres d’intérêt, mais pas l’attitude intransigeante. En gros il sert de modérateur. Mais il a aussi ses idées bien barrées comme trouver un petit ami à Condoleeza Rice (alors secrétaire d’état aux affairer étrangères) pour qu’elle ne veuille plus détruire le monde. Ou organisant avec Huey la cérémonie des Whoopies, célébrant les personnalités noires les plus embarrassantes.
Pèle mêle on peut rajouter Cindy McPherson, petite bourgeoise plus idiote que méchante qui est persuadée que tous les noirs sont rappers ou basketteurs. Ou sur la toute fin de la série Uncle Ruckus, un noir qui déteste les noirs et vénère les blancs, symbolisant la haine que les noirs auraient pour eux même sous l’influence d’une culture euro centrée (cette théorie sociologique existe bel et bien aux Etats-Unis, mais je ne fais ici que la mentionner pour le besoin de mon propos. N’y voyez aucune caution de ma part).
Cette dernière phrase devrait d’ailleurs vous donner une idée de l’aimant à controverse et autres polémiques que fut The Boondocks tout au long de sa publication. Car si le strip donne dans la bonne blague qui fera rire tout le monde en déplorant la nullité de La Menace Fantôme ou en se moquant du fait que 2Pac (un rappeur) continue de sortir album sur album des années après sa mort, il aborde aussi des thèmes plus sérieux. Ainsi la place des noirs dans la société américaine et l’existence et la défense d’une culture noire sont des préoccupations omniprésentes dans la série. Ce point de vue, typiquement américain et communautariste pourra d’ailleurs déboussoler un tantinet le lecteur européen. Mais il faut reconnaître à McGruder qu’il ne perd jamais de vue qu’il écrit une BD et pas un essai de sociologie. Ainsi les thématiques interpellent mais l’humour corrosif est toujours là pour désamorcer tout malaise. Comme par exemple quand Jar Jar Binks, personnage jugé raciste par certains aux USA car parodiant les anciens comiques noirs, a une prise de conscience et devient un militant évoquant les Blacks Panthers (il prend même le nom de Jabari Jabari Binko).
A noter qu’après le 11 septembre l’orientation de la série a aussi un peu changé. Selon les mots de son auteur, d’une série humoristique qui traitait parfois de politique, elle est devenue une série politique qui était parfois drôle. Car McGruder, choqué par l’union sacrée des médias derrière George W. Bush et la vague de patriotisme inconditionnel qui a suivi les attentats, s’est servi de son strip pour jouer les troubles fêtes. Et il l’a fait avec brio. Les vannes sur la pop culture son plus rares (même s’il y en a toujours, rassurez vous) et laisse souvent place à une critique au vitriol de la vie politique US. Quel que soit le bord politique d’ailleurs. Le candidat démocrate malheureux John Kerry fut par exemple une des cibles préférées de l’auteur. Mais ce n’est rien comparé à Donald Rumsfeld, assimilé à Lex Luthor, ou au reste de l’administration Bush. Et bien sûr la guerre en Irak fut une mine pour l’auteur.
Mais malgré ces sujets « sérieux », je le redis, The Boondocks reste très agréable à lire, et surtout léger. Pas de préchi-précha ni de prise de tête en perspective. Au final, le seul détail qui pourrait gêner pour réellement apprécier ce strip, c’est que son humour repose énormément sur des références culturelles qui pourront paraître franchement absconses pour l’européen moyen (Kwanzaa anyone ?). Quand on se moque de Michael Jackson ou Star Wars et ses fans psychopathes, tout le monde peut comprendre. Quand Huey se scandalise que son école s’appelle J. Edgar Hoover Elementary ou que Riley renomme sa rue Notorious BIG Avenue, ça fait encore partie de ce que pas mal de gens peuvent saisir (même si une solide culture générale et hip hop aide bien). Par contre quand Caesar se réjouit que Rush Limbaugh soit un junkie ou que Dick Gepahrdt est comparé à Aquaman (parce que lui non plus on ne sait pas à quoi il sert et on s’en f*** ), ça devient difficile à suivre. Comme si vous faisiez une vanne sur Jean-Pierre Pernaut ou Arlette Laguiller à un américain. Mais heureusement la plupart du temps la blague est assez drôle pour qu’on l’apprécie même sans saisir exactement la référence. Et puis il y a toujours wikipedia (et pour les paresseux Rush Limbaugh est un ultra conservateur moraliste et Dick Gephardt un candidat malheureux à l’investiture démocrate).
Au niveau du dessin on peut passer assez vite. Disons que McGruder fait du bon travail, avec des designs réussis et surtout des personnages expressifs. Son story telling et son sens du rythme sont irréprochables. Mais, comic strip oblige, on n’a rarement l’occasion de rester scotché. N’est pas Bill Watterson (Calvin & Hobbes) qu veut. Par la suite McGruder s’est fait remplacé au dessin mais la qualité n’en a pas pâti. Il faut dire que passé les premières années le dessin s’est pas mal simplifié, notamment en termes de composition, tandis que l’accent était encore plus mis sur les dialogues.
The Boondocks est donc un strip percutant, politiquement incorrect, très bien écrit et qui a parfaitement su résister aux années. Son humour corrosif est intemporel, et sa galerie de personnages accroche le lecteur dès les premiers gags. Plusieurs recueils sont disponibles. Les plus intéressants sont les Treasury Editions A Right To Be Hostile (1999-2002), Public Enemy #2 (2002-2004) et All The Rage (2004-2006). A noter que ce troisième volume contient des interviews de l’auteur extrêmement pertinentes pour cerner sa personnalité et son œuvre. Mais le plus beau, c’est surtout que l’intégralité du strip et disponible GRATUITEMENT et dans la légalité la plus totale sur le site Gocomics. Alors n’hésitez pas et découvrez le monde selon Huey Freeman…
Le lien pour lire tout The Boondocks :
http://www.gocomics.com/boondocks/1999/04/19