Cela faisait dix ans que l'on avait pas vu le Sandman revenir avec une nouvelle série, depuis Endless Nights précisément. Alors quand celui-ci repointe le bout de son casque mortifère, avec qui plus est une préquelle de la série principale, c'est forcément un petit événement en soi. Mais l'exercice de donner un nouveau point de départ à une série culte peut être très périlleux, et c'est non sans crainte que l'on se lance dans sa lecture.
Régulièrement cité parmi les plus grands auteurs contemporains de comics (et même au-delà), Neil Gaiman a conceptualisé son écriture au sein même de ses œuvres. Quand il écrit, on retrouve souvent un niveau de lecture qui est une réflexion sur son acte créatif même. Ainsi, quand il offre à son œuvre magistrale un nouveau début, il en connait les écueils. Quand on imagine un point de départ, c'est que cela fait sens par rapport à l'œuvre en général. Une préquelle est donc bien plus compliquée à écrire qu'une suite, et peut mettre en péril la perception de l'histoire dans sa globalité. On peut toujours proposer une nouvelle fin, puisque par définition le futur est malléable. Le passé quant à lui est fixé, horriblement ancré dans une immuable réalité qui définira à jamais ce qui est arrivé. Mais Gaiman, avec son esprit retors (la perfide Albion, tout ça), retourne cette difficulté et en profite pour faire une métaphore sur l'acte créateur.
Sandman s'ouvre sur l'Entité du Sommeil enfermée, plongée dans un état léthargique qui a tout de la mort. Il en ressortira en brisant sa prison où il se tenait en position fœtale, l'allégorie de la naissance était évidente. Tout le long de la série, les nombreux personnages qui avaient auparavant rencontré cet être surpuissant disaient combien ils avaient changé, qu'il n'était plus le même depuis sa seconde venue au monde. Il fallait donc pour l'auteur déterminer qui était le Sandman auparavant, pourquoi il était tant craint. Car si celui que l'on connaissait n'était pas forcément le personnage le plus chaleureux que l'on ait pu croiser, il faut reconnaître que celui présent dans Sandman : Overture verse dans l'antipathie la plus totale. Il ne montre jamais une once d'humanité. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il apparait en premier lieu dans le rêve d'une plante. Son calvaire va le rapprocher des êtres humains par une version encore plus perverse du syndrome de Stockholm. Pour le moment, il ne les considère que comme une partie de sa fonction. Certes, on pourrait rétorquer qu'il a aimé Nada (voir La Saison des Brumes), mais quand on voit comment il a traité celle-ci, on comprend que ce n'était pas vraiment d'amour dont il était question.
Une fois que le personnage est défini, il fallait pour son créateur le mener vers sa perte. En effet, cette série est là pour nous amener vers le moment où un simple amateur de sciences occultes aura réussi à l'annihiler. Le jeu de mot du titre nous pointe déjà dans cette direction, la fin dans l'ouverture. C'est ici que Neil Gaiman théorise sur son art. L'acte de création est un acte de destruction, pour que le personnage puisse renaître, il faut qu'il meurt, pour pouvoir créer une œuvre, il faut d'abord détruire ce qu'il l'a précédée, les préconceptions que l'on a et qui sont la sommes des influences qui nous forment. Toute œuvre novatrice (et Sandman l'est sans conteste) est celle qui s'affranchit du poids de ses aînées. Ainsi, on nous annonce cette mort allégorique dès la scène d'ouverture et ce cri funeste qu'il entend. Le Destin n'est pas ici pour rien, la suite des événements a déjà été écrite, au figuré comme au propre, le Rêve ne peut donc pas échapper à ce qui arrive.
Cependant, si la réflexion est plus qu'intéressante et riche, elle est aussi un handicap narratif. En effet, Gaiman use et abuse de ses figures de style au point d'en alourdir le propos. Ainsi, si le sous-texte est subtil, il va le faire ressurgir dans son récit de manière beaucoup trop présente. Le défaut de l'écrivain est presque qu'il écrive trop bien, ou du moins qu'il veut trop le démontrer. Ainsi, l'auteur d'American Gods n'est jamais aussi bon que quand il modère ces démonstrations de maîtrise stylistique par un scénario riche et finement ciselé. Pour couper net, ici Neil Gaiman fait le beau. C'est un manifeste à son talent. Le problème, c'est que l'on en doutait pas et qu'il n'avait certainement pas besoin de faire patiner ce début. Car les événements se mettent en place, comme des pièces sur un échiquier de taille cosmique, mais encore plus lentement que lorsque Michael Bay (dont on conseille la vision de Pain & Gain, si si) fait un plan sur le drapeau américain. Il nous prépare une explosion mais s'amuse à tresser la mèche de la bombe. Quand on sait la série limitée en six chapitres, on ne ressent pas l'urgence qu'impose ce format.
Tout n'est pas à mettre sur le compte de son goût trop prononcé pour le show-off. On sait que le scénariste est toujours dans la démonstration, mais il est ici aussi dans la contemplation. Car il n'est pas le seul poids lourd dont le nom est présent sur la couverture. J.H. Williams III l'accompagne, et de la plus belle des façons. Le britannique est un scénariste qui adore le travail de ses dessinateurs (ce qui n'est pas le cas de tous les auteurs, on pense à un certain barbu). Il va donc lui offrir un terrain de jeu sans précédent. Offrant à l'auteur de Batwoman une succession de scènes où il peut créer des compositions qui explosent de maîtrise technique et de science de l'art séquentiel. Williams est lui aussi un théoricien de son art (il a probablement lu tout Will Eisner et Scott McCloud), et pousse les limites de la narration graphique dans de nouvelles directions. Le nombre de scènes aux aspects de "tours de force" sont impressionnantes.
Parmi elles, on peut citer ce subtil jeu sur le crayonné et les cases entièrement finies qui s'installe lors du dialogue entre le Sandman et George Portcullis. Le domaine où ils se trouvent est une création du Marchand de Sable qui est dans les territoires à l'orée du rêve, si bien qu'elles n'ont qu'une consistance très ténue. Pour traduire cela en langage graphique, Williams ne remplie les cases que lorsque le Sandman est présent à l'image, démontrant qu'il est l'essence même de ce lieu. Nous pouvons aussi remarquer ce quadruple feuillet qui s'ouvre sur le Dieu des Rêves accompagné de ses multiples itérations, où chacun de ses "lui" est dessiné d'une façon différente, référençant d'autres artistes dont le style est évocateur (il arrive tout de même à faire le grand écart entre Jack Kirby et Maurice Sendak en une seule page). Cette technique ne lui est pas inconnue puisqu'il en avait déjà usé sur Batman - Le Gant Noir.
Même si Sandman : Overture est une préquelle, elle ne se découvre pas sans avoir auparavant lu Sandman tant elle lui est liée et que les références s'interpénètrent. La version du fan-service de Neil Gaiman (comme la présence du Corinthien ou d'autres clins d'œil plus subtils) l'atteste. C'est donc à ses lecteurs de longue date qu'il s'adresse, et heureusement puisqu'il faut être habitué à son écriture pour ne pas être rebuté par ce titre où il ne se passe finalement pas grand chose pour le moment. Mais chacune de ces pages est un tellement étalage de talent de la part des deux auteurs qu'ils en viennent à forcer le respect. C'est ironiquement ce qui rend ce titre frustrant tant celui-ci semble en démonstration perpétuelle au lieu de servir une histoire. Un faux pas que l'on espère corrigé dès le numéro suivant.