Après le succès colossal de Scott Pilgrim, son auteur Bryan Lee O'Malley a gagné une toute nouvelle popularité. Ce qui a d'autant plus augmenté l'attente autour de sa nouvelle œuvre, Seconds, un graphic novel généreux qui a débarqué chez Ballantine Books porteur de belles promesses. Autant prévenir tout de suite, cela n'a rien à voir avec la BD qui s'est vu adapter au cinéma par Edgar Wright, et tant mieux !
Si Scott Pilgrim avait su séduire par son condensé de pop culture qui explosait dans tous les sens, on rentre ici dans une aventure qui prend un chemin bien différent, bien plus intimiste. On découvre ainsi Katie, jeune chef qui a déjà connu le succès grâce à son établissement Seconds. Seul petit problème pour elle, c'est que ce restaurant aussi fameux soit-il ne lui appartient pas vraiment. C'est donc pourquoi elle veut se servir de sa notoriété pour enfin ouvrir un restaurant à son nom, qui soit à son image et dont elle serait seule dirigeante à bord. Surtout qu'autour d'elle, tout à tendance à partir à vau-l'eau, elle a fait fuir son grand amour Max, elle habite dans une petite chambre au-dessus du Seconds et elle se tape son cuistot, pas vraiment ce qu'il y a de plus conseillé pour éviter les crises mélodramatiques. Le cœur de ses soucis, c'est qu'elle commence à se rendre compte qu'elle est adulte. C'est là la véritable différence avec l'œuvre précédente de Bryan Lee O'Malley, là où Scott Pilgrim apprenait à devenir adulte, Seconds apprend à l'être. Car on ne se rend pas forcément compte que l'on est rentré dans l'âge de raison, aucune porte n'est là avec comme écriteau : "passez cette porte et laissez votre enfance sur le côté".
Les responsabilités, accepter le poids de ses actes et réagir en conséquences, tant de choses qui font fuir Katie. Cette aficionados de la fuite en avant va d'ailleurs découvrir un moyen bien pratique pour ne pas assumer ses erreurs et changer le monde selon ses désirs, des champignons magiques qui permettent de réécrire ce que l'on a fait de travers. C'est à ce moment-là, après nous avoir fait faire le tour du propriétaire en nous montrant les différents personnages avec autant de tranches de vie toutes plus justes les unes que les autres, que l'auteur va verser dans la fable fantastique, une allégorie métaphysique porteuse d'une morale universelle, comme si le conte philosophique s'était fait bande dessinée sous les crayons habiles du créateur canadien. Si cette morale est assez évidente pour peu que l'on ne lise pas cette œuvre comme une simple histoire sous hallucinogènes (rappelez-vous, les champignons) et la conclusion n'est pas vraiment une surprise. Mais ce qui est important ici, c'est comment on y parvient, les prises de consciences successives qui animent Katie, qui se révèle être très persistante quand il s'agit de fermer les yeux sur ses propres fautes. Si l'histoire peut avoir un fond assez sombre, Bryan Lee O'Malley a l'intelligence de le traiter sur un mode léger, distillant des dialogues savoureux avec le même doigté qu'un chef étoilé.
Si l'histoire en soit a un déroulement assez convenu (enfin, pour une histoire qui comporte des esprits familiers, des champignons magiques et des univers parallèles, pour ce dernier point, on vous laisse le découvrir à la lecture), la narration toute en tact et en subtilité avec laquelle l'auteur porte son récit en fait tout le sel. Les personnages sont irrémédiablement attachants, que ce soit Andrew, Hazel et surtout Katie, ils sont terriblement vivants parce qu'ils sont faillibles. Ils sont humains, en somme. C'est ce que va leur apprendre cette histoire, l'important n'est pas de ne jamais faire d'erreur ("l'erreur est humaine", ça vous dit sans doute quelque chose, non ?), mais de reconnaitre quand on en fait une et d'en accepter la responsabilité. L'humour comme fer de lance, O'Malley arrive à nous réconcilier avec les fables porteuses de morales en évitant de la rendre moralisatrice et en nous faisant rire de tout, et surtout des drames humains.
Si l'écriture est délicate et pleine d'intelligence, la partie graphique n'est pas en reste et l'auteur met un point d'honneur à soigner un découpage où rien n'est jamais laissé au hasard. La narration est fluide et claire, les cases se succèdent alors que l'on dévore l'histoire, les pages se tournent et on ne prêterait presque plus attention aux merveilles d'intelligence graphique qui sont ici déployées, preuve ultime de la finesse avec laquelle il mène son histoire. Surtout, tout fait sens, des indices sont jetés éparses et ne prennent un sens que rétroactivement dans cette fresque épique qui tient dans un restaurant. Comme si l'univers tout entier était ici contenu et qu'il se lovait dans chaque recoin de cette cuisine où l'on se sent bien, avec des personnages plein de vie. Sur la jaquette, Guillermo del Toro met d'ailleurs bien l'accent sur cette dualité qui habite ce Seconds, entre un récit profondément attaché à l'humain et ses angoisses de vieillir, et la description d'une aventure qui s'ouvre sur des horizons bien plus lointains. Le dessinateur jongle avec les niveaux de lecture sans jamais être trop lourd ou maladroit, un travail maîtrisé de bout en bout.
Seconds est un graphic novel d'une intelligence rare mais qui fait comme s'il ne racontait qu'une petite histoire anecdotique. Malin jusqu'au bout, Bryan Lee O'Malley sait bien que son message ne se doit pas se transmettre au détriment de son histoire, et il les interconnecte de façon si subtile et organique que l'on ressort de cette lecture avec le sentiment d'avoir passé un bon moment tout en ayant reçu un message des plus justes. Une œuvre incroyablement riche et complexe mais qui se laisse déguster avec gourmandise, comme un plat que Katie aurait pu servir.