Aux dernières nouvelles, c'est l'interprétation de Luke Cage par Mike Colter dans Jessica Jones qui avait poussé Marvel Television à avancer la venue de l'homme indestructible sur Netflix. Une accélération qui ne sauve pas la série de Cheo Hodari-Coker de la troisième position : après deux saisons de Daredevil et une de Jessica Jones, le Marvel Cinematic Universe "adulte" de Netflix commence à trouver ses limites. Ce qui n'empêche pas ce troisième show d'être bourré de qualités.
La première, indéniablement, sera la musique. La série s'ouvre d'ailleurs sur un écran noir de quelques secondes, où l'ont peut déjà profiter d'un morceau de hip-hop old-school. Et le quatrième art ne quittera jamais Luke Cage, lui qui a l'habitude de coller des écouteurs dans ces indestructibles oreilles ou de rendre visite à un certain Cottonmouth, gangster niché dans son luxueux club, le Harlem's Paradise. Tout comme Harlem, le quartier qui sert de lieu d'action à la série, la musique est donc un personnage à part entière dans Luke Cage, et l'aide réellement à se distinguer des deux séries précédentes. Du nom des épisodes - qui reprennent les titres des pistes les plus célèbres de Gang Starr - aux environnements en passant par de nombreux clip-show, la série régale ainsi nos oreilles. Mieux, le travail sur la musique, qu'elle soit bande-son originale ou morceaux de hip-hop classiques comme modernes, renforce souvent le propos de la série, et donne en tous cas une vraie singularité à certaines séquences, dans lesquelles les compositeurs Ali Shaheed Muhammad et Adrian Younge s'inspirent du travail du génial Ennio Morricone pour donner au show l'ambiance d'un western urbain.
La comparaison avec le maître italien se fera d'ailleurs à plus d'un titre, puisque Luke Cage va baigner dans une ambiance qui rappelle souvent les films de Quentin Tarantino, auquel Morricone offrait une superbe bande-son cette année dans The Hateful Eight. Il faut dire que Coker et le réalisateur de Pulp Fiction ont un certain nombre de références en commun, et qu'ils digèrent l'ensemble de la Blaxploitation d'une manière assez similaire, située quelque part entre une radicale modernité et un respect total des classiques. A ce propos, d'ailleurs, les références de Luke Cage aux artistes les plus célèbres de la Blaxploitation sont nombreuses. Et Coker a tôt fait de transformer ces hommages en une véritable révérence aux plus illustres auteurs, sportifs et intellectuels noirs, qui renforce le propos politique de la série, mais lui donne également un gros côté verbeux. Le name-droppping est en effet aussi intense que dans un film de Tarantino, justement, et les non-initiés pourraient bien décrocher. On préfèrera cependant voir le verre à moitié plein, et penser que les hommages de Coker inciteront le public à se cultiver, ou du moins, à se renseigner. Dans tous les cas, cette matrice de références à la culture noire-américaine fait de Luke Cage un vrai joyau de représentativité.
Celle-ci ne passe pas uniquement par les références et les hommages, d'ailleurs, mais également par le casting, puisque Luke Cage peut compter sur une distribution assez incroyable d'acteurs noir-américains, qui souvent, ont vécu à Harlem - c'est d'ailleurs le cas de Mike Colter. Étant moi-même blanc, je n'oserais pas m'avancer sur la sincérité et le réalisme des situations ou des personnages dépeints par les premiers épisodes du show, mais Luke Cage semble construire un propos politique intéressant sans jamais forcer les comparaisons avec l'actualité et tout en portant un regard bienveillant sur tous ses protagonistes, y compris les plus criminels d'entre-eux. A ce titre, la série peut compter sur une galerie de personnages tous aussi passionnants les uns que les autres, qui profitent d'une écriture assez solide - parfois presque trop, mais nous y reviendrons. C'était là l'une de qualités de Daredevil et de Jessica Jones, mais on aurait tendance à considérer que Luke Cage propose, ainsi, des protagonistes plus savoureux encore.
Mais étrangement, on ne retiendra pas Mike Colter en premier. Toujours aussi efficace dans le rôle, l'acteur nous offre en effet une performance (pour le moment) trop monolithique. A sa décharge, l'écriture joue dans ce sens en présentant Luke Cage, dans le passé comme dans le présent, comme un bonhomme qui a bien du mal à exorciser ses démons. Bien heureusement, face à lui, on retrouve un Mahershala Ali très groovy, qui succède avec brio aux géniaux Vincent d'Onofrio (Wilson Fisk) et David Tennant (Kilgrave). Très musical lui aussi, son personnage, le vilain Cottonmouth, sera l'une des attractions de la série, et il creuse toujours un peu plus l'idée d'une proximité intime entre le héros et son antagoniste, qui se dessinait déjà dans Daredevil et Jessica Jones. On s'attache également beaucoup à Simone Missick et sa Misty Knight, parfaite pour ramener un peu d'humour - et quelques jolis éléments de réalisation - dans la série. Alfree Woodard, qu'on avait déjà vu à l'œuvre dans Civil War (dans un autre rôle, toutefois), Theo Rossi et le génial Frankie Faison sont également séduisants, mais la palme du meilleure second couteau ira tout de même à Frank Whaley (le célèbre Brett "quoi ?" de Pulp Fiction), qui incarne ici un flic New-Yorkais des plus fringants.
Ce dernier personnage nous mène d'ailleurs vers l'écriture, puisqu'il convoque des archétypes venus des cop shows et une intrigue qui n'a pas usurpé sa comparaison (faite par Coker lui-même) avec The Wire. C'est un fait, Luke Cage est une série plutôt très bien écrite, qui ne tombe pas dans les approximations narratives dont Daredevil mais surtout Jessica Jones faisaient parfois usage. Les deux premiers épisodes, écrits par le showrunner, nous le montrent bien, et sont d'ailleurs un vrai condensé de ce qui vous attend par la suite : des épisodes solides, mais très, voire trop scolaires. Ainsi, les exercices de styles seront nombreux, et les constructions narratives bien senties, mais rien ne nous surprendra jamais vraiment. S'il faut reconnaître que tous les scénaristes ont un sens assez impressionnant des métaphores et des images, leur écriture manque d'un peu de piment, d'enjeux ou de rythme. Un constat qu'on pourrait expliquer de plusieurs manières. Rappelons tout d'abord que notre personnage est indestructible, ce qui limite radicalement les menaces. Par ailleurs, Luke Cage est aussi solitaire que taciturne - du moins, dans ces premiers épisodes - ce qui aura tendance à l'isoler dans une prison narrative qui manque cruellement de réjouissances. Moralité : seul un joli travail d'écriture sur le concept de "hero for hire" nous sauvera d'un style très académique.
Mais surtout, il convient de le rappeler, les séries Netflix se prennent très au sérieux. Et ce qui était il y a quelques mois encore une qualité commence vraiment à devenir un défaut pour les séries Marvel de la plateforme. En effet, il devient vraiment pénible de devoir repasser par toutes les étapes de ce qu'on pourrait appeler le "voyage du héros Marvel" : comme Daredevil, Luke Cage est en conflit avec sa condition de héros. Comme Jessica Jones, il craint ses pouvoirs. Comme Matt Murdock, il est très proche de sa némésis. Et comme le Punisher, il bouscule la morale des habitants de New-York. Les exemples sont nombreux, et pour ne pas le dire autrement, usants. Pour l'anecdote, j'avais un temps prévu de défendre ses écarts en invoquant les codes du super-héros (immense tarte à la crème, j'en conviens), mais j'ai changé d'avis lorsque la série nous a offert un énième dialogue entre un pro- et un anti-vigilante, cinq mois après Civil War, et six après la seconde saison de Daredevil. Dans le même ordre d'idée, si l'ambiance sonore de Luke Cage le sauve de la comparaison avec ses pairs, son esthétique ne diffère pas radicalement des séries précédentes, et en étant mauvaise langue, on pourrait dire que là où Daredevil baignait dans une lumière rouge et Jessica Jones dans une ambiance violacée, Luke Cage éclaire tout à l'ampoule jaune et se passe intégralement sur des murs verts. Sur le plan visuel aussi, on ressentira donc une vraie fatigue.
Heureusement, on retrouve également l'un des aspects les plus appréciables des séries Marvel par Netflix : leurs moyens. Si les explosions et certains décors sonnent toujours faux, les épisodes, globalement, sont très bien réalisés, et sont stimulés par l'écriture du show, qui malgré son académisme, incite les metteurs en scène à des effets divers et variés. On pense notamment à une Misty Knight qui "revit" une scène de crime ou à des clip-show très bien montés et des parallèles visuels plutôt bien sentis, qui donneront à Luke Cage un certain cachet. En revanche, difficile de juger la mise en scène de l'action - assez brillante dans Daredevil - puisque les premiers épisodes s'avéraient finalement très calmes, à quelques coups de canapés (si si) près. Une réalisation de bonne facture qui toutefois, n'ajoute pas à Luke Cage les épices qui lui manquent, parfois cruellement. En effet, la mise en scène ne transcende que rarement le propos, et souffrira donc du rythme assez planant imposé par l'écriture et un personnage principal à l'image de ses pouvoirs : indestructible, et donc inamovible.
De passage à Paris il y a quelques jours, Mike Colter nous avouait qu'il avait passé des mois entiers à s'inquiéter du futur showrunner de la série Luke Cage, personnage qu'il avait eu le temps d'introduire dans la série Jessica Jones. Libéré par l'annonce de Cheo-Hodari Coker à la barre, l'acteur avait enfin pu souffler, et on le comprend. L'ancien journaliste apporte beaucoup à la série, nourrie par son amour sincère de l'univers Marvel (qui se déploie plus que jamais dans ses premiers épisodes), ses connaissances musicales et son profond respect pour les grands noms de la culture noire-américaine. Trois influences majeures qui donnent à Luke Cage une vraie patte, et qui mêlées aux qualités des séries Marvel de Netflix (une écriture, une réalisation et des interprétations solides), font de cette sortie une nouvelle réussite.
En revanche, de l'autre côté de la pièce, on retrouve tous les défauts des séries super-héroïques de la plateforme de streaming : les thèmes commencent à tourner en rond, les structures narratives et les directions artistiques se répètent et l'intrigue semble une nouvelle fois partie pour s'étirer sur de trop nombreux épisodes, même s'il faudra attendre un binge watching en bonne et due forme avant de juger définitivement la série. Vous l'aurez compris, si le show aurait mérité un peu plus d'énergie et de réjouissances, son humilité force le respect et nous offre, peut-être pour la première fois depuis Blade, un grand héros afro-américain - et dans le paysage audio-visuel hollywoodien, ce n'est pas une petite victoire.
Critique réalisée d'après les six premiers épisodes du show, qui débutera demain à 9 heures sur Netflix !