Au bon ou au mauvais moment, pour les bonnes ou les mauvaises raisons, il y a des œuvres qui vous marquent. Et assurément, une histoire comme The Dark Knight Returns à le potentiel pour vous scotcher. Surtout si comme moi, vous la découvrez à un âge un peu précoce. Et encore plus quand il s'agit de votre premier comic book, que vous découvrez par hasard dans une médiathèque poussiéreuse alors que votre imaginaire s'est à peine arrêté sur Batman : The Animated Series - j'imagine que vous pouvez facilement imaginer le choc. D'ailleurs, tout comme un Alien ou les illustrations de John Blanche, les dessins de Miller et son Batman m'ont valu quelques cauchemars avant de se faire une place confortable dans mon cœur et mon esprit.
Rien d'étonnant, puisque l'œuvre originale, parue en l'an de grâce 1986, mettait en scène un contexte dystopique dopé au style viscéral de Frank Miller et peuplé de vilains aux dents limées. Sans même parler du char d'assaut qui sert ici de Batmobile à notre héros - quand on sort tout juste de l'élégante simplicité du trait de Bruce Timm, la différence est énorme, encore une fois. Mais depuis cette première rencontre, ma relation à The Dark Knight Returns a bien évolué. Elle a même pris en compte la controverse derrière l'œuvre de Miller, et sa suite mal-aimée, The Dark Knight Strikes Again. Mais malgré les années, la maturité et un paquet de relectures doublées d'une savante analyse, rien n'y fait : je suis toujours fasciné par la version Dark Knight de notre Chevalier Noir, la plus extrême qui soit, sans doute.
J'avais donc accueilli l'arrivée d'un troisième chapitre avec beaucoup d'entrain en 2015. Mais deux ans, neufs numéros et une jolie préquelle (le très bon The Last Crusade) plus tard, il est temps de faire un bilan. D'autant qu'aux Etats-Unis, la conclusion de la série co-écrite par Frank Miller et Brian Azzarello et dessinée par Andy Kubert aux côtés de Klaus Janson ne semble pas avoir fait grand bruit.
Et pourtant, il y a tant à dire. Car en neuf single issues et leur mini-comic books attitrés, nous sommes passés d'une continuation jouissive et un rien nostalgique de The Dark Knight Returns à une œuvre complète, qui délivre un commentaire des plus francs sur notre société, ses paradoxes et ses vices, sans sacrifier le côté sulfureux que Miller a eu le temps d'instaurer en l'espace de trente ans. On le sentait dès le titre, d'ailleurs, qu'on pourrait traduire par "la race des seigneurs" ou plus explicitement "la race supérieure". Première provocation et première référence pour ce Dark Knight III, qui faisait ici un clin d'œil appuyé à Bernie Krigstein, l'un des illustrateurs préférés de Frank Miller, avant tout connu pour son histoire courte parue en 1955 dans le magazine Impact d'EC Comics intitulé "Master Race" - plus clair tu meurs.
Cette histoire de huit pages, publiée seulement dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale propose une intrigue psychologique de haute-volée qui voit un ancien prisonnier des camps de concentration tourmenter un criminel de guerre nazi caché aux Etats-Unis. Un sujet qui témoigne de la richesse des comic books juste avant l'arrivée des règles d'auto-censure qui seront instaurées par le Comics Code, et qui démontre les talents narratifs de Krigstein qui, dans son récit, brouille toujours les pistes : nous ne savons pas qui est l'ex-victime et l'ex-bourreau avant quelques pages, et plusieurs passages sont laissés à l'interprétation des lecteurs. Un peu à la manière de la saga The Dark Knight, pleine d'antagonistes mais pas assez avare en vrais vilains. On pourrait d'ailleurs rapprocher le lien étrangement intime entre les deux personnages de Master Race de celui qui unit Batman au chef du gang des Mutants lorsqu'il décide de l'affronter au corps à corps dans le premier The Dark Knight Returns. Ou encore à l'opposition entre notre Chevalier Noir et Superman, qui questionne toujours la philosophie et les méthodes des deux héros.
Mais revenons à The Master Race dans son incarnation la plus super-héroïque. Elle commence donc comme un rappel des plus cathartiques à l'original, dans des planches et des dialogues qui renvoient directement aux premiers faits d'armes de Miller sur Batman. Tout au long de la série, d'ailleurs, nous aurons droit à des moments typiquement Dark Knightesques, dont un "face caméra" des plus expressifs de la part de Batman à l'encontre de ses adversaires, les Kryptonniens libérés de Kandor, des extrémistes menés par un certain Quar. Mais bien heureusement, la série ne se limite pas à quelques moments de bravoure délicieusement borderline.
On y trouve aussi une relation réinventée entre Batman et Superman, ce qui est particulièrement précieux à l'échelle de la bibliographie de Frank Miller, qui a toujours opposé les deux personnages. Cette fois, et on doit peut-être ce rapprochement à Brian Azzarello, les deux héros vont collaborer, et la beauté de leur alliance n'est que renforcée par leur passé houleux, que le lecteur a forcément en tête en découvrant les pages de The Master Race. Et encore plus depuis la sortie d'un Dark Knight Returns édulcoré dans les salles, que l'on connaît tous sous le titre de Batman v Superman. D'abord savants, les dialogues entre les deux personnages deviennent savoureux au fil des numéros, et étendent habillement l'arc du duo, là où on s'attendait à le voir stagner dans une mini-série publiée pour banquer sur l'énorme fanbase de Miller et l'aspect irrévérencieux de son Batman.
Et sans se mettre les fans à dos où déroger à l'esprit provocateur de The Dark Knight, son troisième opus a justement le bon goût de faire avancer l'histoire imaginée il y a trente ans de cela par Miller. Dans une direction des plus surprenantes, qui plus est. En embrassant les irrévérences en tous genres dans un premier temps, Miller et Azzarello ont en effet pu mener leur histoire vers des territoire inconnus. Comme si les deux auteurs avaient voulu jouer avec l'héritage controversé de cet univers pour mieux nous surprendre. Et leur plan a fonctionné, d'après le neuvième numéro de la mini-série, qui n'est pas le dernier carré épique et violent qu'on aurait pu imaginer, mais une ouverture particulièrement lumineuse vers des horizons inédits, qui relèvent plus de l'optimiste Batman : Year One que du dystopique Dark Knight Returns original !
Et The Master Race #9 est à mon sens le numéro le plus important de la série, tant il met en perspective ses aînés et le surprenant travail de fond de Miller et Azzarello, bien caché derrière la provocations et les planches à couper le souffle d'Andy Kubert. C'est d'ailleurs dans ce final qu'on comprend que The Master Race est finalement une histoire dédiée à Superman avant d'être une histoire de Batman. C'est dans cette conclusion qu'on saisit l'immensité du paradoxe qui anime le Chevalier Noir de Miller. C'est dans ce dénouement que l'intrigue de ce troisième chapitre prend tout son sens et commente non seulement notre monde, mais aussi l'industrie des comics.
Toujours obsédé par l'idée de censure et d'une industrie formatée, Frank Miller démontre avec la fin de The Master Race qu'il est capable de vendre un comic book sur une idée et d'en dérouler une autre, radicalement différentes, dans ses pages. Moralité, la véritable histoire de ce troisième volet rappelle le parcours de ces jeunes hommes et femmes qui décident de quitter leur quotidien pour s'enrôler auprès d’extrémistes qui jouent sur l'importance de leurs origines et de leurs appartenances. Ai-je besoin d'insister ? Je vais plutôt faire confiance aux designs très explicites d'Andy Kubert pour les Kryptoniens de Quar, que Superman va devoir affronter dans l'espoir d'arracher Lara, sa fille, des mains de ces terroristes - le mot est lâché. Une métaphore des plus actuelles, qui aurait facilement pu virer au racisme primaire, lui qui semblait attirer Frank Miller après le 11 septembre 2001, le début de sa propre traversée du désert.
Mais armé d'un optimiste renouvelé, d'un compagnon de route peut-être plus nuancé, d'une plume toujours aussi acerbe mais jamais idiote et d'une réflexion sur sa propre bibliographie - chaque numéro rappelle une œuvre culte du bonhomme, en témoigne la représentation des Amazones à la 300 - Frank Miller nous a offert un final des plus satisfaisants.
D'abord parce qu'il inverse habilement les rôles : l'auteur avait déclaré que la réalité de Donald Trump était plus dystopique que la dystopie de The Dark Knight Returns, et il décide donc de raccrocher son récit à quelque chose de plus lumineux et inspirant. Après tout, puisque nous vivons une dystopie, il convient de donner aux gens les moyens de la comprendre et de se défendre, et c'est ce que font Miller et Azzarello en taclant régulièrement le président américain et en livrant des dialogues qui résonneront dans le cœur de tous les amoureux de la liberté. Ensuite, parce que ce final n'hésite pas à ouvrir une porte de sortie. C'est assez commun dans le monde de The Dark Knight Returns, mais le traitement de l'ouverture - en forme de double legacyquel - diffère juste assez des deux premiers chapitres pour nous promettre un avenir plein d'espoir, malgré les horreurs qui nous guettent au quotidien.
Comme si Miller se servait de sa dystopie personnelle - des mots durs et une traversée du désert bien trop longue - pour enrichir le propos de son Dark Knight III - The Master Race, qu'on pourrait résumer ainsi : "La haine, j'en suis revenu. Mon Batman aussi. À votre tour maintenant." - une sacré rédemption pour Frank Miller, qui aurait très bien pu finir persona non grata du monde des comics et nous priver ainsi de son génie pour le restant de ses jours. Bon retour parmi nous, Frank.