Ce n'est pas tous les jours que nous avons l'occasion de parler d'un titre Image dessiné par un petit gars bien de chez nous. Ni même de discuter avec lui de sa co-création. Et encore moins de retrouver l'un de nos interviewés préférés à cette occasion ! Et pourtant, tous ces critères sont réunis aujourd'hui.
Galaad : Je crois que je vais aller à l'encontre de notre réputation ! Ça c'est très bien passé, et je dois dire qu'avec ces deux dernières années passées aux côtés de Sebastian et Image, mon anglais s'est beaucoup amélioré, et je me sens beaucoup plus à l'aise à l'idée de faire des interviews ou de contacter des gens dans la langue de Shakespeare. Mais c'est vrai que nous ne sommes pas les meilleurs en langues vivantes. Pour ma part j'ai appris l'anglais seul, parce que je voulais lire Tolkien en version originale quand j'étais ado. Et bien sûr, ça m'aide d'avoir une épouse traductrice !
Nous vivons dans un monde connecté et je pense que nous nous devons d'apprendre d'autres langues. Je sais que je veux que mon enfant parle plus que le français. Il a seulement deux ans mais il regarde déjà Majo no takkyuubin (Kiki la Petite Sorcière) en version japonaise.
Mais travailler avec une maison d'édition de comics, ça amène forcément quelques défis quand vous ne savez pas exactement comment les comics sont faits. J'ai dû apprendre des termes comme IOD, FOC, TPB, retail, direct market et tous ces concepts que nous n'utilisons pas en France et ça peut être très troublant parfois. Je me souviens d'avoir demandé à notre directeur marketing : "c'est quoi un FOC déjà ?" et ça sonne vraiment comme quelque chose d'impoli... Donc je me suis senti mal à l'aise sur le moment ! Mais l'équipe d'Image s'est montrée très à l'écoute et m'a soutenu à toutes les étapes du processus. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point ils sont professionnels et pro-actifs. Et je dis ça en ayant travaillé pour de très grosses entreprises.
• Parlons maintenant de toi, Sebastian. Lors de notre dernière interview, on parlait d'éditer des comics. Maintenant tu en écris. Scales & Scoundrels est d'ailleurs ta seconde série cette année. Du coup je me demandais si tu pouvais nous toucher un mot de ton expérience, d'éditeur à auteur !
Sebastian : Quand on avait discuté il y a maintenant presque deux ans de cela, j'avais déjà un an d'expérience en tant qu'éditeur free-lance, mais je sentais que ça pouvait me claquer dans les doigts à tout moment. Je bossais énormément, sur des tas de projets différents, car j'avais peur de manquer un job qui serait "LE JOB". Et je crois que c'est une maladie que les éditeurs free-lance connaissent bien : ils en prennent un maximum tant qu'ils peuvent, car ils ont peur que le filon s'épuise.
Donc tout ce travail d'éditeur me rendait très occupé, mais dans ma tête trottait toujours l'idée, ou du moins le désir d'écrire quelque chose moi-même, juste pour expérimenter ce côté-là de la chose. Avec mon co-scénariste, le co-créateur de Shirtless Bear-Fighter, Jody Lehup, on venait de finir cette aventure donc j'avais envie de quelque chose de nouveau. J'avais réussi à arranger ma routine pour écrire et je n'avais pas envie d'abandonner. Donc j'ai commencé à explorer des concepts et des scénarios à moitié écrits avec lesquels j'avais joué au fil des ans, et c'est pile à ce moment-là que j'ai rencontré Galaad et qu'on a commencé à discuter !
• Justement, Galaad. Je crois que tu es le seul artiste français qui travaille mensuellement sur une série Image. Donc à part l'aspect linguistique des choses, je me demandais qu'est-ce que tu ressentais à propos de tout ça ! Un mélange de pression et d'excitation, j’imagine ?
Galaad : Travailler chez Image, c'est autant un rêve devenu réalité qu'une éthique de travail. Comme tu le sais, Image ne possède rien. Les créateurs de la série sont seuls propriétaires de leur travail, et une fois que le projet a été édité, il n'y aucune intervention de la part de l'éditeur, aucune supervision, aucune interférence. Ce qui peut aussi être intimidant, parce que tu as toujours besoin d'un autre regard pendant le processus de création de l'œuvre. Mais tu dois juste apprendre à le faire seul, ou trouver quelqu'un (comme le font certains créateurs en appelant Sebastian) qui le fera pour toi.
Et quand tu regardes d'autres artistes et d'autres scénaristes qui bossent chez Image, que tu jettes un œil à Saga, Paper Girls, Deadly Class tu te dis "on est foutus" ha ha ! Mais tu reprends petit à petit confiance, en bossant dur pour que le résultat ne soit ne serait-ce que moitié moins bon que ces séries, en espérant que ça soit assez.
Scales est un titre très inhabituel pour Image. Certains de nos lecteurs nous ont dit qu'ils attendaient depuis longtemps une série du genre chez l'éditeur. Donc effectivement, ça met la pression. Mais on fera en sorte de ne pas les décevoir !
• Rentrons donc dans le vif du sujet : Scales & Scoundrels. Parfois j'hésite à poser cette question mais puisque cette série s'inscrit dans le genre de la Fantasy, et que les séries de Fantasy ont toujours un univers riche pour les soutenir, je serais curieux de connaître votre approche sur votre propre univers ou les références qui ont pu l'aider à prendre forme. C'est ici qu'on peut parler, d'un fan à un autre, Sebastian, de Berserk !
Sebastian : Au risque de choquer je ne vais pas saisir cette opportunité de parler de notre Berserk adoré, mais s'il y a bien une bande-dessinée qui a inspiré S&S c'est sans doute les premiers volumes de Dragon Ball. Avant que la série ne cède à ses combats extravagants c'était une bande-dessinée qui divaguait, qui prenait le temps d'aller dans toutes les directions, une BD d'aventure (super drôle d'ailleurs) dans laquelle Goku et ses potes se baladaient dans un monde assez dingue, où chaque ville et chaque pays visités étaient réalistes - dans le sens où les gens qui y vivaient ont des vies normales, un boulot etc - mais aussi totalement dingues, comme un Frankenstein qui vivait dans une tour avec un ninja, et il y avait même une ville tenue par un un gros lapin mafieux !
Cette capacité d'aller partout, de rencontrer tout le monde, de tout faire tout en ayant un sens du contexte et de l'univers dans lequel on avance, c'est comme ça qu'on approchons les gens, les lieux et le lore de S&S. Nous voulons que les lecteurs aient l'impression qu'ils puissent se perdre dans ce monde, nous voulons qu'ils aient envie de visiter ces lieux, de voir ces paysages, qu'ils ressentent une forme de nostalgie, comment dit-on, ah oui, de Sausade quand vient le moment de quitter une ville ou un endroit mythique. On veut vraiment qu'ils aient envie de passer plus de temps ici. Ce qui passe par des personnages, des créatures et des légendes vraisemblables, parce qu'elles ont une raison d'exister, tout simplement.
Et pour nous aider dans cette tâche, d'ailleurs, nous avons un gros document qu'on pourrait voir comme la bible de notre série, où nous écrivons toutes nos pensées et nos idées. C'est un peu la matière première avec laquelle nous bâtissons ce monde et les forces qui le gouvernent. Je pense que personne ne le verra jamais, à part nous deux, mais c'est notre terrain de jeu créatif.
Galaad : De mon côté, je tire toute mon inspiration de Berserk, je ne vois pas pourquoi Sebastian n'en parle pas !
Plus sérieusement je suis d'accord à 100% pour Dragon Ball. Cette série a eu une influence énorme sur mon style et mon envie de raconter des histoires. C'est l'un des plus grands travaux de notre temps. Mais j'ai aussi tenté d'amener d'autres influences dans la série, surtout dans mes couleurs, comme les travaux de Florence Magnin et de Jean-Luc Masbou. Je voulais convoquer le sens de l'émerveillement de la première et le sens de l'aventure du second. Je pourrais évoquer Jeff Smith, aussi. J'adore comment il présente son monde à travers le quotidien de ses personnages.
Sebastian : Absolument ! Il y a peu on m'a demandé à quel comic book je pourrais comparer celui-ci, en termes de ton et d'âge recommandé pour la lecture, et comme toujours je suis revenu à Bone, de Jeff Smith. Je me souviens d'avoir été surpris devant son savant équilibre entre l'humour et le léger, et des moments beaucoup plus dramatiques ou qui collent des frissons. Un superbe comic-book, assurément.
• À propos de la création d'univers, justement, j'ai aussi remarqué une référence à Donjons & Dragons ou à un genre de RPG dans les premières pages de Scales & Scoundrels. Est-ce qu'on peut s'attendre à d'autres références du genre, ou est-ce la seule ?
Sebastian : Ah ! Oui, Galaad et moi on a grandi avec les mêmes jeux et livres de Fantasy donc nous aimons effectivement tirer notre révérence à quelques classiques. Mais je pense qu'on a aussi compris qu'il y a une forme de familiarité à instaurer dans ce genre de contexte de Fantasy, avec des petites choses qui mettent tout de suite les lecteurs à l'aise. Mais on tire vite le tapis sous leurs pieds pour les emmener en balade sur le tapis en question, car c'est un tapis magique, forcément ! Nous avons conçu cette ouverture pour donner le ton de la série et présenter aux lecteurs un aperçu de ce qui les attend ! C'est d'ailleurs tout ce que nous avions pitché à l'éditeur : Fantasy, humour, action, danger et mystère !
Et bien sûr, les nerds à l'œil aguerri et aux oreilles pointues devraient repérer quelques hommages sincères ça et là. Mais nous n'essayons pas de faire de ce titre un recueil de références. Je trouve que ce genre de choses peut vite paraître fainéant si on le fait avec excès. Je veux que les gens aiment ce monde et ses personnages pour ce qu'ils sont, et pas pour ce qui les renvoie à d'autres œuvres.
Galaad : Effectivement, le premier numéro nous permet d'établir ce monde en quelque chose de familier. C'est notre manière de dire : "nous n'allons pas vous noyer avec des tonnes d'éléments cryptiques sur ce monde parce que nous avons une bible de 500 pages dont il vous faudra retenir la moindre ligne". C'est un geste très amical, du style : "Hey ! C'est de la Fantasy, nous savons tout ce que c'est alors maintenant, tâchons de passer un bon moment ensemble".
Ca ne veut pas dire qu'on va donner dans la référence gratuite et l'exposition fainéante pour autant. Nous avons vraiment un monde unique. Quand nous avons imaginé Dened Lewen, notre donjon, nous avons fait attention à créer quelque chose de sincèrement unique. Nous nous sommes débarrassés des murs en pierre typiques des donjons et de leurs pièges plein de pointes pour introduire quelque chose de plus bizarre et un point de vue plus étranger. J'ai envie que les lecteurs tournent la page et se disent : "C'est quoi ce put** d'endroit ?"
• On parlait des personnages. Je pense que 2017 est une très belle année pour les personnages féminins. On retrouvera bientôt Rey, on découvrira bientôt les héroïnes de Star Trek : Discovery et on a même eu Wonder Woman ! Mais votre personnage, Luvander, est elle aussi géniale. Est-ce que vous pouvez me parler de sa création ? Comment avez-vous imaginé ce personnage ?
Sebastian : Lu' est basée sur l'un des premiers dessins de Galaad. D'un seul regard jeté sur sa bouille et son sourire machiavélique, le personnage a pris vie devant mes yeux ! Elle représente tout ce que j'aime dans les personnages de Fantasy en vadrouille, avec un passé sombre et une grande destinée.
Mais il n'y pas que Lu', je voulais aussi avoir une approche nouvelle et fraîche de la Fantasy, avec l'espoir que cette série puisse être les premiers pas de quelqu'un dans ce domaine. Nous avons une belle galerie de personnages très variés que nous introduisons dans le premier numéro, parce que je pense que se retrouver représenté d'une manière ou d'une autre dans un comic book est une bonne manière de s'immerger dans un monde, et d'avoir envie de l'explorer.
La Fantasy en général a tendance à être largement dominée par des personnages masculins, donc nous allons essayer d'avancer d'un cran sur cette échelle (scales en anglais, le jeu de mot de Sebastian ne fonctionne pas en français, ndlr) si vous me pardonnez la vanne. Donc nous avons des héros et des vilains, des dragons et des démons, des guerriers et des vauriens de tous les genres, de toutes les origines et de toutes les couleurs, que vous allez pouvoir adorer, détester, ou les deux !
Galaad : J'adore les personnages féminins forts et il nous en faut plus, surtout dans la Fantasy. Je me souviens de mon visionnage de La Petite Sirène quand j'étais petit, c'était l'année où est sorti Mon Voison Totoro. Et je sais qu'à cette époque, je m'étais dit : "pourquoi je devrais m'intéresser à quelque qui vend sa voix pour courir après un homme qu'elle n'a jamais rencontré ?". Et plus tard je me suis rendu compte que tout ça relève d'une Fantasy inspirée d'une société que les hommes dominent. Je n'échangerai jamais mes Nausicca et mes Mononoke pas même contre toutes les Cendrillon et Jasmine du monde !
Cela dit, ça ne nous empêche pas de représenter les personnages de couleur ou LGBT, nous en prenons bien soin. Et j'aimerai voir un personnage handicapé, aussi. Nous vivons dans un monde très diversifié. On doit maintenir cela dans la fiction pour que toute la beauté du monde soit représentée, dans toute sa gloire.
• Pour terminer, je voulais parler du style de Galaad. C'est rafraîchissant de voir une série de Fantasy avec une nouvelle patte. J'ai peut-être tort mais je vois trop de photo-réalisme et de styles trop détailés dans le genre. Et justement on voit avec Scales & Scoundrels qu'un style plus souple laisse la place à une composition plus dynamique, tout en offrant une porte d'entrée aux lecteurs les plus jeunes ! Mais c'est ma propre analyse, et je me demandais comment le style très chouette de Galaad a influencé votre processus créatif.
Sebastian : Le style de Galaad a été une révélation pour moi. Le voir pour la première fois, c'était comme virer les rideaux d'une grande fenêtre pour laisser le soleil rentrer. Ce style animé, très énergique, il me criait "aventure !" et il y a tellement d'engouement à chaque page ! Donc je crois vraiment qu'écrire pour Galaad m'a permis de mettre le pied à l'étrier, et qu'il me motive à toujours aller de l'avant dans la narration et l'histoire, pour que le lecteur sente toujours que les personnages avancent. Ce style correspond à merveille au ton de la série et j'ai vraiment hâte que les gens puissent se perdre dans le monde fantastique qu'arrive à créer Galaad à chaque page.
Galaad : Nous avons tellement de Fantasy placée sous le signe du dark, du gritty - et n'allez pas me faire dire ce que je n'ai pas dit, j'adore ça - qu'à un certain moment ça devient juste déprimant. Donnez-moi une belle campagne où les cochons sont gras, où la bière est fraîche et où la magie n'a d'autre utilité que de faire des feux d'artifices ! Mon style penche de ce côté-là, donc on a saisi l'opportunité de renouer avec les jeux Final Fantasy de notre enfance, pour ramener un sens de l'aventure et de "retour à la maison" dans le genre. Nous aurons des manigances, forcément, de la politique, des drames et des gros enjeux, aussi. Mais entre ces aventures, nous allons vous donner ce sentiment si agréable, ce moment où vous vous posez sur un tabouret pour savourer une boisson fraîche, le fameux "c'est bon d'être de retour à la maison !".
• Je crois que vous venez définitivement de me vendre la série ! En tous cas merci à tous les deux pour cette belle interview. On se retrouve le pour le premier numéro de Scales & Scoundrels, qui aura bien entendu droit à une review complète à sa sortie, le 6 septembre prochain dans les comics shops.