Primée de plusieurs Eisner Awards ces dernières années pour son talentueux - et prolifique - travail de coloriste, Jordie Bellaire s'essaie une nouvelle fois à l'écriture avec Redlands. Un récit qui commence en un hui clôt horrifique mais qui pourrait bien partir sur d'autres pistes, si tant ait qu'on ait envie de poursuivre la lecture. Est-ce le cas ? Réponse de suite.
Redlands donne son nom à une petite bourgade de Floride, qui connaît certains remous à la fin des années '70. De ce que les premières planches, qui rentrent directement dans le sujet, nous présentent, une joyeuse pendaison publique ne se passe pas comme prévue pour les policiers de la ville. Barricadés dans leur poste, ils scrutent l'extérieur avec un air on ne peut plus inquiet. Alors que l'arbre qui devait servir pour la potence est en flammes, les prisonniers du poste de police, eux aussi, attendent avec un certain espoir que leurs geôliers se prennent un certain retour dans la figure. Durant vingt pages, la tension ira crescendo pour atteindre des sommets dans une explosion de violence, de sang et de flammes. Une grosse scène d'action qui malgré tout ne peut pas être lue sans un certain regard politique et social.
Si on met de côté les violences qu'a pu connaître Bellaire en ligne, la poussant à quitter Twitter en 2015 (un fait parmi tant d'autres contre lesquels il faut à tout prix lutter), on ne peut pas y voir une illustration actuelle des tensions sociales qui ont toujours lieu aux Etats-Unis (même 40 ans après les faits racontés dans Redlands) ; et qui ont une résonance sinistre au vu des dernières actualités. Il y a une réelle colère dans le récit de Jordie Bellaire et on peut le ressentir à toutes les pages. La violence est graphique, mais elle est aussi verbale, et pas seulement dans les insultes, mais dans ces discours de haine et de peur de l'autre qui fusent, montrant à quel point les incompréhensions entre personnes amènent à des situations on ne peut plus navrantes. Bien entendu, le choix de l'auteure de présenter "l'ennemi" sous une forme démoniaque permet d'imager la chose, et d'aller dans des excès graphiques, sans pour autant représenter une catégorie sociale en particulier. Mais il n'y a rien d'innocent à ce que la véritable "menace" soit incarnée par un trio de femmes.
La colère que raconte Bellaire, c'est celle de ceux qui sont opprimés au quotidien, quelle qu'en soit la raison, par des personnes qui ne veulent que servir leurs intérêts, et démontrent d'une grande lâcheté. La dénonciation porte aussi sur le port des armes, sujet appuyé à plusieurs fois, et sur la responsabilité que chacun entretient dans les faits de violence. Certes, personne ne sera obligé d'observer tout ce discours dans ce premier numéro, mais les comics sont le reflet de notre monde, et ici des craintes de l'auteure, qui exprime en post-face qu'elle a pu voir certaines choses réelles et qu'elle sont matérialisées dans ce comic-book. Jordie Bellaire exprime un ras-le-bol envers une certaine partie de la société dominante, et prophétise un changement de situation. Alors on perd peut-être une certaine puissance de ce discours parce qu'au premier degré, on se retrouve surtout avec un titre hyper vénère (si vous me passez l'expression), mais aussi parce que les dessins pourront heurter la sensibilité du lecteur.
Il ne serait pas question de cracher sur le dessin de Vanesa Del Rey (Constantine : the Hellblazer, Scarlet Witch, The Empty Man) qui arrive à montrer clairement l'action, mais son trait se rapporte plus à l'esquisse qu'au dessin appliqué. Il en résulte un effet brouillon, sale, qui s'il participe à l'ambiance du titre, ne fera pas forcément l'unanimité (à titre personnel, votre rédacteur n'est clairement pas fan). Il est de toute façon clair que le dessin est largement mis en avant par le travail de colorisation de Bellaire, qui réussit là une belle performance sur les ombres et lumières et plonge le numéro dans des tonalités rougeâtres oppressantes, quand elle ne plonge pas le lecteur - et ses personnages - dans l'obscurité totale. Une dernière réserve qu'on pourra émettre, est que l'histoire, sans son propos sous-jacent, n'est pas hyper originale, mais vous aurez compris qu'il s'agit pour l'équipe créatrice de proposer un exutoire à son lectorat, et que son impact sur le sol américain devrait être plus important que dans nos contrées (encore que...).
Tout n'est pas qu'une question de notes et si les dessins de Del Rey ne m'ont pas conquis, ce premier numéro avec Jordie Bellaire est assez convaincant. Plus par le discours de l'auteure qu'on peut y retrouver que par l'histoire, pas hyper folle - pour le moment. Si vous avez besoin d'un petit échappatoire ou de faire sortir une colère enfouie, Redlands #1 vous y invite. Et ça fera sûrement du bien à quelques uns.