Avec la sortie de Thor : Ragnarok, pas mal de regards se rivent sur Jason Aaron, dernier architecte de poids du légendaire viking de Marvel auquel il aura livré un run impeccable, déjà rentré dans l'histoire récente de l'éditeur et de toute la saga Thor, depuis sa création par Jack Kirby et Stan Lee en 1962.
Mais à l'ombre de son travail souvent excellent au sein de la Maison des Idées, Aaron fait aussi partie de la double génération bénie Vertigo/Image Comics, ces auteurs qui s'épanouissent presque davantage sur les histoires nées de leur propre imaginaire, celles qu'ils ont façonné du premier au dernier chapitre, et qui livrent aux repus des parutions super-héroïques de quoi occuper ces moments de lectures (rare) où la perspective de tout le comic-book tend à évoluer.
Il était d'usage jusqu'à il y a peu sur COMICSBLOG.fr d'évoquer le boulot de ces indépendants, souvent l'occasion de mettre un coup de projecteur sur ceux qui sont devenus au fil des ans les grands d'aujourd'hui. Et au moment où toute la sphère de la presse comics va s'intéresser à ce que l'auteur hirsute a mis dans les pages Asgardiennes qui vaille d'être retenu, ici-bas on s'intéresse à Jason Aaron comme véritable écrivain, père d'une poignée de séries exemplaires qui valent d'y laisser traîner l'oeil. Entre violence, analyse historique et vision personnelle de la Bible, de quoi occuper votre weekend de plein de moments sympas, avec pas mal de sang et encore plus de talent.
En 2007, Aaron embraye avec ce qui reste sans doute encore aujourd'hui comme son oeuvre fondatrice, dans Scalped. Il co-signe la série avec R.M. Guéra, un artiste serbe que le scénariste confiera plus tard n'avoir jamais rencontré avant la parution des premiers numéros, et à qui il laisse une grande marge de manœuvre pour imaginer les décors de Prairie Rose, terrain de jeu de ce comics, au mieux, extraordinaire.
Dépeinte par Ed Brubaker comme un véritable polar moderne, un néo-noir qui prend les habitudes visuelles du western pour les remanier, Scalped est un énorme coup de poing dans les séries Vertigo de l'époque. A l'ombre des auteurs anglais qui ont fait sa légende des débuts, l'imprint se réinvente à l'époque à travers des récits plus centrés sur le réalisme engagé, loin du psychédélique et de l'horreur des premières pages. Scalped se profile comme un avatar fabuleux à l'enseigne des séries d'auteur que la société représentait à l'époque - longtemps avant l'âge d'or d'Image.
Ce que fera plus tard Aaron sur Southern Bastards est déjà présent. La première chose qui frappe : Scalped n'a pas de héros. Le personnage principal de l'histoire est une réserve indienne baptisée Prairie Rose, emblématique des réalités modernes du peuple Natif-Américain, à qui l'état a laissé en sa grande mansuétude une poignée de terres après les dernières Guerres Indiennes de la fin du XIXème siècle. Et là où les paysages magnifiques peuplent les pages d'R.M. Guéra, les humains, eux, se présentent comme des figures anti-héroïques, noires ou grises dans le meilleur des cas, affreux héritiers d'un massacre commis il y a des siècles et que la fierté nationale a voulu cacher au regard des gens.
On y suit le retour à la maison de Dashiell Bad Horse, un enfant de Prairie Rose qui aura passé sa vie à essayer de fuir le lieu. Le jeune homme s'est enrôlé, a fait le tour des missions en essayant d'oublier d'où il venait (ça aussi, on y reviendra plus tard) avant qu'une enquête fédérale ne l'amène à retrouver sa terre d'origine, sa mère, et celui qui l'a élevé pour être ce qu'il ne serait pas, le (fantastique) chef Red Crow.
Si Scalped est vu par beaucoup comme le véritable indispensable de la biblio' de Jason Aaron, c'est parce que l'auteur lui-même l'a pensé ainsi. Riche d'une soixantaine de numéros, de multiples sous-intrigues et d'un portrait ample et généreux de ses protagonistes, la série est le point culminant de toute la dramaturgie déployée par l'auteur. En empruntant aux codes impitoyables du western spaghetti, teinté d'enquête, de polar, de mafia, de drames familiaux et d'investigation sociale engagée, la série représente tout ce qui est cher au personnage Aaron, observateur avisé et acerbe de l'homme et de ses travers.
Ce qui fascine, en particulier chez celui qui se présente au départ comme le grand méchant de la série, Red Crow, est le choix de son créateur de ne pas prendre parti, pour ou contre lui ou aucun des autres. Ceux qui s'en sortent le mieux sont les losers, ceux qu'il écrit avec la plus grande passion sont les ombrageux. Les vilains qui agissent pour une bonne cause, ou même plus simplement, les vilains qui savent qu'ils font le mal mais l'acceptent, et comprennent pourquoi. Ces véritables ordures, traitées à la loupe, depuis le début, qu'on découvre fasciné et avec lequel le scénariste aime jouer. Il enrichit même les pires d'un background qui remet en perspective l'affect ou le manque d'affect déployé au fil de ses pages avec la maestria des plus grands.
Là-encore, les thèmes sont éloquents. Si le héros Bad Horse aura passé sa vie à essayer de ne pas revenir là où il a grandi, c'est pourtant à Prairie Rose que le fils prodigue comprend sa place et le rôle de sa vie. Le thème de l'héritage et de la famille sont au coeur de l'histoire, abrités derrière le leitmotiv de la carrière d'Aaron indé' : expliquer aux Etats-Unis ses erreurs, ses crimes, et qu'il ne suffit pas de foutre la poussière sous le tapis. A ce sujet, Scalped est un immense travail de recherche sur le peuple indien et les atrocités commises pendant les massacres de la conquète de l'Ouest, une belle leçon trop rarement rerésentée en fiction sur un génocide que la première puissance mondiale tient à garder mesuré.
Mais surtout, Scalped est une série irréprochable. Narrée d'une main de maître, son propos se découpe telle une oeuvre chorale où chaque personnage a sa place et où la conclusion est claire dès le postulat de départ : il n'y a pas d'espoir à Prairie Rose. L'auteur s'y montre sans concessions, avec la richesse d'un discours politiques qui parle des communautés difficiles, les laissés pour compte du système qui cotoient au quotidien des problèmes d'alcoolisme, de chômage de masse, de petite et grande délinquance, et bien sur des trafics de drogues qui s'épanouissent dans les milieux défavorisés . Une réflexion sur ce qui reste d'un peuple après un génocide, de ceux qui l'ont commis et de l'envers du décor d'un pays qui se rêve plus grand qu'il n'est.
C'est donc un énorme coup de coeur de lecture et probablement la série la plus aboutie du scénariste même loin devant son travail sur Thor - si cette chronique était un top, il serait en dernier, mais le temps nous rattrape et il nous faut passer au volume suivant, après le déclin actif de Vertigo et la venue d'un éditeur remplaçant qui aura lui-aussi livré une pelletée de chefs d'oeuvres à empiler dans vos bibliothèques : Image Comics, avec Soutern Bastards, en 2014.
< Chapitre précédentWar, What is it good for ?Chapitre suivant >Born on the BayouDans la série The Goddamned, Jason Aaron retrouve son pote de Scalped R.M. Guéra, pour un titre qui arrive à en dire long en assez peu de numéros. Le pitch est simple - limpide - et se retranche en une question adressée au fan de genre le plus primaire : si on faisait un Conan le Barbare avec les textes de la Genèse, est-ce que ce serait aller trop loin ?
Puisque c'est bel et bien sous cette promesse que se décrit la série, pour l'instant cantonnée à un premier arc d'introduction publié par Image assez récemment. Un récit de fantasy classique, dans un monde qui évoque moins l'heroic médiéval inspiré des châteaux forts et des contes merveilleux, et plus ce wasteland à la Mad Max, cette terre de barbares quasi-sumérienne que nous ont décrivent peu ou prou les textes anciens. On prend la bible, on y met de la violence, et on se retrouve avec une série étonnamment brillante, derrière là-encore des accents de violence brusque. Ça vous branche ?
The Goddamned porte bien son nom. Selon la Bible, le premier meurtrier, l'inventeur du crime et donc l'auteur initial des penchants belliqueux de l'espèce humaine, serait le fils d'Adam et Eve, Caïn, un personnage connu des interprétations exégètiques pour représenter la jalousie et le remords. Pour ceux qui faisaient l'école buissonnière aux cours de catéchisme, petit rappel : Adam et Eve sont bannis du paradis après l'épisode de la pomme, héritent de la Terre et pondent deux bambins, Abel et Caïn. Tous deux font une offrande à Dieu, lequel préfère celle d'Abel, enrageant son frère Caïn qui, de jalousie, tuera son jumeau, inventant pour les générations à venir la capacité essentielle à l'Homme d'ôter la vie.
Pour un auteur fan de l'exploration des tréfonds les plus sombres des penchants humains, le sujet a de la valeur. Sauf qu'Aaron ne se trahit pas et choisit de faire de ce vieux texte séculaire une véritable oeuvre de genre - à ce point que pour un laïc complet, s'il n'a jamais entendu parler des croyances monothéistes, The Goddamned se présente comme une véritable aventure de fantasy. Le scénariste y pose tous les codes du genre : une terre où règnent les clans, les guerres et le meurtre, où les femmes sont violées, où les monstres sont légion, et où un héros légendaire et (plus ou moins) béni des dieux avance dans une quête de rédemption banale, si celle-ci n'avait pas l'originalité de présenter un personnage central ne cherchant qu'une chose : la mort.
Caïn est en effet le seul protagoniste intéressant à suivre au fil du volume. Il avance avec le recul du lecteur sur ce monde encore en gestation, dans ce prologue à la civilisation que la genèse ne décrit qu'en quelques mots. Il a à ses côtés un antagoniste biblique lui aussi, Noé, bâtisseur de l'Arche et ici présenté comme une sorte de gourou impérialiste plus intéressé par l'idée de fonder sa propre civilisation pure que par le véritable sauvetage des différentes formes de vie. Pensé comme un Conan où le héros serait plus bavard, The Goddamned profite de son terreau initial (fruit d'un milliard ou deux d'interprétations depuis que le monde est monde) pour donner une des oeuvres les plus riches à analyser de la biblio d'Aaron.
La première lecture est pourtant assez claire, et là-encore on retrouve l'ensemble des thèmes déjà évoqués. Oui, Caïn est aussi un héros coupé de sa terre natale, comme les autres il a ce côté désabusé qui ne croit plus à l'héritage qui lui a été transmis. Et la Terre, où ce proto-monde créé par Dieu, est le paysage d'une violence humaine que l'auteur laisse exploser, dans un propos littéralement vaindicatif envers sa propre espèce. L'espoir est aux abonnés absents et la conclusion du récit est brillante dans sa capacité à ôter au lecteur toute envie de croire à de meilleurs lendemains. Paradoxalement, si The Goddamned joue pas mal avec l'image bienfaisante de Noé, on a envie d'y voir une version presque canonique des écrits de la Genèse, qui dépeint avant le déluge un monde où les hommes se sont perdus à trop s'entretuer.
Avec une morale époustoufflante et à nouveau magnifiquement illustrée, la série attend sa suite dans les mois à venir. On peut en retenir un récit plutôt imagé de tout du point de vue de l'auteur sur la condition humaine : un ensemble de barbares plus ou moins bien intentionnés. Au milieu d'un chaos que certains assument et d'autres cachent, au milieu d'une terre natale qui conditionne tout le rapport au soi et où seuls ceux qui y compris ce que leur héritage leur avait légué ont une chance de s'en sortir. Je ne vous ai peut-être pas dit que cette série était aussi excellente, aussi je profite de ces dernières lignes pour vous la recommander.
Bref, vous l'aurez compris si la lecture vous aura menée si loin, Jason Aaron évolue à l'ombre de très bons récits dans la sphère du mainstream pour tisser une oeuvre plus personnelle et traversée comme tout bon auteur par ses propres thématiques. Parmi celles-ci, les pistes de lectures les plus évidentes seront le retour chez soi qui bouleverse ses anti-héros, la violence et une envie profonde de voir ce que l'humain a de plus sombre en lui, sans jamais se faire juge de ses créations, et un certain appétit pour les fantômes de l'Amérique, ou plus généralement, des victimes des crimes commis par tout un chacun.
Donc lisez du Jason Aaron, lisez du Image et du Vertigo, et n'oubliez pas l'auteur derrière les pages des super-héros, il a peut-être d'autres choses à dire, et vous d'autres choses à lire sur vos après-midis.
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