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Des comic strips au Black Panther : histoire du héros noir dans la BD Américaine

Des comic strips au Black Panther : histoire du héros noir dans la BD Américaine

DossierMarvel

Disclaimer : ce dossier a été réalisé pour la sortie du film Black Panther de Marvel Studios en 2018, dans le cadre d'une semaine spéciale constituée d'autres papiers de fond.

Compte tenu des événements récents, et pour mettre en évidence les rapports complexes de la fiction au problème du racisme envers les noirs aux Etats-Unis, nous avons choisi de remettre cet article en avant pour proposer quelques clés de compréhension sur le point de vue des comics. Ce-dernier est évidemment obsolète sur plusieurs points, et n'intègre pas les évolutions les plus récentes sur la question de la représentativité dans la bande-dessinée américaine. 

D'autres contenus seront proposés pour enrichir cette première lecture, compte tenu de la densité du sujet. 

Si le Black Panther suscite l'excitation, c'est que notre paysage culturel de super-héros est resté pendant de nombreuses années presque exclusivement peuplé de blancs - au cinéma, la norme a été posée il y a longtemps, en reflet de l'histoire des comics, qui a été écrite selon les codes d'une société des années 1930 loin des réalités ethniques des Etats-Unis ou du monde d'aujourd'hui.

On aura énormément reproché aux comics des premiers temps leur peinture des noirs ou des asiatiques - et même plus tard, la société Américaine aura mis un certain temps à dépasser toute une batterie de stéréotypes. Apparus avec les mouvements des droits civiques, les premiers héros noirs seront venus rappeler à un sommet d'éditeurs blancs que le monde en continu des comics se doit d'être le reflet de la réalité, ou de l'imiter si elle tenait à rester pertinente.

Là où le chantier est encore loin d'être achevé, penchons nous sur l'historique du super-héros noir, et plus généralement, sur la manière dont la société outre-Atlantique aura porté deux combats pour les droits des personnes de couleur - l'un bien réel et l'autre, sur papier. 

1. Old School
Chapitre 1

Old School

Retracer l'histoire du super-héros noir revient à retracer l'histoire du peuple afro-américain aux Etats-Unis. La représentation des personnages de couleurs dans les arts destinés au grand public évolue pendant le XXème siècle, devant une résistance tenace de mentalités racistes, et de lents progrès. Les premières formes de comics strips apparaissent dans l'entre-deux guerres, longtemps avant l'acquisition de droits civiques significatifs pour les descendants d'esclaves, et dans une ère où la dernière génération des propriétaires de plantations ne s'est pas encore éteinte. 

Cette période coïncide avec l'apparition de la seconde itération du Ku Klux Klan, popularisée dans le sud des Etats-Unis en 1915 suite au long-métrage "Naissance d'une Nation". En rapide expansion jusqu'au milieu des années '40, le groupe représente une part considérable de l'opinion publique, y compris pour les dignitaires du champ politique. En parallèle du développement de l'urbanisme yankee, le peuple afro-américain évolue dans des quartiers centralisés sous la forme de ghettos dans les grandes villes. En campagne, le racisme est légion, et dans les états du Vieux Sud, les violences sont répandues. Quoi que l'esclavage ait été aboli, les Etats-Unis appliquent un corpus législatif profondément ségrégationniste.

Les premiers personnages noirs à apparaître dans la bande-dessinée américaine reflètent ce regard social bardé de racisme ordinaire, de stéréotypes ethniques ancrés dans l'inconscient collectif blanc. Les comics vont aussi écoper d'une fascination morbide pour l'Afrique sauvage, dans un grand procédé d'exotisation simpliste qui colle aux codes des oeuvres de l'ère pulp (peuplées d'aventuriers, d'explorateurs, ou d'hommes-bêtes inspirés par les écrits d'Edgar Rice Burroughs). 

Age d'or monochrome


Au-delà des villes, les premières formes de héros noirs passent par ce trait commun aux bande-dessinées européennes : l'esprit colon. Fascinée par exotisme de jungle africaine fantasmée, où la civilisation et l'intellectualité n'auraient pas, selon les pré-supposés des métropoles, encore trouvé leurs places. La représentation de l'Afrique passera en grande partie par ce biais dans l'ère du comic strip, aussi inspirée par TarzanKing Kong, Le Sixième Continent ou Le Monde Perdu. L'appel sera plus décoratif, cherchant à restituer un sentiment d'aventure dans le paysage de la jungle, où les dinosaures, bêtes sauvages et obstacles naturels côtoient l'archétype de tribus cannibales à peau brune. 

Une sorte de mode Pygmée héritée de la littérature populaire et du roman fantastique, où des peuples de la forêt ou des plaines appliquent fidèlement une représentation chère aux colons peu instruits sur la réalité des civilisations dont l'Europe avait choisi de s'emparer. A l'instar de Tintin au Congo, l'esprit "Jungle" se démocratise dans l'ère pulp, avec les Jungle Fantasy, Jungle Adventures, Jungle Jo, etc.  On aime à dater le personnage de Lothar, fidèle valet africain du magicien Mandrake (1934), comme l'un des premiers personnages noirs de la bande-dessinée américaine. En l'occurrence, des comic strips, mode de publication central à l'époque.

Lothar est un prince "de sept nations d'Afrique", et accompagne le héros de Lee Falk, dans un idéal de l'acolyte noir de peau, épaulant un blanc plus instruit, à l'instar de Robinson Crusoé et Vendredi. Illettré, en peau de bête en dépit de sa figure de roi d'une fédération, Lothar sera le premier d'une longue série, préfigurant d'une peinture transnationale de personnages tribaux. Le modèle inspirera de nombreux autres personnages par la suite, le principe du sidekick noir et inférieur devenant un archétype répandu pour de nombreux comics de l'âge d'or. Timely Comics, ancêtre historique des éditions Marvel, ne va pas tarder à suivre le mouvement lorsque le jeune Bucky Barnes, fidèle bras droit de Captain America, a droit à sa propre équipe de compagnons.

Baptisée Young Allies (1941), la formation introduit le personnage de Washington Jones, ou White-Wash, surnom équivoque sur la réalité de cette invention. Dépeint comme un jeune homme noir, avec un phrasé vernaculaire et un accent caricatural (à l'image de La Case de l'Oncle Tom), sa tenue diffère des autres membres de l'équipe. Grande veste, noeud papillon et chapeau aux larges bords, White-Wash reprend quelques traits du Black Minstrel, une motif récurrent du théâtre de cabaret très populaire dans les Etats-Unis du XIXème siècle où différentes troupes d'acteurs blancs se grimaient le visage (l'origine des "black faces") pour interpréter des personnages noirs. Ouvertement racistes, ces spectacles auront participé à construire un archétype durable du noir souriant, stupide et servile dans l'inconscient américain. Son costume évoque également les tenues des jeunes jazzmen de Louisiane ou de Harlem.

Plus loin, Albert Jones, dit "Slow-Motion Jones" fait son apparition dans USA Comics #6 (1942). Acolyte de The Whizzer, il hérite à son tour d'une tenue soulignant une origine pauvre, un phrasé particulier et un caractère simplet, en accord avec l'image dominante du peuple noir dans les consciences du temps. Ces deux héros, dessinés selon les codes de l'âge d'or, auront tout de même l'avantage d'être dépeints comme supérieurs à l'adversaire nazi lorsque démarre l'ère des comics de propagande. Timely Comics, à l'inverse d'autres maisons d'édition, aura également fait partie des premières entreprises à employer des salariés noirs, pour des corps de métier allant du lettrage à la mise en page.

Dans une sorte de paternalisme maquillé de bonnes intentions, la bande-dessinée reprend à l'époque une iconographie similaire aux débats posés par l'oeuvre de Mark Twain. Si les personnages noirs sont rarement présentés comme des figures d'adversité, ceux présents dans l'entourage du héros blancs se retrouvent piégés par un rapport de pouvoir (qui passe par le dialogue) et une emprise infime sur l'intrigue. A l'instar du Jim de Huckleberry Finn, un rôle qui interdit aux noirs d'apparaître sur le devant de l'affiche. Ces règles n'épargnent pas les plus grands des contemporains de Hergé : Will Eisner lui-même applique le modèle en inventant le personnage d'Ebony White (1940), déplorable caricature du noir vu par le prisme du regard ségrégationniste dans les pages de The Spirit. Les éditions Fawcett imposeront de leur côté une sorte de standard insurmontable et codifié.  


Billy Batson n'échappe pas à la règle du sidekick simplet, avec le personnage de Steamboat (1942). Là-encore, une garde-robe faite de tenues simples évoquant une misère apparente, quelques occurrences de peaux de bêtes et un même emprunt au costume rudimentaire de jazzman. Cette imagerie est plus récurrente encore dans les aventures publiées chez Fawcett, où les personnages sont plus nombreux, mais tout aussi interchangeables : plus crédules, plus superstitieux, plus souvent dépassés par les situations, ces-derniers sont là pour faire rire, à leurs dépends. Dans un numéro de Captain Marvel (Shazam) rentré dans l'histoire, Fawcett assume le stéréotype comme une règle de l'univers en présence : pour s'infiltrer à bord d'un bateau, Billy Batson se tartine le visage de cirage et adopte ce phrasé raciste, se comportant comme un noir est censé se comporter selon les codes du registre. Plus qu'un tic d'écriture, cette ségrégation se métamorphose en normalité. 

Côté DC Comics / National, l'histoire du héros noir est un peu plus difficile à retracer : les revues imprimées à l'époque en paraissent bêtement et simplement dépourvues. A noter que certains débats modernes sur le refus des éditeurs à censurer les comportements déviants dans les pages de BDs se posaient aussi aux premières heures des super-héros : pendant des décennies, le Ku Klux Klan, considéré comme une organisation légitime pour une bonne partie des citoyens du pays, exerçait une pression sur les prises de parole publique sur le sujet du racisme. A l'image du parti nazi américain, qui tenta de lutter contre le Captain America de Joe Simon et Jack Kirby pour sa représentation partisane d'Adolf Hitler en 1940, le groupe fit plus tard pression sur le feuilleton radio Superman lorsque ce-dernier s'engagea ouvertement contre les violences faites au noir, aux premières heures de l'Après Guerre. Les sociétés d'édition ne l'époque, au-delà de vouloir correspondre à un archétype tenace, cherchaient avant tout à éviter un bras de fer perdu d'avance.

Quelques pionniers se font pourtant une place : l'artiste Jackie Ormes,  rentrée dans l'histoire comme la première dessinatrice afro-américaine en 1937, crée Torchy Brown in Dixie to Harlem, comic strip syndiqué à propos d'une chanteuse et danseuse noire du Mississippi en quête de fortune dans un récit humoristique.

L'après-Guerre, pionniers et ingérence


 
En 1946, les Etats-Unis sortent victorieux de la Seconde Guerre Mondiale. Quoi que cette victoire soit aussi à attribuer aux très nombreux soldats noirs partis au front, la représentativité ne connaît pas de bond significatif. Superman est encore le plus populaire de son temps, et traîne ses aventures entre les planches de bande-dessinée et un feuilleton radiophonique entendu par des millions de gens. Un activiste blanc originaire du Sud, Stetson Kennedy, héritier des entreprises de chapeau Stetson, va s'infiltrer dans les rangs du Ku Klux Klan pour dénoncer les pratiques de l'organisation. Ne trouvant personne pour l'aider à colporter son expérience, il entrera en contact avec l'équipe de production du feuilleton Superman, avec qui il réalisera l'arc scénaristique Clan of the Fiery Cross. Pour la première fois, le héros en bleu s'engage pour la défense d'un jeune noir et contre les manœuvres d'un groupe encore très puissant.  Cet événement historique aura de lourdes conséquences pour le Klan, qui appellera au boycott de Superman en tentant de faire pression, sans succès, sur les sponsors publicitaires.
 
Plus loin, en 1947, le journaliste Orrin C. Evans, considéré comme le premier reporter noir à couvrir des sujets d'importance dans une revue destiné à un lectorat blanc, non spécialisé (les Philadelphia Tribune et Philadelphia Record) dans l'histoire des Etats-Unis, va lui-aussi s'intéresser aux comics. 

Fils d'un père noir à peau claire, susceptible de passer pour caucasien, et d'une mère noire à l'ethnie plus marquée, Evans sera frappé très jeune par cette différenciation - il assiste dans son enfance à des scènes de famille où la femme devait se faire passer pour l'employée de maison devant les invités. Sensibilité à l'action politique dès l'adolescence, le garçon réalise après ses débuts dans le journalisme que la popularité et l'audience des comics (qui s'adressaient alors essentiellement aux enfants) serait un véhicule accessible pour l'étalage de ses idéaux. 
 
En 1947 le premier et unique numéro de All-Negro Comics est imprimé et distribué. Pensée pour être anthologique, la revue présente des personnages noirs aux antipodes des stéréotypes de l'époque : un détective privé, un espion, mais aussi des histoires humoristiques fidèles à leurs équivalents blancs. Evans marquera ainsi l'histoire de la bande-dessinée aux Etats-Unis en proposant le premier comics noir par des noirs, pour des noirs. Une méthodologie qui préfigure de ce que fera Milestone des décennies plus tard, devant un problème qui n'aura toujours pas été réglé.
 

 
En dépit de ces tentatives éparpillées, le personnage noir peine à exister dans les kiosques. La fin des années '40 et le début des années '50 vont toutefois s'accompagner les premiers temps de la lutte pour les droits civiques, avec un début de réflexion sur cette problématique sociale. Dans la foulée du travail d'Orrin C. Evans, l'entreprise Parents Magazine Press publie en 1948 deux numéros d'une revue baptisée Negro Heroes, tandis que Fawcett Comics tente de trouver de nouveaux marchés avec Negro Romance en 1950, imitant le modèle des BDs romantiques de l'Après Guerre. Les prises de parti politiques sont encore très inexistantes, mais l'éditeur de Billy Batson fait l'effort de s'éloigner des stéréotypes : les personnages de Negro Romance varient en tenues et commencent à parler correctement. On remarque que les couvertures, souvent faites de photographies en prises de vue réelles, préfèrent encore les noirs à peau claire.
 
A mesure que le temps nous éloigne de la Seconde Guerre Mondiale, les super-héros déclinent, et la bande-dessinée et se heurte au séisme du Comics Code Authority. L'organe d'auto-censure, imposé par l'état devant une fronde conservatrice supposément inquiète des effets de la lecture sur les jeunes, ne se fabrique pas seulement autour du sujet de la violence. A l'époque, le comité a aussi en en ligne de mire un récit d’astronautes baptisé Judgement Day (1953). Dans ce numéro particulier, l'intrigue suit un explorateur spatial invité à visiter une planète de robots parvenus au stade de l'intelligence humaine. Le héros est l'ambassadeur d'une fédération galactique, et se doit de décider si cette nouvelle civilisation pourrait trouver sa place dans le consortium. Il finira par trancher dans la négative en estimant que les robots étaient encore trop archaïques, superstitieux et fanatiques pour rejoindre l'ensemble de la société spatiale. 
 
Dans les dernières pages, l'astronaute ôte son casque, et le lectorat découvre alors un homme noir dans ce rôle d'ambassadeur. L'histoire est alors purement et simplement rejetée par le Comics Code, au prétexte qu'un personnage noir dans une telle position d'autorité était contraire aux valeurs défendues par l'organe de censure. Les nombreuses prises de position de ce "livre de règles" imposé aux comics va freiner la progression de certains sujets pour les éditeurs qui n'auront pas les moyens de se défendre, à l'époque où les parents restent les principaux acquéreurs de comics, pour leurs enfants. Se passer du sigle de validation "approuvé par le Comics Code Authority" est alors un énorme problème, et beaucoup de sociétés et d'artistes devront limiter les prises de position pour ne pas provoquer l'ire des puritains ou racistes, aux commandes du système.
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2. Changes
Chapitre 2

Changes

Dans les années '60, le vent commence enfin à tourner. Marvel, sous la présidence de Stan Lee, adopte un point de vue plus pragmatique sur le monde. Plus jeune, plus prompt à conquérir cet autre public largement ignoré par l'industrie, le bonhomme s'oriente peu à peu vers l'intégration de personnages noirs en figurants dans les pages de Spider-Man, avant de se tourner vers Jack Kirby pour inventer des prises de position affirmées.

A d'autres endroits, les héros noirs commencent à se faire une place. Dans les comics de guerre notamment, à l'image du soldat Jackie Johnson (1961) de la Easy Company dans Our Army at War (DC Comics), une série signée Joe Kubert et Robert Kanigher. Marvel suit le mouvement avec Sgt. Fury and his Howling Commandos (1963), où est introduit le privé Gabe Jones. Ces publications obéissent à une réalité historique : le rôle entretenu par les noirs pendant la Seconde Guerre Mondiale, et pour beaucoup d'auteurs vétérans, une juste place à restituer dans la fiction. Les frères d'armes commencent à abonder, sans toutefois prendre le devant de l'affiche.

Il faudra pour cela attendre le personnage de Lobo (1965), figure de proue d'un western édité pendant deux petits numéros par Dell Comics, une société indépendante. Le cowboy, vraisemblablement inspiré par le shérif noir Bass Reeves, grande figure de l'histoire des afro-descendants aux Etats-Unis, dame le pion d'une petite année à Stan Lee et Jack Kirby  -contrairement à l'idée reçue, le Black Panther n'est pas le premier personnage noir à mériter son propre titre dans l'histoire des comics. Il reste toutefois un passage marquant de cette lutte pour la représentativité, dès son apparition dans les pages de Fantastic Four #52 en 1966. 

Un mainstream en reflet de la société


 

Baptisé par Kirby "Coal Tiger", le personnage anticipe la fondation du Black Panther Party, mouvement en faveur d'une résistance armée à la suprématie imposée par les racistes blancs. Suivant l'idée du Black Nationalism et la Nation of Islam de Malcolm X et du médiatique Muhammad Ali, le roi T'Challa se désolidarise des Etats-Unis dans ses présupposés, sans concessions faites à l'occident. Chef d'une nation africaine jamais colonisée, technologiquement supérieure, puissant, racé, le Black Panther marque l'histoire de la BD aux Etats-Unis sous la forme d'un "power fantasy" qui puise dans les idéaux anti-fascistes affirmés de Kirby. Son apparition associe d'emblée Marvel à l'avancée de la lutte des minorités. En parallèle, à une toute autre échelle, le comics Snoopy de Charles Schulz introduit la même année le petit Franklin, premier pote noir de Charlie Brown et de son charismatique toutou.
 
Stan Lee va récidiver peu de temps après, en s'inscrivant cette fois dans un contexte plus américain. Les personnages de couleur commencent à se faire de plus en plus nombreux dans les séries de la Maison des Idées, à des plans d'importance variable. En 1969 le Faucon (Sam Wilson) est introduit dans les pages de Captain America #117, avec l'artiste Gene Colan aux crayons. Le dessinateur expliquera bien plus tard avoir cherché à rendre hommage aux soldats noirs mobilisés pendant la Guerre du Vietnam, et à correspondre avec la lutte pour l'égalité des années '60, responsable de l'évolution des consciences. Pendant ce temps, DC Comics accumule les trains de retard, plus frappé que son principal concurrent par l'auto-censure après les années de règne du sinistre éditeur Mort Weisinger. Si le personnage de Black Manta apparaît, par exemple, en 1967, il faudra attendre la reprise de David Michelinie et Jim Aparo en 1974 pour découvrir le visage noir du personnage, décasqué. 


 
De son côté, Stan Lee se concentre sur l'enjeu marketing que représente cette capacité à se placer à l'avant-front de l'intégration.  Un activisme indirect, motivé par la quête de nouveaux publics, qui deviendra le fer de lance de ses créations. Le dernier coup de filet de cette récupération bien intentionnée sera Luke Cage, un héros fidèle aux codes du cinéma de la Blacksploitation, mouvement artistique visant à rendre aux acteurs et actrices noires leur place dans le processus de production. Il a souvent été dit que Luke Cage et Iron Fist allaient de pair, l'un et l'autre représentant les grandes tendances du cinéma de série B des années '70 : Shaft d'un côté et Bruce Lee de l'autre. Marvel n'a hélas pas jugé utile à l'époque de mettre un héros asiatique sous le masque de Danny Rand.
 
Cage apparaît en 1972, dans un numéro écrit par Archie Goodwin et illustré par John Romita Sr.. D'emblée, l'homme massif se présente comme une réponse à  une iconographie noire dans l'air du temps : grande gueule, arrogant, séducteur, habillé selon les codes vestimentaires de la musique Soul, épousant la réappropriation d'artistes noirs lassés d'être cantonnés aux rôles de second plan et cherchant à fabriquer leurs propres héros. L'ère est à la revendication. Les héros noirs ne sont plus inventés dans l'idée de chercher une aventure exotique, ou pour satisfaire un imaginaire raciste dépassé : l'intérêt se porte enfin sur l'envie de définir les contours de l'Amérique de couleur. A l'image de Shaft (1971) ou Foxy Brown (1974), Cage est la résultante directe de cet esprit furieux, musical, cinématographique, tandis que du côté de DC, on ose enfin pousser certaines portes.

DC, à son rythme


 

La société accompagne les transitions opérées par Marvel au tournant des années '70, en confiant notamment à Dennis O'Neil et Neal Adams la série Green Lantern (republiée ensuite sous le titre Green Lantern/Green Arrow). Hal Jordan, haut gradé de l'armée représentant l'establishment traditionnel, ne peut plus échapper aux problématiques de son temps : le temps d'un numéro devenu célèbre, le héros affronte ses contradictions lorsqu'il croise la route d'un homme noir, victime de racisme, qui lui expose son inactivité sur la défense des peuples au profit de sa quête spatiale. Les auteurs interrogent alors l'art politique, la figure du justicier face aux inégalités du monde réel. En 1971, O'Neil et Adams vont plus loin en inventant le personnage de John Stewart, premier super-héros noir de l'histoire de DC Comics. Son apparition transforme la série Green Lantern en tribune sociale, qui évoquera aussi le sujet de la drogue chez les jeunes.

Suivront ensuite Bronze Tiger (1975) et Black Lightning (1977), assortis d'un réflexe étrange consistant à apposer une nuance de couleur sombre ou brune aux noms des personnages noirs -signifiant malgré eux la rareté de leur condition. En 1975, les X-Men, parabole éternelle sur le racisme inexplicablement peuplée de personnages blancs, accueillent Storm, super-héroïne noire qui fera date dans l'histoire de la bande-dessinée de super-héros. A noter également, au crédit de DC Comics, le numéro Superman's Girlfriend Lois Lane #106 (1970), où la jeune journaliste devenait noire le temps d'un numéro, pour mieux comprendre ce qu'avaient à vivre les communautés du ghetto de Metropolis. L'héroïne confrontait aussi Superman, en lui demandant s'il serait toujours prêt à l'épouser en dépit de sa couleur de peau.
 
Les années '80 verront les occurrences se multiplier (à l'image de Cyborg, qui ouvre la décennie, mais également Amanda Waller, Vixen, Goblyn, etc).  Les personnages atteignent peu à peu les cimes de publications solitaires, quoi que les figures tutélaires des héros blancs, plus anciens, plus installés, restent largement majoritaires. Dans le même temps, le discours de revendication évolue vers de nouvelles formes, et tandis que l'ère plus sociale du Bronze Age met certains sujets en avant, l'industrie des comics manque de travailleurs noirs pour trouver l'authenticité de ses prises de position. Des scénaristes et artistes comme Dwayne McDuffie et Christopher Priest prennent place dans les rangs des éditeurs principaux, rivalisant ou devançant leurs homologues blancs en terme de talents et de popularité.
 

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3. Heavy in the game
Chapitre 3

Heavy in the game

La décennie 1990 représente une apogée pour la société de consommation américaine. Le cinéma, la musique et les arts commencent à s'ouvrir à la question de la représentativité, avec des vedettes de grande envergure, des musiciens populaires qui parviennent à faire le pont entre différentes catégories d'auditeurs, et une télévision bien installée dans les foyers avec des programmes représentant la normalisation des familles noires des Etats-Unis. Après avoir observé une hausse de leurs revenus dans la seconde moitié du XXème Siècle, les Afro-Américains sont désormais rangés dans la catégorie des consommateurs à séduire. Le combat pour la représentativité et l'égalité est, pourtant, loin de pouvoir se reposer sur ces seules variables économiques. 

1990, ère de nouveautés

 

Dans les grandes rénovations, les comics ne parviennent pas totalement à combler leur retard. En 1993, une galerie d'artistes noirs de talent vont tenter d'imposer leurs conditions à l'industrie : Dwayne McDuffie, Denys Cowan, Derek T. Dingle et Michael Davis espèrent alors proposer des personnages par des noirs pour des noirs, au sein de la structure Milestone Medias, associée à DC Comics par un accord de distribution. La maison d'édition se donne pour mission de ne proposer que des héros de couleur - en un sens, pour équilibrer les comptes. Hardware, Xombi, Static, Icon apparaissent toutefois  dans  le paysage culturel au mauvais moment. Les kiosques regorgent déjà de personnages inédits après l'apparition d'Image Comics en 1992, et dans le feu croisé d'initiatives telles que Dark Horse, Vertigo, Valiant et les pics de ventes réalisés par DC Comics et Marvel, les personnages de Milestone peinent à trouver leur public

Un héros des éditions Image Comics va toutefois se distinguer, à sa manière : lorsque la société apparaît sur le marché, Todd McFarlane invente son propre héros bannière avec Spawn, ou Al Simmons, ancien Marine tragiquement assassiné et revenu à la vie sous la forme d'un démon à cape rouge. Quoi que le personnage échappe aux classifications (du fait d'un visage en lambeaux, rarement démasqué), Spawn était pourtant bien un homme noir avant sa mort, et le sujet de sa famille endeuillée permettra d'apporter un peu de couleur aux premiers temps de la série. Forte d'un catalogue neuf, en reflet de son époque, l'entreprise présente un panel de personnage bien plus variés que les écuries de DC Comics et Marvel, formées toutes deux en des temps plus ségrégationnistes et monochromes.

Au sein des différentes boîtes postales présidées par McFarlaneShadowhank, Flint ou Voodoo viendront par exemple équilibrer la représentation des héros blancs traditionnels. De son côté, Grant Morrison, après avoir déjà inventé le premier personnage transgenre de l'histoire des comics avec Rebis,  présente dans ses Invisibles le héros de couleur "Boy", en l'affublant ironiquement du surnom donné aux noirs par les esclavagiste dans les Etats-Unis d'autrefois. Valiant ne sera pas en reste avec la première déclinaison du Shadowman, et renouvellera plus tard le contrat quand Christopher Priest lancera Quantum & Woody. Les dessins animés Justice League popularisent la figure de John Stewart, Spawn ou Static Shock héritent eux-aussi de leurs adaptations en cartoon.

Présent et renouveau

 

 

Difficile ou impossible d'énumérer les grands faits de la décennie, constellée d'initiatives transversales (liées, notamment, à la prise  du cinéma et des séries sur les personnages costumés). Dans le sport, l'Amérique célèbre Michael Jordan et Tiger Woods, au cinéma elle accueille l'ex Fresh Prince of Bel Air sous son nom civil Will Smith. Du côté des comics, Wesley Snipes devient Blade, un obscur personnage de Marvel qui sera adapté au cinéma avec un certain succès. Les cas de violence policière contre les noirs continuent toutefois d'éclabousser cette impression apparente de progrès, et quoi qu'ils soient de plus en plus divers, la fabrique à super-héros commence à se questionner sur son rôle social - en particulier sur le sujet des corps féminins et de la violence après une décennie difficile sur ces thématiques.

Dans le même temps, les jeunes créations se heurtent vite à un problème de popularité. Batman, Superman, ou Spider-Man auront beau tenter de faire de la place à un monde plus multicolore, ces personnages des premiers temps, inventés à une époque où on ne pensait qu'en blanc, laissent peu d'exposition aux nouveaux. Les grands éditeurs préfèrent de leur côté se concentrer sur les figures bien installées sans croire réellement à la naissance d'une nouvelle dynamique. Pour une génération d'artistes noirs cherchant à s'imposer, ou d'artistes blancs sensibilisés à ces thématiques, les années '90 sont une décennie d'essais par l'invention, mais le lectorat reste de son côté accroché aux anciens, sempiternels.  

La Maison des Idées trouvera, heureusement, une façon intelligente de concilier ces deux objectifs, en développant un nouveau banc de publications avec la ligne Ultimate (2000) Du Nick Fury basé sur les traits de Samuel L. Jackson au personnage de Miles Morales, l'éditeur parvient à faire cohabiter les sensibilités modernes et l'envie de renouveau, en utilisant leurs anciens personnages. Cette case, déconnectée du canon, permet aux auteurs Marvel d'expérimenter. Pour des scénaristes comme Brian Bendis ou Mark Millar, une aubaine. Enfin, le catalogue local a l'allure de son époque, et l'insertion de thématiques LGBT accompagnera ce regard plus inclusif. Également, se greffe l'idée qu'il est possible de changer la couleur de peau d'un personnage sans toucher à son essence, pour contredire le critère déterminant et immuable de l'appartenance ethnique. Un principe qui suivra les adaptations au cinéma ou en télévision, tandis que le architectes de la ligne Ultimates deviendront les vedettes de Marvel pour la décennie suivante.

Diversité à deux vitesses

 

 

Cette pratique, qui tend à se répandre au sortir des années 2000, se fait souvent contre l'avis du lectorat conservateur. Des mouvements massifs de rejet dans les rangs des lecteurs blancs et passéistes, qui reprocheront sévèrement à DC Comics ou Marvel de vouloir intervertir les rôles avec ces nouveaux entrants issus de la diversité (en dépit de l'exemple réussi de Miles Morales). A l'instar des nazis en 1940 ou du Ku Klux Klan en 1946, l'extrême droite reproche une fois de plus aux artistes de prendre position. Les formes ont évolué, la rhétorique s'est affinée au fil des générations, mais les comics ne sont pas épargnés par l’ascension massive des idéaux intolérants aux Etats-Unis, dans une parenthèse désenchantée de dix ans où les réseaux sociaux jouent à plein pour former de nouveaux groupes de pression. L'histoire se répète : de progrès en reculs, les sociétés d'édition tentent de plaire à tous et d'esquiver les polémiques. En définitive, le spectre inclusif s'ouvre lentement et sous le feu des critiques, tandis que les adaptations consolident certaines bases.

Dans le champ des comics indépendants, les essais vont souvent plus loin. Avec Black, Kwanza Osajyefo et Jamal Igle inventent un monde en reflet de l'Amérique raciste des violences policières, où quelques individus noirs se retrouvent pourvus de super-pouvoirs. L'artiste Ron Wimberley s'empare de son côté de Roméo & Juliette pour le roman graphique Prince of Cats, qui décale le drame de Shakespeare dans le Bronx des années '70, empilant sur la romance classique une réappropriation ethnique sur fond de naissance du hip hop. Sebastian A. Jones invente le monde d'afro-fantasy Asunda chez Stranger Comics, Mark Waid et J.G. Jones réinventent le mythe de Superman en présentant le surhomme originel comme un homme noir dans le Mississippi de 1927. Quelques uns des chefs d'oeuvres d'Image Comics s'intéressent au sujet de la diversité des corps et des couleurs, avec Saga, The Wicked + The Divine, Bitch Planet ou Deadly Class. A Harlem, l'association East Coast Black Age of Comics invente le Black Comic Book Festival en 2012 pour promouvoir les auteurs, artistes et lecteurs ou lectrices de couleur à un rythme annuel.

Le début du XXIème siècle s'accompagne également de revendications affirmées pour de très nombreuses causes, enfin prises au sérieux par les éditeurs. Le sujet transite, de la seule question des héros noirs à celle des personnages féminins plus autonomes, de héros ou héroïnes reflétant la diversité de genres ou d'orientations sexuelles, ou d'autres couleurs de peau. Dans le même temps, les comics mainstream tentent d'adopter une voie plus revendicative parfois, ou plus conservatrice à d'autres moments. Vue de si près, l'époque passe surtout pour être à la division, avec une frange dure d'idéaux impossibles à renverser et des tentatives hasardeuses ou sincères de faire bouger les choses. De nouveaux personnages continuent d'être inventés, au coup par coup.

Dans les catalogues de DC et Marvel, David Zavimbi devient le Batwing du Congo, Luke Fox adopte une identité similaire à Gotham City, Duke Thomas apparaît dans We Are Robin avant de prendre une place plus importante dans la famille Batman, Tanya Spears s'invite dans le volume de Christopher Priest sur Deathstroke et John Diggle devient un personnage important de l'entourage du Green Arrow. Brian Bendis s'inspire de ses filles adoptives pour inventer Ironheart, héritière spirituelle de Tony Stark, Rick Remender confie le titre officiel de Captain America à Sam Wilson, Miles Morales s'invite sur la Terre principale de Marvel, Brendon Montclare et Amy Reeder inventent Luella Lafayette, petite Moon Girl perchée sur son Devil Dinosaur. L'auteur Ta-Nehisi Coates prend ses quartiers chez Marvel, avec Vita Ayala chez DC.  Les personnages des films et séries s'adaptent : Lawrence Fishburne endosse le rôle de Perry White dans Man of Steel, Vondie Curtis-Hall devient Ben Urich pour la série Daredevil, Mehcad Brooks assume les traits de Jimmy Olsen dans la série Supergirl

Sur les écrans, les variations se multiplient, tandis qu'en comics, au cap d'initiatives éditoriales telles que Marvel Now et DC You, les grosses structures laissent leur chance à des personnages plus variés, pour traiter plus largement la question de l'inclusion - BatwomanShe-Hulk, Elektra, Ms. Marvel, Spider-Gwen, Iceman, Jane Foster, Amadeus Cho, Mockingbird. Un ensemble de projets diversement appréciés, mais qui auront eu le mérite d'expérimenter. Le grand mouvement de va et viens laissé à ces personnages issus d'une diversité plus globale fonctionne sur un principe d'apprentissage par l'échec, avec des ajustements.

Avec l'ajout de ces figures représentant la variété réelle de la société, il restera encore un long chemin aux comics pour être le reflet valable d'un monde où évoluent des tonnes d'autres cultures désolidarisées d'une norme blanche et hétéro-centrée. Le chantier est d'autant plus important que l'Amérique a prouvé depuis peu que des décennies d'avancées n'empêchent pas un peuple entier regarder vers l'arrière, pour le pire. 


Cette éternelle lutte, qu'aucun média ne semble avoir parachevé, n'en est finalement qu'à ses premiers pas, et les propositions comme Marvel Legacy semblent valider le fait que les comics resteront toujours ancrés dans ce passé plus uniforme, qui part et revient au gré des tendances. Mais, le succès populaire que rencontrent des films comme Wonder Woman, ou l'attente générée par le Black Panther de Marvel Studios en témoigne : un autre public existe, et attend, lui-aussi d'être élevé par un Batman, pourquoi pas dans des clous moins normatifs que le Bruce Wayne des débuts, ami de la police, respectueux d'une hiérarchie systémique à remettre en question, parfois (en termes d'autopsie ou de légitimation de la violence).

Ce qui frappe pourtant, c'est qu'encore aujourd'hui, on aura confié à Ryan Coogler le destin du Black Panther cinématographique. A la fois une bonne chose, puisqu'un réalisateur noir est logiquement le mieux armé pour comprendre ce personnage, et peut-être un symptôme des lentes avancées de nos sociétés. Puisqu'en définitive, on serait en droit de se demander si l'utopie ne serait pas de commencer à considérer un jour les personnages par-delà les normes imposées par une société inégale, ou de s'inquiéter qu'il ait fallu attendre si longtemps avant de voir un héros coloré rejoindre les têtes d'affiches caucasiennes de la marque dans les salles obscures. En somme, cette lutte ne ferait que commencer, et attendrait par exemple qu'un ou une artiste noire prenne l'écriture d'un Superman blanc sans susciter de polémiques autre que sur la qualité de l'écrit. 

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Chapitre 1

Old School

Retracer l'histoire du super-héros noir revient à retracer l'histoire du peuple afro-américain aux Etats-Unis. La représentation des personnages de couleurs dans les arts destinés au grand public évolue pendant le XXème siècle, devant une résistance tenace de mentalités racistes, et de lents progrès. Les premières formes de comics strips apparaissent dans l'entre-deux guerres, longtemps avant l'acquisition de droits civiques significatifs pour les descendants d'esclaves, et dans une ère où la dernière génération des propriétaires de plantations ne s'est pas encore éteinte. 

Cette période coïncide avec l'apparition de la seconde itération du Ku Klux Klan, popularisée dans le sud des Etats-Unis en 1915 suite au long-métrage "Naissance d'une Nation". En rapide expansion jusqu'au milieu des années '40, le groupe représente une part considérable de l'opinion publique, y compris pour les dignitaires du champ politique. En parallèle du développement de l'urbanisme yankee, le peuple afro-américain évolue dans des quartiers centralisés sous la forme de ghettos dans les grandes villes. En campagne, le racisme est légion, et dans les états du Vieux Sud, les violences sont répandues. Quoi que l'esclavage ait été aboli, les Etats-Unis appliquent un corpus législatif profondément ségrégationniste.

Les premiers personnages noirs à apparaître dans la bande-dessinée américaine reflètent ce regard social bardé de racisme ordinaire, de stéréotypes ethniques ancrés dans l'inconscient collectif blanc. Les comics vont aussi écoper d'une fascination morbide pour l'Afrique sauvage, dans un grand procédé d'exotisation simpliste qui colle aux codes des oeuvres de l'ère pulp (peuplées d'aventuriers, d'explorateurs, ou d'hommes-bêtes inspirés par les écrits d'Edgar Rice Burroughs). 

Age d'or monochrome


Au-delà des villes, les premières formes de héros noirs passent par ce trait commun aux bande-dessinées européennes : l'esprit colon. Fascinée par exotisme de jungle africaine fantasmée, où la civilisation et l'intellectualité n'auraient pas, selon les pré-supposés des métropoles, encore trouvé leurs places. La représentation de l'Afrique passera en grande partie par ce biais dans l'ère du comic strip, aussi inspirée par TarzanKing Kong, Le Sixième Continent ou Le Monde Perdu. L'appel sera plus décoratif, cherchant à restituer un sentiment d'aventure dans le paysage de la jungle, où les dinosaures, bêtes sauvages et obstacles naturels côtoient l'archétype de tribus cannibales à peau brune. 

Une sorte de mode Pygmée héritée de la littérature populaire et du roman fantastique, où des peuples de la forêt ou des plaines appliquent fidèlement une représentation chère aux colons peu instruits sur la réalité des civilisations dont l'Europe avait choisi de s'emparer. A l'instar de Tintin au Congo, l'esprit "Jungle" se démocratise dans l'ère pulp, avec les Jungle Fantasy, Jungle Adventures, Jungle Jo, etc.  On aime à dater le personnage de Lothar, fidèle valet africain du magicien Mandrake (1934), comme l'un des premiers personnages noirs de la bande-dessinée américaine. En l'occurrence, des comic strips, mode de publication central à l'époque.

Lothar est un prince "de sept nations d'Afrique", et accompagne le héros de Lee Falk, dans un idéal de l'acolyte noir de peau, épaulant un blanc plus instruit, à l'instar de Robinson Crusoé et Vendredi. Illettré, en peau de bête en dépit de sa figure de roi d'une fédération, Lothar sera le premier d'une longue série, préfigurant d'une peinture transnationale de personnages tribaux. Le modèle inspirera de nombreux autres personnages par la suite, le principe du sidekick noir et inférieur devenant un archétype répandu pour de nombreux comics de l'âge d'or. Timely Comics, ancêtre historique des éditions Marvel, ne va pas tarder à suivre le mouvement lorsque le jeune Bucky Barnes, fidèle bras droit de Captain America, a droit à sa propre équipe de compagnons.

Baptisée Young Allies (1941), la formation introduit le personnage de Washington Jones, ou White-Wash, surnom équivoque sur la réalité de cette invention. Dépeint comme un jeune homme noir, avec un phrasé vernaculaire et un accent caricatural (à l'image de La Case de l'Oncle Tom), sa tenue diffère des autres membres de l'équipe. Grande veste, noeud papillon et chapeau aux larges bords, White-Wash reprend quelques traits du Black Minstrel, une motif récurrent du théâtre de cabaret très populaire dans les Etats-Unis du XIXème siècle où différentes troupes d'acteurs blancs se grimaient le visage (l'origine des "black faces") pour interpréter des personnages noirs. Ouvertement racistes, ces spectacles auront participé à construire un archétype durable du noir souriant, stupide et servile dans l'inconscient américain. Son costume évoque également les tenues des jeunes jazzmen de Louisiane ou de Harlem.

Plus loin, Albert Jones, dit "Slow-Motion Jones" fait son apparition dans USA Comics #6 (1942). Acolyte de The Whizzer, il hérite à son tour d'une tenue soulignant une origine pauvre, un phrasé particulier et un caractère simplet, en accord avec l'image dominante du peuple noir dans les consciences du temps. Ces deux héros, dessinés selon les codes de l'âge d'or, auront tout de même l'avantage d'être dépeints comme supérieurs à l'adversaire nazi lorsque démarre l'ère des comics de propagande. Timely Comics, à l'inverse d'autres maisons d'édition, aura également fait partie des premières entreprises à employer des salariés noirs, pour des corps de métier allant du lettrage à la mise en page.

Dans une sorte de paternalisme maquillé de bonnes intentions, la bande-dessinée reprend à l'époque une iconographie similaire aux débats posés par l'oeuvre de Mark Twain. Si les personnages noirs sont rarement présentés comme des figures d'adversité, ceux présents dans l'entourage du héros blancs se retrouvent piégés par un rapport de pouvoir (qui passe par le dialogue) et une emprise infime sur l'intrigue. A l'instar du Jim de Huckleberry Finn, un rôle qui interdit aux noirs d'apparaître sur le devant de l'affiche. Ces règles n'épargnent pas les plus grands des contemporains de Hergé : Will Eisner lui-même applique le modèle en inventant le personnage d'Ebony White (1940), déplorable caricature du noir vu par le prisme du regard ségrégationniste dans les pages de The Spirit. Les éditions Fawcett imposeront de leur côté une sorte de standard insurmontable et codifié.  


Billy Batson n'échappe pas à la règle du sidekick simplet, avec le personnage de Steamboat (1942). Là-encore, une garde-robe faite de tenues simples évoquant une misère apparente, quelques occurrences de peaux de bêtes et un même emprunt au costume rudimentaire de jazzman. Cette imagerie est plus récurrente encore dans les aventures publiées chez Fawcett, où les personnages sont plus nombreux, mais tout aussi interchangeables : plus crédules, plus superstitieux, plus souvent dépassés par les situations, ces-derniers sont là pour faire rire, à leurs dépends. Dans un numéro de Captain Marvel (Shazam) rentré dans l'histoire, Fawcett assume le stéréotype comme une règle de l'univers en présence : pour s'infiltrer à bord d'un bateau, Billy Batson se tartine le visage de cirage et adopte ce phrasé raciste, se comportant comme un noir est censé se comporter selon les codes du registre. Plus qu'un tic d'écriture, cette ségrégation se métamorphose en normalité. 

Côté DC Comics / National, l'histoire du héros noir est un peu plus difficile à retracer : les revues imprimées à l'époque en paraissent bêtement et simplement dépourvues. A noter que certains débats modernes sur le refus des éditeurs à censurer les comportements déviants dans les pages de BDs se posaient aussi aux premières heures des super-héros : pendant des décennies, le Ku Klux Klan, considéré comme une organisation légitime pour une bonne partie des citoyens du pays, exerçait une pression sur les prises de parole publique sur le sujet du racisme. A l'image du parti nazi américain, qui tenta de lutter contre le Captain America de Joe Simon et Jack Kirby pour sa représentation partisane d'Adolf Hitler en 1940, le groupe fit plus tard pression sur le feuilleton radio Superman lorsque ce-dernier s'engagea ouvertement contre les violences faites au noir, aux premières heures de l'Après Guerre. Les sociétés d'édition ne l'époque, au-delà de vouloir correspondre à un archétype tenace, cherchaient avant tout à éviter un bras de fer perdu d'avance.

Quelques pionniers se font pourtant une place : l'artiste Jackie Ormes,  rentrée dans l'histoire comme la première dessinatrice afro-américaine en 1937, crée Torchy Brown in Dixie to Harlem, comic strip syndiqué à propos d'une chanteuse et danseuse noire du Mississippi en quête de fortune dans un récit humoristique.

L'après-Guerre, pionniers et ingérence


 
En 1946, les Etats-Unis sortent victorieux de la Seconde Guerre Mondiale. Quoi que cette victoire soit aussi à attribuer aux très nombreux soldats noirs partis au front, la représentativité ne connaît pas de bond significatif. Superman est encore le plus populaire de son temps, et traîne ses aventures entre les planches de bande-dessinée et un feuilleton radiophonique entendu par des millions de gens. Un activiste blanc originaire du Sud, Stetson Kennedy, héritier des entreprises de chapeau Stetson, va s'infiltrer dans les rangs du Ku Klux Klan pour dénoncer les pratiques de l'organisation. Ne trouvant personne pour l'aider à colporter son expérience, il entrera en contact avec l'équipe de production du feuilleton Superman, avec qui il réalisera l'arc scénaristique Clan of the Fiery Cross. Pour la première fois, le héros en bleu s'engage pour la défense d'un jeune noir et contre les manœuvres d'un groupe encore très puissant.  Cet événement historique aura de lourdes conséquences pour le Klan, qui appellera au boycott de Superman en tentant de faire pression, sans succès, sur les sponsors publicitaires.
 
Plus loin, en 1947, le journaliste Orrin C. Evans, considéré comme le premier reporter noir à couvrir des sujets d'importance dans une revue destiné à un lectorat blanc, non spécialisé (les Philadelphia Tribune et Philadelphia Record) dans l'histoire des Etats-Unis, va lui-aussi s'intéresser aux comics. 

Fils d'un père noir à peau claire, susceptible de passer pour caucasien, et d'une mère noire à l'ethnie plus marquée, Evans sera frappé très jeune par cette différenciation - il assiste dans son enfance à des scènes de famille où la femme devait se faire passer pour l'employée de maison devant les invités. Sensibilité à l'action politique dès l'adolescence, le garçon réalise après ses débuts dans le journalisme que la popularité et l'audience des comics (qui s'adressaient alors essentiellement aux enfants) serait un véhicule accessible pour l'étalage de ses idéaux. 
 
En 1947 le premier et unique numéro de All-Negro Comics est imprimé et distribué. Pensée pour être anthologique, la revue présente des personnages noirs aux antipodes des stéréotypes de l'époque : un détective privé, un espion, mais aussi des histoires humoristiques fidèles à leurs équivalents blancs. Evans marquera ainsi l'histoire de la bande-dessinée aux Etats-Unis en proposant le premier comics noir par des noirs, pour des noirs. Une méthodologie qui préfigure de ce que fera Milestone des décennies plus tard, devant un problème qui n'aura toujours pas été réglé.
 

 
En dépit de ces tentatives éparpillées, le personnage noir peine à exister dans les kiosques. La fin des années '40 et le début des années '50 vont toutefois s'accompagner les premiers temps de la lutte pour les droits civiques, avec un début de réflexion sur cette problématique sociale. Dans la foulée du travail d'Orrin C. Evans, l'entreprise Parents Magazine Press publie en 1948 deux numéros d'une revue baptisée Negro Heroes, tandis que Fawcett Comics tente de trouver de nouveaux marchés avec Negro Romance en 1950, imitant le modèle des BDs romantiques de l'Après Guerre. Les prises de parti politiques sont encore très inexistantes, mais l'éditeur de Billy Batson fait l'effort de s'éloigner des stéréotypes : les personnages de Negro Romance varient en tenues et commencent à parler correctement. On remarque que les couvertures, souvent faites de photographies en prises de vue réelles, préfèrent encore les noirs à peau claire.
 
A mesure que le temps nous éloigne de la Seconde Guerre Mondiale, les super-héros déclinent, et la bande-dessinée et se heurte au séisme du Comics Code Authority. L'organe d'auto-censure, imposé par l'état devant une fronde conservatrice supposément inquiète des effets de la lecture sur les jeunes, ne se fabrique pas seulement autour du sujet de la violence. A l'époque, le comité a aussi en en ligne de mire un récit d’astronautes baptisé Judgement Day (1953). Dans ce numéro particulier, l'intrigue suit un explorateur spatial invité à visiter une planète de robots parvenus au stade de l'intelligence humaine. Le héros est l'ambassadeur d'une fédération galactique, et se doit de décider si cette nouvelle civilisation pourrait trouver sa place dans le consortium. Il finira par trancher dans la négative en estimant que les robots étaient encore trop archaïques, superstitieux et fanatiques pour rejoindre l'ensemble de la société spatiale. 
 
Dans les dernières pages, l'astronaute ôte son casque, et le lectorat découvre alors un homme noir dans ce rôle d'ambassadeur. L'histoire est alors purement et simplement rejetée par le Comics Code, au prétexte qu'un personnage noir dans une telle position d'autorité était contraire aux valeurs défendues par l'organe de censure. Les nombreuses prises de position de ce "livre de règles" imposé aux comics va freiner la progression de certains sujets pour les éditeurs qui n'auront pas les moyens de se défendre, à l'époque où les parents restent les principaux acquéreurs de comics, pour leurs enfants. Se passer du sigle de validation "approuvé par le Comics Code Authority" est alors un énorme problème, et beaucoup de sociétés et d'artistes devront limiter les prises de position pour ne pas provoquer l'ire des puritains ou racistes, aux commandes du système.
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Corentin
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