Il n'aura échappé à quiconque un minimum informé que l'agriculture et l'élevage de masse contribuent à une détérioration générale de l'alimentation humaine et pose un grand ensemble de questions économiques, écologiques et éthiques (et pas forcément dans cet ordre là). Les études scientifiques démontrent de plus la dangerosité des aliments portés à notre bouche par l'industrie. Mais que se passerait-il si en plus d'être cancérigènes, notre alimentation pouvait nous jouer un tour bien plus dangereux ?
Dans The Beef, nouveau titre publié chez Image Comics, la question est soulevée dans une sorte de parodie des comics de super-héros des années 1960, où les accidents scientifiques permettaient l'apparition de nouveaux personnages devenus par la suite incontournables, avec ici Hulk en tête visiblement. Chuck Carter travaille pour l'abattoir qui produit la viande pour l'immense fast-food local. Son père y était également, et il a baigné dans cette ambiance toute sa vie, consommant chaque jour le produit d'un travail cruel et qu'on ne montre en général jamais sous un beau jour. Brimé tout jeune par les bullies du coin, et méprisé dans son travail au jour le jour, Chuck est amoureux de Mary-Lynn, immigrée mexicaine travaillant juste en face de l'abattoir, cueillant des fraises transgéniques à longueur de journée. Une histoire d'amour impossible, me dites-vous ?
Pour cette entrée en matière, Richard Starkins et Tyler Shainline n'hésitent pas à rentrer dans le lard (oui, c'est un jeu de mots) en mettant en exergue les déviances de l'industrie alimentaire. L'intérêt est de ne pas verser dans un parti pris manichéen, en allant voir à la fois l'horreur et l'absurdité de l'industrie du côté de l'élevage, et de l'agriculture. L'histoire est accompagnée d'un commentaire au ton doucement sarcastique, et qui s'appuie sur des faits scientifiques connus. Des formes de répétition en miroir entre le début et la fin du numéro appuient assez bien une narration efficace, qui sert correctement l'histoire, et ce que les auteurs nous disent en filigrane.
Puisqu'à côté de leurs personnages, les auteurs repeignent au vitriol un certain portrait de l'Amérique, avec notamment ces deux bullies qui incarnent tout ce que la société peut produire de mauvais en termes de comportements. Sexisme, racisme, vulgarité, tout y passe, et c'est d'ailleurs cette attitude qui fera perdre son sang-froid à Chuck Carter. Et l'occasion de s'amuser sur le triple sens du titre de cette série, puisque si le beef désigne évidemment la viande de boeuf, en argot on l'utilise aussi pour désigner une montagne de muscles, ou une mésentente profonde entre différentes personnes.
Il y a donc moult choses à explorer dans ce premier numéro, en plus d'avoir une construction scénaristique classique, calquée sur un modèle qui vieillit plutôt bien, et que seule une patte artistique très marquée pourra rebuter. Pour la faire simple, le dessin de Shaky Kane est clairement typé "indé" avec un trait pas forcément attirant, et l'utilisation de fonds de couleurs qui trahit un manque évident de décor. Néanmoins la simplicité de l'ensemble permet de ne rien enjoliver ou styliser, et la cruauté de certains passages (notamment concernant le sort des vaches en abattoir) saura heurter le lecteur comme il faut.
Vous ne regarderez plus votre assiette de la même façon. En plus d'avoir une introduction efficace, The Beef fait partie de ces titres indé de niche qui ne séduira que peu de lecteurs, malgré une qualité évidente. Les niveaux de lectures sont multiples, à la fois par ses thématiques que dans sa façon de traiter son histoire. On appréciera que les auteurs ne se laissent pas aller à prendre le parti pris le plus facile, et on vous invitera à découvrir la chose par vous-mêmes.