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Wimmen's Comix : l'appel féministe d'une bande d'artistes de l'underground

Wimmen's Comix : l'appel féministe d'une bande d'artistes de l'underground

chronique
Plutôt confidentiel au regard d'autres mediums, le comics a pris son temps avec les droits des femmes. L'appel du pied des lectrices et autrices remonte pourtant à des décennies, seulement éclipsé par la popularité des héros en cape, leur marche périlleuse vers plus d'égalité, de représentation - cela ne fait pas si longtemps que l'on a commencé à rhabiller les héroïnes des nineties, et les affaires récentes de harcèlement ou de retour en arrière après les ouvertures proposées par Marvel ne rassurent pas. Comment souvent, les luttes les plus féroces se sont menées sur le terrain de l'indépendant.
 
Côté mainstream, le succès d'une Wonder Woman (ou d'un Black Panther dans un autre registre) s'explique par un contrepoint (attendu) à une sphère dominée, comme beaucoup d'autres, par l'homme blanc, hétérosexuel, avec l'appui ou non de la religion de son choix. Le super-héros est l'avatar d'une culture dominante que l'histoire et ceux qui l'écrivent auront rangé dans une catégorie fondamentalement masculine, avec des efforts faits au fil des ans pour ouvrir cette perspective à celles qu'on entendait moins.
 
Une occasion de se rappeler des femmes qui auront fait l'histoire d'un medium moins en vue que la chanson, la télévision ou le cinéma, et qui auront pourtant offert un front historique à cette cause, toujours piégée dans l'irrésolu. Avant que les réseaux sociaux ou les Weinstein de ce monde ne mettent l'homme occidental - qui n'y est pour rien, forcément - devant ses contradictions, un petit groupe d'artistes secouait l'inactivité des majors dans les années 1970, avec tout un pan de publications. 
 

 
Cinquante années en amont de débats endiablés sur la toile, les imprimeries américaines découvraient Robert Crumb et son Zap Comix, premier succès d'édition en kiosques pour une BD indépendante. L'artiste pousse la porte du mouvement underground, avec une école d'imitateurs ou de passionnés pressés de s'y engouffrer.
 
Les années 1960 sont à l'époque une vaste ère de changements. Une génération d'enfants née pendant la Guerre porte un regard nouveau sur les valeurs de l'Amérique conservatrice, sa censure, son obsession pour un mode de vie calibré défendu par une propagande d'état au pic de la Guerre Froide. Les Etats-Unis sont à l'époque fiers d'être la première nation du globe, en opposition sur le pan des valeurs avec les sales Rouges de l'Ouest. On met l'accent sur l'idée que tout va bien, que le soleil brille sur Washington, que les cheeseburgers sont bons pour la santé et que la femme est heureuse dans son foyer douillet. 
 
Le cinéma et les comics obéissent à deux codes de régulation : le Code Hays pour les écrans, qui bannit le sexe, les tendances impropres aux bonnes mœurs ou les revendications sociales, et le Comics Code of Authority. Celui-ci établit que "l'usage des femmes dans les récits est fortement déconseillé. Les femmes, utilisées dans une intrigue structurée, doivent apparaître au second plan et être dessinée de façon réaliste, sans exagérer leurs attributs corporels".
 
Noir sur blanc, l'industrie castre toute idée d'héroïsme féminin, et tandis que Diana régresse sous la plume de Robert Kanigher, les mentalités, elles, progressent à un autre niveau : en 1963, Betty Friedan, inspirée par Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, écrit The Feminine Mystique, pamphlet opposé à la représentation des femmes dans les médias traditionnels. L'ouvrage fait fureur et amorce une vague de féminisme nouveau, alimenté par l'énergie et l'effervescence de la marche des droits civiques chez les Afro-Américains, et du mouvement hippie anti-guerre de l'époque.
 
Toute une génération se soulève contre l'establishment, et les femmes en particulier obtiennent de nombreuses victoires législatives à l'époque : le premiers pas de l'égalité salariale, la sanction pénale du harcèlement sexuel au travail, et la légalisation de la contraception aux couples mariés. De son côté, la journaliste Gloria Steinem infiltre les serveuses du Playboy Club en 1968, lieu de rencontre de patrons et d'hommes d'affaires où les employées sont incitées à accepter les faveurs des clients, habillées en tenue sexy. Son article sur la question fera date, et ouvrira un appel d'air à une plus grande presse féministe. Steinem fondera de son côté le magazine Ms., qui prendra Wonder Woman pour emblême à son premier numéro.
 
Le comics accueille de plus en plus de femmes, dans des rôles de compagnon (une tendance lourde du Silver Age). Cet esprit de revendications est encore sage, abrité derrière une armée de codes puritains et la peur d'un message politique trop engagé. Ce sont des hommes qui écrivent l'histoire de la BD à l'époque, et ce constat se reflète dans l'exercice des parutions : la femme reste sujette au danger, le héros en perpétuel quête amoureuse, et si les deux éditeurs d'importance ne partagent pas la même vision, des titres comme Superman's Girlfriend Lois Lane ou les aventures de Supergirl traversent la décennie comme de honteuses mésaventures machistes.
 

 
Nous sommes en 1970, loin des gratte-ciels de New York ou DC et Marvel se jettent des regards lointains depuis leurs tours à ascenceurs. C'est à San Fransisco que démarre le mouvement des underground comix, la Bay fleurit à l'époque de petits éditeurs à s'engouffrer dans la brèche ouverte par Crumb ou Harvey Kurtzman. Ils s'appellent Print MintKitchen Sink, célèbre pour avoir édité la parodie porno' d'Archie, Cherry Poptart ou Rip Off Press, maison mère de Gilbert Shelton et son super-chien satirique Wonder Wart-Hog.
 
Les auteurs du mouvement restent essentiellement masculins. Leurs armes sont la carricature, l'humour noir et le message porté par l'amour du LSD, du rock et du flower power. C'est au sein d'une revue de Berkeley que l'artiste Trina Robbins fera ses premières armes. Celle qui créera plus tard l'héroïne libérée Vampirella dresse un constat de son époque : l'industrie est faite d'hommes, et manque dans le paysage des publications une enseigne réservée exclusivement aux femmes du comic book
 
Après avoir découvert un numéro de It Ain't Me, Babe, une revue féministe de San Fransisco, Robbins contacte l'éditeur Last Gasp pour proposer un comics dans une optique de revendications. En 1970, It Ain't Me Babe Comix devient le premier single fait par des femmes, et seulement par des femmes. On retrouve parmi elles les noms et le talent de Barbara Mendes, Nancy Kalish, Lisa Lyons, Meredith Kurtzman et Michelle Brand. Robbins reçoit 1000 dollars en échange du premier numéro - une somme importante pour ce marché ultra-confidentiel - des mains de l'éditeur Ron Turner, qui selon la légende serait ensuite parti s'acheter des tranquilisants en attendant la sortie des imprimeries. Le one-shot sera réédité deux fois, aux côtés d'un autre titre qui arrive dans les kiosques à deux semaines d'intervalle : Tits & Clits Comix, de Joyce Farmer et Lyn Chevely
 
En 1972, ce "Babe Collective" se reforme devant la demande de Turner, qui se dit prêt à éditer une parution régulière. C'est ainsi que naît Wimmen's Comix #1, une série qui se présente comme un agglomoré du travail de professionelles comme d'amatrices. Robbins défend l'idée que le groupe fonctionnait comme un collectif, sans chef de file, et recevait les dessins d'artistes débutantes dont le style trahissait l'inexpérience. Peu importe, l'idée était de donner une voix aux femmes dans la BD, et pas de proposer un travail concurrentiel aux plus gros éditeurs.
 

 
Wimmen's Comix traitera de bien des sujets, l'image de la femme renvoyée par les médias et la société dominante en particulier. On suivra des récits tantôt fictionnels, tantôt réels, souvent imagés ou romancés, avec un goût pour le surréalisme des années drogue. Des thèmes comme le sexe, la maternité, la relation à l'homme et au harcèlement quotidien ou au travail seront abordés. Souvent violemment, cruellement. L'expression graphique qui ne cache rien, et la critique accusera souvent le groupe de verser dans la pornographie.
 
On retrouvera l'utilisation de figures connues des comics dans les pages. Supergirl, par exemple, mais aussi Betty et Veronica. Le style parodie souvent allègrement les romance comics, un genre popularisé des décennies plus tôt par Joe Simon et Jack Kirby et qui fleurit allègrement à l'Après Guerre - on y retrouvait des femmes fascinées par les héros, souvent pestes ou candides. Ici, la plupart s'unissent contre les garçons, ou se révèlent une sexualité d'un autre registre en réaction.
 
Les critiques seront nombreuses, y compris de groupes féministes eux mêmes qui voient dans certaines histoires une décridibilisation de problèmes réels. D'autres les accusent d'utiliser le mot men dans Wimmen, ce que les artistes changeront ensuite. La série se renommera Wimmin's Comix à partir du cinquième numéro, à une époque où le comics indépendant commence à battre de l'aile.
 
Puisque, seulement un an après le début des parutions, l'état légifère "contre l'obsénité" - la page des années 1960 se tourne et l'establishment commence à reprendre ses droits. En 1973, la Cour Suprème valide les community standards, une norme qui permet aux municipalités le droit de décider de ce qui est ou non conforme aux bonnes moeurs. Les mairies mettent le nez dans les films diffusés à l'ère du Nouvel Hollywood et les comic shops sont sévèrement contrôlés. A l'époque, deux libraires sont même arrêtés pour avoir vendu des exemplaires de la série Tits & Clits Comix (!). Ce vaste mouvement de censure commence à enterrer l'essort de San Fransisco, et la bulle des underground comix se prépare à éclater.
 
De son côté, le magazine Ms. de Gloria Steinem refuse de faire la publicité de Wimmin's Comix pour les mêmes raisons : la peur d'être arrêtée pour promotion de ce que l'Amérique conservatrice voit comme de la pornographie déguisée. Les publications du groupe sont de plus en plus éparses, et la série change deux fois d'éditeurs pour raisons financière. Changeant maintes et maintes fois d'équipe créative, Wimmin's Comix maintiendra un run difficile jusqu'en 1992, vingt années après le début de sa publication.
 

 
Entre temps, beaucoup de choses auront changé. Le Comics Code aura été définitivement aboli au moment du Bronze Age, les revues quittent les frontstores pour les comic shops puis les librairies authentiques, des noms comme Louise Simonson, Karen Berger ou Jenette Kahn infiltrent les rangs masculins des maisons de super-héros. En 1981, Kahn devient d'ailleurs la première présidente de DC Comics, et à défaut d'être paritaires ou d'avoir secoué leurs vieilles habitudes, les héros en costumes ont accueilli de nombreux personnages féminins en marge des figures testostéronnées. 
 
Mais le combat sera loin d'être gagné : la décennie 1990 voit un affreux recul dans la représentation graphique des femmes en BD. Sexualisées, vulgarisées, assassinées cruellement. Au point culminant de la décennie se forme l'emblème des Women in Refrigerators, listing de toutes les femmes tuées ou blessées dans les séries de super-héros. La route sera encore bien longue, meilleure dans les années 2000, quoi que la persistance de groupes archaïques sur les réseaux sociaux ou la popularité des premiers personnages (masculins et blancs) empêcheront de nouvelles figures de s'imposer.
 
On pourra compter cependant sur des séries comme Bitch Planet, The Infinite Loop, Velvet et autres titres de la sphère indé' pour, une seconde fois, tirer l'industrie vers le haut. De la même façon, des héroïnes comme Batwoman gagnent en popularité, et la voix des communautés de fans s'exprime de plus en plus souvent contre la sexualisation des costumes ou le manque de chromosomes X dans les pages des éditeurs principaux.
 
En marge de notre époque moderne, riche de revendications, Trina Robbins expliquait que les éditeurs de la Bay, les It Ain't Me Babe, Tits & Clits et Wimmin's Comix, avaient ouvert la porte à ce vent de changement. Si l'aura du mainstream aura toujours étouffé les publications indépendantes, l'histoire de la BD américaine peut dater ce premier pivot, où les femmes n'ont pas attendu que l'homme leur fasse une place. Parties conquérir les étales, le groupe aura créé un précédent qui rappelle à notre ère moderne la difficulté de ce combat - qu'on espère voir aller plus vite au firmament de succès récents.
Corentin
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