Bernard Trout. A moins que vous ne soyez un passionné de l'histoire des publications de comics en France - et Dieu sait qu'il y a des choses à raconter - son nom ne vous dira peut-être rien. Il est pourtant cité par DC Comics comme l'un des "Fifty Who Made DC Great". Soit, selon une traduction littérale au possible, les cinquante personnes qui ont donné leur grandeur à DC Comics.
C'est que Bernard Trout, avec ses collègues de la Sagédition (anciennement SAGE), a participé à la publication des comics Superman sur le territoire français dans les années 60 et par après. Des publications qui ont été en fait des retrouvailles entre Clark Kent et l'ancien éditeur. Aujourd'hui, à 90 ans, Bernard Trout garde encore un souvenir clair de sa première rencontre avec l'Homme d'Acier. A l'heure de la publication d'Action Comics #1000, petit retour dans un lointain passé.
Il s'en rappelle comme si c'était hier : "Quand j'ai découvert Superman, c'était en 1939, dans les pages du journal Aventures." Mais cette publication n'avait rien à voir avec ce que nous connaissons aujourd'hui. "Le patron du journal avait probablement conscience que [Superman] c'était tellement nouveau, ou que ce n'était pas dans le fil droit des bande-dessinées pour enfants, que c'était publié en noir et blanc. Sur la deuxième page, il me semble. Et il ne s'appelait pas Superman, mais Yordi. La trouvaille de Yordi comme nom français, c'est assez génial !"
Bernard Trout a donc rencontré Superman très peu de temps après sa publication originelle de l'autre côté de l'Atlantique. Et il rappelle que ce n'était pas encore l'être invincible que l'on connaît - ce qui l'a fasciné alors. "Comme chacun sait, tout au début de Superman, il n'y avait pas vraiment de super-pouvoirs. Venant de Krypton, qui a une pesanteur différente, il pouvait sur Terre courir plus vite qu'un train et sauter par dessus des voitures. Ce n'est pas le Superman avec la force énorme, la puissance, son regard... C'était beaucoup plus calme. Et c'est ça qui nous fascinait. Le fait d'être finalement humain, avec des pouvoirs sensiblement supérieurs au commun des hommes." Une admiration partagée avec d'autres figures héroïques des publications passées : "le Fantôme du Bengale, Mandrake, me fascinaient." Avec son regard d'enfant, il ne savait pas que son chemin et celui de Superman se re-croiseraient.
Trout a suivi Superman pendant la Guerre, chez les éditions de Cino Del Duca comme l'Aventureux. "Il y avait la censure à cause de l'occupation allemande. On ne parlait pas de Superman, mais de l'évadé de Krypton. J'ai assisté aux copies sur papier calque ! On recopiait les dessins des Superman américains, et on le faisait paraître sous le nom de François l'Imbattable, et la censure allemande n'était pas suffisante pour que l'on devine que ça vient des Etats-Unis."
L'un et l'autre se seront ensuite séparés. "Il a disparu de la circulation, pour moi. Je l'ai retrouvé alors que je traduisais des BD pour les éditions de Del Duca. J'entendais parler d'un retour de Superman ; jusqu'à ce que l'occasion me soit donnée de le publier".
Au départ, les retrouvailles sont compliquées. "Il fallait ajouter d'autres histoires pour que le tout soit un objet de presse, et on passait par l'édition Belge. C'était devenu tellement compliqué que notre patron nous a demandé si on ne voulait pas le publier directement en France - on n'attendait que ça ! L'accord a été pris. C'était dans les années 60, 65... C'est un peu lointain."
C'est au travers de cette anecdote au ton doux-amer que Bernard Trout bifurque du sujet seul de Superman, à la place de la bande-dessinée en tant qu'élément culturel. "La bande-dessinée n'est pas une sous-culture car elle est lue par des gens cultivés, qui réalisent que les super-héros tels qu'ils sont aujourd'hui sont des phénomènes de société. J'ai connu cette époque, où l'on considérait que les super-héros étaient pour les enfants - et aux Etats-Unis, pour les gens peu cultivés. Mais grâce à Francis Lacassin et Alain Resnais, et la formation du Club des Bandes Dessinées, dont je faisais partie, on a expliqué qu'elles apportaient un élément très positif : la culture populaire. Qui est de la culture quand même.
Les créateurs sont, dans le langage des surréalistes, ce qu'on appelle des voyants. Ils apportent des choses dont ils ont peu conscience, mais qui se révèlent véridique trente ou quarante ans après. Leurs conceptions peuvent être vagues, mais leur oeuvre dépasse leurs créations."
"Il y a des pépites d'or dans ce flot de littérature."
Au cours de l'entretien, on revient sur l'échec de Superman lorsque Trout l'a publié. Déjà à la fin des années 60, le public avait profondément changé. "Les enfants ne s'intéressaient déjà plus à la BD américaine. Mais la vraie désaffection est arrivée dans les années 1980. Il y a eu les mangas, qui ont fait un tabac, et les jeux électroniques. C'est ce qui a fait que les gamins ne s'intéressent plus aux BDs. Le changement s'est fait tout doucement, et les BDs sont devenues une affaire d'adulte.
Astérix est l'exemple même de la BD à double lecture. Une pour les enfants, avec le gros costaud qui soulève des menhirs, et l'autre qui en buvant de la potion, devient comme un super-héros. Et une pour les adultes, avec une espèce de revanche contre les Romains qui ont conquis la Gaule, avec des allusions précises à l'Histoire qui échappent aux enfants. Je me rappelle aussi d'une BD de Bilal, Partie de Chasse. Si on ne connaît pas l'histoire et le stalinisme, on ne comprend pas !
Finalement, la bande-dessinée est devenue une affaire d'adulte cultivé, intéressé par des problèmes sérieux. Aujourd'hui, on a Titeuf. Mais je ne suis même pas sûr que ce soit une littérature pour les enfants. Ceux qui étaient notre public il y a cinquante ans, ne lisent plus de BD.
Et s'il nous appartient d'essayer de renverser ce constat, Bernard Trout reste pensif quand on lui parle du Superman d'aujourd'hui. Détaché des comics actuels, il a encore en mémoire la mort de Superman (1992), et on lui apprenait que l'Homme d'Acier avait par la suite ressuscité.
"Quand j'ai découvert Yordi, je ne pensais pas à l'avenir. Il n'y avait pas que lui, il y avait plein de héros qui m'émerveillaient. Je ne pensais pas qu'il deviendrait un élément historique soixante ans plus tard."