La récente nomination de Mark Russell aux Eisner Awards, pour son travail sur le relaunch des Pierrafeu (The Flintstones, inédit en France), m'a rappelé à quel point en quelques années l'auteur a su imposer son style au sein des publications DC, donnant immédiatement gage de qualité à ses publications.
Auteur satiriste, Mark Russell a débuté dans l'écriture d'ouvrages illustrés prenant à parti les religions. Le diptyque God is Disappointed in You / Apocrypha Now tire à balles réelles sur la Bible et tous les écrits religieux, et les comportements les plus extrêmes qui en découlent. C'est qu'au delà de la question religieuse, l'écrivain s'amuse à pointer toutes les erreurs et absurdités de notre société occidentale moderne, dans un discours caustique qui bouscule sans ménagement institutions, personnes, comportements et figures culturelles.
Le problème c'est que l'oeuvre de Russell n'est hélas pas prête de voir le jour en France, bien qu'il ait été acclamé par une petite partie du lectorat français pour son travail sur Prez. Il s'agit d'une mini-série qui imagine un futur pas si éloigné dans lequel une adolescente est élue Présidente des Etats-Unis par Twitter (oui). On y pointait allègrement l'absurdité du système américain, la politique étrangère du pays, l'hypocrisie des médias, la privatisation à outrance de tous les services publics, la génération hyper-connectée, l'hyper-individualisme. Bref, notre chez nous. A relire Prez alors que Trump a été président, on se rend compte d'un côté visionnaire du titre qui fait en définitive froid dans le dos. La série devait connaître une seconde partie, au final jamais publiée, où le scénariste abordait notamment la brutalité policière et le système carcéral américain. Des thématiques qui n'ont évidemment aucune résonance encore aujourd'hui.
Russell aura enchaîné par la suite sur des titres des licences Hanna-Barbera. Moins politisé, la relance des Pierrafeu est un pamphlet contre l'idée de civilisation et de modernité, une caricature d'une société déjà dans ses limites alors qu'elle en est encore à la pré-histoire. Délicieusement amer, et déprimant à de nombreuses occasions. Mais le succès critique n'est pas assez fort pour passer la barrière culturelle française, avec un lectorat qui ne porte pas autant d'attachement aux Pierrafeu ou à Alcibiade (Snagglepuss Chronicles, en cours de publication) pour en acheter les comics dérivés. Il faut dire que de l'autre côté de l'Atlantique les ventes restent aussi assez faibles. En même temps, quand on voit comment Russell profite de chaque occasion pour démonter ses contemporains, on pourrait comprendre que DC n'ait pas envie de lui offrir une tribune plus importante. Et pourtant.
Action Comics Special #1 est sorti le 2 mai 2018, et proposait à Dan Jurgens de conclure son run sur le titre avant la reprise en main par Brian M. Bendis. Le numéro s'accompagne de deux histoires, dont l'une scénarisée par Russell et illustrée par la talentueuse Jill Thompson. Le concept est simple : Lois Lane et Clark Kent sont invités au congrès annuel des correspondants à la Maison Blanche, et y tiennent tous deux des discours parsemés de blagues. L'humour comme une force d'attaque de la part de deux journalistes, qui s'en prennent aux personnes les plus puissantes dans la salle. On cible bien entendu Lex Luthor, figure égomaniaque qui devrait être le centre d'intérêt d'une intrigue de long terme par la suite. Mais aussi les membres de la Justice League, dont la place au sein de l'équipe est remise en question par la simple présence de Superman. Mais le "pouvoir" lui-même en prend plein son grade.
Dans son exercice de démonstration, Russell nous montre que si l'on peut se moquer ouvertement des personnes les plus puissantes, c'est pour qu'elles puissent démontrer qu'elles savent rire d'elle-mêmes. Et que les psychopathes en revanche sont incapables. Ainsi, la Justice League rit de bon coeur aux vannes d'un Clark Kent déchaîné, alors que Lex Luthor fulmine intérieurement. En utilisant ce cadre particulier, Russell a pourtant une autre personne en tête, qui se prend d'ailleurs également une pique directement. Parce qu'en montrant la réaction de Luthor, accompagné des flashbacks pour resituer sa carrière de self-made man, le parallèle avec le président américain actuel crève les yeux. On a tous en mémoire à la lecture les réactions de Trump face, par exemple, aux sketches d'Alec Baldwin qui le caricaturent.
Et si Jill Thompson ne s'ose pas à le dessiner, quand Lois Lane assène "but seriously, we're ruled by a murderer", le rire se transforme en silence glacial. La critique est d'ailleurs plus générale vis-à-vis de l'interventionnisme américain (l'accusation de meurtre fait ici allusion à l'utilisation de drones en Somalie), puisqu'on la retrouvait fortement dans Prez, écrit sous la présidence d'Obama. Pour qu'on accuse pas Russell de faire un anti-Trumpisme simpliste, que l'on reproche à quelques auteurs de comics plus engagés que d'autres, et qui comme Russell, ont toutes les bonnes raisons de faire passer un message au travers de leurs fascicules papiers.
On ne répétera jamais donc l'importance et le potentiel de la pop culture et des comic books pour transcender un média culturel et de divertissement, et pour leurs auteurs d'essayer de réveiller certaines consciences. Au delà de Trump et par l'exemple de Luthor, c'est la figure de l'homme de pouvoir égo-maniaque qui reste dangereuse pour tous, fut-il dans les hautes sphères politiques ou ailleurs dans la société. Une invitation à se poser quelques questions et à remettre en cause certaines idées acquises, un peu à la manière d'un Christopher Priest sur son récent run de Justice League (on y reviendra bientôt, promis).
En attendant, Action Comics Special #1 devrait arriver tôt ou tard (comptons une année) dans nos contrées, et si vous n'avez pas le temps d'apprendre l'anglais, il est toujours temps de militer pour que Prez arrive en France. Ou que DC Comics accorde un titre de plus grande importance à Mark Russell. Un pari risqué, mais qui aurait toutes les chances de payer.
Pour les intéressés, Action Comics Special #1 est à commander par ici.