Le regard des Etats-Unis se tourne vers Rob Liefeld à l'année de ses vingt-trois ans. Nous sommes alors en 1991, et l'artiste est découvert pour la toute première fois par le grand public par le biais d'un spot publicitaire. Les années sont aux VHS et aux blues jeans : la marque Levi's est en passe de lancer une mode générale avec sa nouvelle ligne des "501", surnommée "Button my Fly", une déclinaison populaire sur le point de devenir une norme pour la génération qui s'annonce (à tel point incontournable qu'elle inspirera ses propres contrefaçons parallèles, "Unbutton my Fly", chez les revendeurs de San Fransisco). Le marchand de jeans se tourne à cette période vers un certain Shelton Jackson Lee, ou "Spike" Lee, un jeune metteur en scène remarqué pour son travail sur Do the Right Thing, peinture furieuse et colorée des rues de Brooklyn sur fond de ghetto blaster. Le cinéaste a pour mission de mener une campagne publicitaire aux couleurs de la décennie qui s'annonce, sur les nouvelles modalités du cool.
Dans un stade du New Jersey, ce jeune Spike Lee encore en formation capte une séquence de vie qui inspirera cette transition vers le réel fantasmé de la génération 1990. Armé d'une caméra portative, le metteur en scène filme un roadie en plein travail pour la représentation d'un concert du groupe Grateful Dead, vêtu du fameux 501. Le clip produit, monté et présenté aux financiers représente un instant atypique capturé sur pellicule : le mannequin dans le jeans n'est pas un gosse des rues amateur de baseball, ou une autre reliquat du consumérisme des années quatre-vingt. Cette mise en scène d'une individualité unique, à la proximité de cultures parallèles, séduit les pontes de la marque Levi's qui commandent au réalisateur une campagne toute entière fondée sur la même idée : aller chercher les individus originaux, avec des professions originales. La société en charge de cette campagne lance un numéro de téléphone, avec une campagne d'affichage, résumée en quelques mots - si vous estimez avoir quelque chose d'inattendu à faire valoir, n'hésitez pas à vous manifester. Un jeune dessinateur de comics, encore occupé à faire ses premières passes d'armes chez Marvel, tente sa chance et passe le coup de fil. Il vient tout juste de dynamiter l'industrie en posant un nouveau record : son premier numéro sur la série X-Force s'est écoulé à quatre millions d'exemplaires.
En 1991, l'industrie des comics se porte bien. Les ventes sont croissantes, la jeune génération d'artistes s'apprête à prendre la place des anciens, et l'arrivée des boutiques spécialisées ouvre la voie à un nouveau parterre de consommateurs fidèles. L'industrie de la BD se solidifie sur les acquis des années quatre-vingt, avec l'apparition du format roman graphique, et les lettres de noblesse durement acquises sur l'autel d'une série de géants, Frank Miller, Alan Moore, Bill Sienkiewicz, Mark Gruenwald, Rick Veitch, etc. Spike Lee visite la demeure d'un jeune Rob Liefeld à l'aune d'une décennie inconsciente des événements à venir. Le marché des comics semble radieux, et ses jeunes représentants, de grands passionnés prompts à faire leurs preuves. Le cinéaste fige, sur cellulose, un instant d'insouciance presque magique. L'avenir de Rob Liefeld semble déjà triomphal : jeune prodige avec la vie devant lui, déjà millionnaire en singles vendus, sympathique, modeste, prometteur, le gamin griffe un croquis du metteur en scène réinventé en super-héros armé d'une caméra. Le petit bonhomme de boutonne son 501 en accord avec les codes de la campagne, comme pour sceller ce moment, fugace où il représentait encore l'espoirt de la jeune génération.
Plus tard, Stan Lee, déjà passé à autre chose, capitalise sur ce vent de popularité et invite Liefeld dans l'émission The Comic Book Greats. Accompagné de Todd McFarlane, l'artiste livre là-encore une prestation enthousiaste. Nous sommes toujours en 1991 et la fatalité sème derrière elle le souvenir à jamais gravé sur la bande vidéo d'un auteur qui, en définitive, avait déjà atteint le sommet de sa carrière.
Sur une perspective plus vaste, l'histoire de Rob Liefeld évoque le portrait robot d'autres prodiges repérés très tôt par l'industrie de la bande-dessinée américaine. Le garçon commence très tôt à dessiner, évolue de conventions en conventions à la rencontre de ses artistes préférés, peaufine son style entre deux petits boulots de livreur de pizza ou d'employé dans le bâtiment. Il se lance d'abord en solitaire et présente son travail à DC Comics, puis à Marvel, qui accepte de lui donner sa chance sur la série The New Mutants, au numéro #86, en 1989. Son style s'accorde avec les obsessions d'une génération calquée sur le même modèle, en reflet des transitions sociétales dans les codes du muscles et de l'iconographie féminine dominante dans la publicité, calquée sur l'héritage de la culture du corps des années quatre-vingt, d'une certaine école de cinéma et des modèles de magazines vendus aux parents comme aux adolescents. Déjà, à l'époque, tout le monde n'adhère pas à la proposition.
Le travail de ces jeunes dessinateurs, qui formeront plus tard l'école Image Comics, ou un trait devenu tantôt difficile à comprendre dans le temps ou fascinant pour les premiers témoins de cette transition, dérive des fictions et de l'agglomération d'images avalées pendant leurs enfances mutuelles. Les salles d'aérobic, le cinéma d'action populaire, une surproduction de cinéma de genre à petit budget basé sur les soldats dans l'ombre de Rambo, des ninjas dans l'ombre du cinéma de Hong Kong et des films de sabre du Japon, et des cyborgs ou des mutants de la production "bis" clonés sur la base de Blade Runner, Robocop, Terminator, etc. Les héros du cinéma modelé selon la doctrine et l'idéologie de la présidence Ronald Reagan s'appellent alors Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Dolph Lundgren. A peine Jean-Claude Van Damme avait-il eu le temps de mettre un pied dans la porte que les comics, par nature pensés pour extrapoler et exagérer les obsessions de leurs temps (et déjà prêts à accueillir, de par leur nature maximale ou sensuelle, cette iconographie du muscle et des proportions surréalistes), avaient déjà pris le pli. Jim Lee, Todd McFarlane, Marc Silvestri, porte-paroles d'une virilité angulaire ou anormalement ronde et disproportionnée, qui ne s'embarrasse plus du devoir de réalisme ou des constances anatomiques, s'installent tour à tour dans les rangs des éditeurs de BDs.
Pris dans la masse, Rob Liefeld a toutefois l'intérêt de servir de catalyseur aux critiques de cette nouvelle école. Ce style en passe de se généraliser va aussi avoir tendance à agacer le lectorat traditionnel, malgré le regard rétrospectif de fans qui, au présent, estiment que tout le monde était à peu près d'accord pour admirer l'invention. Liefeld a contre lui une certaine difficulté à s'accorder avec certains détails du corps humains (muscles, bras - pieds ?), et une tendance à répéter les mêmes postures. En particulier dans le cas de ses personnages féminins, systématiquement figées sur les couvertures dans des formes très anormales, à la fois trop filiformes et trop gonflées pour évoquer quoi que ce soit de franchement humain. Le dessinateur ne profite pas autant que ses collègues d'Image Comics de la fascination des lecteurs de l'époque pour le "néo-sexy" des pin-ups de couvertures. A l'ombre de la Witchblade de Marc Silvestri, de la Angela de Todd McFarlane ou de l'Aphrodite IX de David Finch, les héroïnes de Rob Liefeld sont rarement citées en premier par les défenseurs de cette école de dessins, largement problématique dans sa représentation des corps.
Le jeune homme se montre vite incapable d'évoluer. Il commence par négliger les fonds de case ou les décors, jusqu'à aplatir les perspectives pour former une sensation que l'action évolue sur un premier plan systématique. La question de l'invention artistique, un sujet de fond pour l'ensemble de sa carrière, va se poser très tôt. Dès la création du personnage Deadpool, un mercenaire particulièrement loquace cocréé par le scénariste Fabian Nicieza dans The New Mutants, le public note une proximité avouée avec Spider-Man, dont il reprend le principe du masque entier dans lequel l'expressivité passe seulement par les yeux, et avec le Deathstroke de George Pérez. Liefeld n'a jamais fait un secret de son admiration pour ce géant du dessin, à qui il empruntera, régulièrement, les dessins sous la forme de cases décalquées. Pour Cable, l'alliance d'un bras cybernétique et d'un oeil lumineux passent surtout pour de simples emprunts au Terminator.
Trop ancré dans les obsessions de son temps pour traverser les années qui suivront sans tomber dans l'auto-caricature, l'artiste ne parviendra jamais à se renouveler, et déclinera à plusieurs reprises les modèles de Deadpool, Cable ou Domino, sur ses créations originales assumées comme de simples repompes. Lorsque, bien plus tard, Alex Ross et Mark Waid travailleront sur la série Kingdom Come chez DC Comics, la fameuse créativité de Liefeld leur inspirera le personnage de Magog, parodie des héros de la génération 1990 : creux, musclé, vain, un vilain-motif sans texture et dont l'existence se résume à servir de simple élément déclencheur sans réel intérêt.
A l'envers de ces critiques formulées par les professionnels du milieu, Rob Liefeld trouve cependant son public dans les kiosques et les libraires spécialisés. Les ventes record de The New Mutants et X-Force propulsent le jeune dessinateur vers un statut de vedette. Avec une batterie d'autres jeunes loups engagés au sein de la Maison des Idées, Liefeld mobilise un lectorat important, pour atteindre des scores à six chiffres au plus fort du marché spéculatif. De quoi agacer l'ambition de ces créateurs, qui commencent vite à trouver leur rémunération insuffisante, et tentent de négocier auprès de l'éditeur un intéressement supérieur au prix de chaque comics vendu. Marvel refuse, forcément.
Lorsque démarre l'année 1992, la porte a déjà claqué huit fois. Le petit groupe, essentiellement formé de dessinateurs dans leur vingtaine, s'improvise chefs d'entreprise à la tête d'une nouvelle structure pensée pour renverser les codes du marché de l'édition : Image Comics voit le jour. Crée comme l'utopie du droit d'auteur où les inventeurs et les hommes de terrain seraient propriétaires de leurs créations, la compagnie se découpe sur plusieurs boîtes postales, avec une enseigne pour chaque membre fondateur, où les uns et les autres pourront cultiver leurs propres univers. Rob Liefeld y installe sa société, Extreme Studios. Avec Hank Kanalz, un scénariste connu pour avoir inventé le fameux logo placardé sur les titres d'Image, l'artiste commence par créer les Youngblood, plagiat décomplexé des New Mutants où chaque personnage est le décalque d'un héros populaire de la Maison des Idées. Les flingues, les muscles, les missions commando' sont encore de la partie. Le premier numéro est un succès de librairie et un événement pour l'industrie de l'édition américaine : Youngblood #1 sanctifie le début d'une concurrence réelle entre les chiffres d'une série éditée en indépendant et ceux des titres des majors du milieu. Techniquement, le single est aussi le premier numéro officiellement imprimé par Image Comics. Une médaille symbolique, pour l'artiste qui durera le moins longtemps au sein de cette petite fratrie.
Peu à peu, Liefeld va effectivement se découvrir une personnalité plus intempestive, ou plus intransigeante dans son nouveau fauteuil de patron. D'abord, après une série de retours critiques incendiaires sur les premiers Youngblood, il fout à la porte Hank Kanalz, seul responsable selon lui des problématiques de scénario. Dans le même temps, il refuse aussi de créditer ce collaborateur à la création des personnages de l'équipe, en estimant que la moindre idée serait venue de sa propre initiative (un paradoxe facile à remettre dans le contexte du partage des droits). En 1993, Liefeld rencontre son idole, le rappeur du groupe N.W.A., Eazy-E, à l'occasion de la tournée promotionnelle de la société Extreme Studios. Il caresse à l'époque le projet d'une série dérivée basée sur le groupe de hip hop - ça ne s'invente pas, l'un des héros prévus pour ce projet qui ne verra jamais le jour devait s'appeler, justement, "Compton".
Le temps passe, et les séries prennent du retard. Les "emprunts" du dessinateur commencent à se voir. Bedrock ressemble à s'y méprendre à Wolverine, Glory à un détournement Wonder Woman, Supreme ne cache même pas du tout sa proximité avec Superman, et le bonhomme, incapable de tourner la page, recycle ses Cable et Deadpool dans différents profils très comparables - mais jamais aussi populaires que les originaux. Un monde qui tourne en vase clos autour de thématiques serrées, qui se cumule à une sale habitude de voler à d'autres toute une série de cases, de planches ou de couvertures. Liefeld devient en effet un professionnel du "swipe", cette pratique qui consiste à décalquer les dessins de plus anciennes bande-dessinées en adaptant le personnage ou la situation. Il vole tout : des lignes de fuite, des flingues, des quadrillages de planches à une bonne quantité de collègues passés avant lui. Sans créditer, remercier ou rémunérer. Dans différentes interviews réalisées à l'époque, pris la main dans le sac, il refuse de s'excuser, et vante le travail de Brian De Palma, connu pour avoir adapté le cinéma d'Alfred Hitchcock dans son propre style. Peter David lui préfère un autre équivalent dans l'art cinématographique, et le couronne, en 1996, du titre "Ed Wood des comics".
C'est lors de cette même année que le dessinateur enterre pour de bon sa réputation au sein de l'indusrie. Le jeune premier sur lequel Stan ou Spike Lee auront posé un regard tendre plein d'espérance, s'effondre face à une tentative manquée de come back : au pic du marché spéculatif, Marvel doit faire face à un climat particulièrement délétère, et tente un coup de poker avec l'opération Heroes Reborn, un événement sous-traité à Image Comics dans le but de faire revenir à la maison les grands dessinateurs partis fonder leur propre compagnie pour ramener les lecteurs avec eux.
Dans la grande loterie de ce triste souvenir, Liefeld écope des Vengeurs et de Captain America. Sans surprises, le schéma se reproduit, pareil à l'habitude : les deux séries partent sur de bonnes ventes sur leurs premiers numéros, suivies de critiques assassines, et conclues par un effondrement généralisé, lorsque les lecteurs seront mis au courant de la piètre qualité de chaque projet. Heroes Reborn a depuis acquis un statut d'objet culte, une fascination comparable à l'aura de certains films de vidéo club : emblèmes des défauts de la décennie du muscle et stigmates d'une ère de consommation piégée dans la superficialité des propositions. Artisans sans imagination, ringardisés dès la sortie en kiosque, à l'exception de quelques grands talents capables de trouver ailleurs les faveurs du grand public.
Le Captain America de Liefeld deviendra un meme du web, décliné sur tous un tas de variations, pour son incapacité à échapper aux règles communes à l'anatomie du corps humain. Sans le contrôle éditorial de Marvel, l'artiste exagère ses propres manies - parce que Heroes Reborn est un événement, et une opportunité pour lui de rebondir sur le déclin annoncé d'Extreme Studios, le bonhomme double la quantité de testostérone. Les biceps sont plus veineux, les mâchoires plus carrées, et dans l'idée de frapper fort, les pages pleines plus nombreuses. Une envie de démonstration de force qui ne fera que rendre plus visible les limites évidentes de son coup de crayon, en roue libre et pas forcément aidé par des aplats de couleur numérique à une époque où le procédé n'était pas encore maîtrisé.
Heroes Reborn est un échec retentissant, sur le plan artistique et l'industriel. L'éditeur, qui avait misé gros sur ce projet, au point de multiplier de coûteuses opérations commerciales, entre en banqueroute. Marvel va devoir rompre son partenariat avec Image Comics dès 1997, tandis que Liefeld vient d'être mis à la porte de sa propre compagnie. Les membres fondateurs sont apparemment à bout : Marc Silvestri démissionne de Top Cow l'espace de quelques mois, incapable de s'entendre avec ce partenaire occupé à couler le navire (Larry Marder, directeur exécutif, expliquera que Rob "enchaînait les prises de décisions inquiétantes et contre-productives pour l'entreprise").
En septembre 1996, le dessinateur annonce publiquement son intention de démissionner, tandis qu'au même moment, Image Comics publie un communiqué de presse qui annonce le licenciement de Rob Liefeld sur décision majoritaire. La légende veut que le bonhomme a même présenté sa démission quelques minutes avant la réunion éditoriale qui devait justement statuer son sort. Dans les colonnes du magazine Comic's Buyer Guide, Peter David enfonce le clou lors d'une tribune assassine: il liste les défauts de cette anomalie au sein de l'industrie, désordonné, irrespectueux du travail des autres, incapables de fonctionner sans plagier, le condamné y est décrit comme un mauvais payeur, ingrat envers ses scénaristes, en particulier vis-à-vis de Louise Simonson, pourtant essentielle à la création de Cable.
Après cet épisode, Extreme Studios se métamorphose en une seconde entreprise, Awesome Comics, créée avec le concours du fondateur de Malibu Comics, Scott Mitchell Rosenberg. Rob Liefeld n'a pas dit son dernier mot, et entame avec cette première porte claquée une série de discordes qui le suivra tout au long de sa vie - "la faute aux autres, et la prochaine fois sera la bonne", en résumé. Il se fait aussi un ami de Jeph Loeb, futur responsable de Marvel Television et grand scénariste de Marvel connu pour la série des "Colors" avec l'artiste Tim Sale. Main dans la main, ces trois partenaires vont lancer l'idée de développer un nouveau catalogue. Par chance, le marché est en pleine restructuration en parallèle de la banqueroute de la Maison des Idées et des difficultés rencontrées par de plus jeunes structures en perte de vitesse. Liefeld commence par embaucher Alan Moore. Le scénariste, amusé par l'idée de collaborer avec cette jeune génération d'affranchis en quête d'indépendance, livre quelques numéros sur les nouvelles séries Youngblood et Glory, mais on retiendra surtout de cette période son travail sur le personnage de Supreme, un clone de Superman que Moore choisit de traiter comme tel. Il livre une version plus optimiste du héros en bleu, en revers de la mode du sombre et du cynisme ambiant dans les imprimés de la fin de l'age noir - un hommage de fond aux comics édités par Mort Weisinger sur le héros en bleu.
La série Supreme lui vaudra d'ailleurs d'obtenir l'Eisner Award du meilleur scénariste en 1997. En parallèle, Rob Liefeld entend ramener son lectorat de la série Captain America en produisant un autre dérivé du héros patriote. Il tente d'abord de racheter les droits de Fighting American, une reprise du justicier aux couleurs du drapeau développée par Joe Simon et Jack Kirby après leur départ de chez Timely Comics dans les années cinquante. La somme exigée par les créateurs lui semble trop élevée. Liefeld tente alors de produire son propre plagiat, Agent America, mais Joe Simon menace de l'attaquer en justice, compte tenu de la proximité évidente entre les deux héros.
L'un et l'autre finissent par tomber d'accord pour un nouveau projet Fighting American, mis en développement. Marvel se décide alors à attaquer à son tour - techniquement, le Fighting American était déjà, au départ, suffisamment proche de Captain America pour justifier une parade d'avocats, et la menace gronde. La Maison des Idées finira par autoriser la publication à l'amiable, à une seule condition : le personnage de Rob Liefeld aura pour interdiction juridique de lancer son bouclier. Cette technique de combat étant réservée devant la loi à Steve Rogers. Jusqu'ici, Liefeld n'avait jamais rencontré de problèmes particuliers dans sa méthode de plagiats systématisée.
L'effondrement progressif du marché des comics indépendants après le boum des années quatre-vingt dix finit par emporter Awesome Comics, trois ans après l'ouverture de cette petite stucture. DC Comics considère pendant un temps la possibilité de racheter le catalogue, avant de tourner son regard vers WildStorm, où Alan Moore ira justement se réfugier avec les projets de la ligne America's Best Comics. Le scénariste admettra plus tard avoir posé les bases de Promethea et Tom Strong dans Glory et Supreme, ses travaux représentant le meilleur de cette société incapable de survivre à l'implosion du marché. L'investisseur majoritaire se retire en 2000, et le personnel se disperse dans les sociétés voisines.
Dans les années qui vont suivre, plus personne ne considère réellement Rob Liefeld comme une vedette. L'artiste va et vient sur les couvertures des séries où apparaissent encore Deadpool et Cable, de retour dans les bonnes grâces de Marvel à partir du moment où il accepte de se concentrer sur ces deux personnages précis. Peu à peu, comme Larry Hama, le créateur s'enferme dans une enclave nostalgique accordée au passé, pour brosser dans le sens du poil les fans d'un autre temps.
Soucieux de persister dans sa vocation d'éditeur indépendant, il fonde en parallèle une troisième structure, Arcade Comics, en 2003, avec l'intention de poursuivre l'aventure de ses Youngblood. Là-encore, l'artiste cherche d'abord à s'entourer de scénaristes compétents, en allant récupérer des scripts signés Kurt Busiek datant de 1994, et commandés pour les séries d'Extreme Studios. Younblood : Genesis, le titre de lancement basé sur ces scénarios, n'ira toutefois pas bien loin. Busiek refuse de reprendre la série, mécontent d'apprendre que son travail de l'époque avait été publié sans son accord. Deux numéros seront produits en tout et pour tout, sans espoir de retour. Une jeune génération de scénaristes talentueux accepte de son côté de participer à l'aventure, avec Mark Millar et Robert Kirkman, mobilisés pour Youngblood : Bloodsport et Youngblood : Imperial. Aucun de ces projtes ne dépassera le stade du premier numéro.
Déjà bien installé, et connu pour ses habitudes de satiriste à l'humour corrosif chez WildStorm, Millar livre une version extrêmement cynique et dépouillée de l'équipe, avec un numéro dans lequel Seahawk et Battlestone snifent d'énormes rails de cocaïne depuis un jacuzzi caricatural, en plaisantant sur le fait de recevoir une certaine quantité de fellations de la part de leurs fans. Une sorte de lecture premier degré des Seven de The Boys depuis le camp du bien, avec la promesse d'un affrontement entre les différents membres des Youngblood pour décider de la formation de la nouvelle équipe, dans une sorte d'émission de télé-réalité.
De son côté, Youngblood Imperial a pu exister parce que Kirkman lui-même était un grand fan de Rob Liefeld. Le numéro est anecdotique, quoi qu'on lui reprochera de casser l'optimisme posé par Alan Moore lors de sa prise de poste chez Awesome Comics, pour retrouver le nihilisme conventionnel des années quatre-vingt. En aval de ces quelques coups manqués, Arcade Comics s'éteint dans l'anonymat général, avec moins d'une dizaine de numéros publiés.
Rob Liefeld va alors accepter l'échec de cette ultime tentative d'être son propre patron, et prendre un peu de recul sur sa situation. Le bonhomme a désormais vingt ans de carrière sous ses bottes, et l'assurance de ne pas être capable de gérer une entreprise ou de s'en sortir sans l'aide de collaborateurs plus talentueux. Chaque projet se présente comme un coup de poker, et pourtant, tout ne change pas du jour au lendemain. Il finit par revenir chez Image Comics dans le courant de l'année 2008, pour un rôle de supervision : ses personnages seront désormais pilotés par d'autres équipes créatives, à commencer par les Youngblood, confiés à Joe Casey et Derec Donovan pour un nouveau projet. Le titre trouve son public, avec sept numéros édités, un petit record de longévité pour ces personnages qui n'avaient pas connus une telle endurance depuis de longues années. Force de l'habitude, Liefeld décide de prendre la main sur Youngblood #8, sans explications, et congédie Casey et Donovan dans la foulée. La série est annulée dès le numéro suivant. Une nouvelle mécanique s'installe : dorénavant, à l'exception de ses prestations chez Marvel, ses propres projets auront toujours du mal à décoller pour de bon.
Avec le temps, l'image de Rob Liefeld s'installe comme une sorte de constante dans l'industrie des comics - un souvenir indispensable que le lectorat aime garder en réserve et ressortir de temps à autres du placard comme un appareil à fondue. L'artiste ne fait pas de vagues, accepte les contrats Deadpool pour le compte de la Maison des Idées (Deadpool Corps, 2010), et profite de l'aide de Robert Kirkman, l'un des rares entrepreneurs d'Image Comics à avoir encore envie de travailler avec lui. Le scénariste d'Invincible place même de temps à autres un hommage aux personnages d'Extreme Studios ou d'Awesome Comics dans les pages de sa série. Kirkman espère assouvir un rêve de fan en travaillant avec Liefeld, le dessinateur de son enfance, et met en route deux projets illustrés par le bonhomme : Killraven (2007), qui sera annulée avant même de voir le jour, et The Infinite (2012), qui sera annulée avant même de voir le jour. Skybound refuse à l'époque de laisser Liefeld embaucher un nouvel encreur hors contrat, et l'artiste claque la porte, en publiant un communiqué amer sur les réseaux sociaux.
Les engueulades de l'artiste feront aussi partie de ses années de préretraite, au fur et à mesure du temps. Il tire à vue sur Alan Moore, qui serait d'après lui "un auteur brillant, mais d'après moi, il s'est surtout révélé comme quelqu'un qui était parti en vrille. Enfin, il s'est brouillé avec WildStorm, il s'est fâché avec DC, il refuse de travailler avec Marvel. A un moment donné, il devrait se regarder dans la glace et se demander : Alan, est-ce que le problème c'est vraiment les autres, ou bien est-ce que ça vient de toi ?". Une curieuse façon de remercier le seul scénariste à avoir redoré le blason de ses propres séries, ou le paradoxe d'un dessinateur qui arrive à trouver idiot le fait d'être incapable de s'entendre avec toute une industrie, sans interroger sa propre situation.
Liefeld parvient même à faire une sorte de tour complet, en allant se brouiller avec DC Comics au moment des New 52. Au moment de cette vaste opération de relance, l'éditeur lui propose un retour en grande pompe sur les séries Hawk & Dove, Grifter, Deathstroke et The Savage Hawkman. Prévu pour rester sous contrat pendant au moins un an, il démissionne en avance suite à de fréquents conflits régulier avec l'éditeur Brian Smith, et après avoir appris que ses scripts étaient souvent réécrits derrière son dos. Surtout, Liefeld se prend d'une passion pour la critique des conglomérats, en attaquant frontalement DC Comics et Marvel pour leur association avec Warner Bros. et, depuis peu, Disney. Sonore sur les réseaux sociaux, il s'attire les foudres de plusieurs professionnels du milieu pour une épique bataille en rangée, face à Tom Brevoort, Gail Simone et Scott Snyder. Suite à ce dernier coup d'éclat, il abandonne son poste lors du Zero Month et annonce retourner définitivement en indépendant pour travailler sur de nouvelles pistes pour relancer Glory, Bloodstrike et Youngblood. Dans les faits, la logique entrepreneuriale de Disney ne l'empêchera pas de collaborer occasionnellement avec Marvel de temps à autres, mais il restera longtemps hostile à l'idée d'oeuvrer chez DC.
Enfin prêt à déléguer, Liefeld finit par avoir gain de cause en abandonnant le scénario et le dessin de ses propres projets : de nouvelles séries Avengelyne, Bloodstrike et Glory finissent par voir le jour chez Image Comics, avec Mark Poulton, Owen Gieni, Tim Seeley, Joe Keatinge et Sophie Campbell. Mieux encore, le Prophet de Brandom Graham, une réinvention aux antipodes du personnage que l'artiste avait créé à l'époque, devient un énorme succès critique. Dans le privé, le dessinateur se rabiboche avec ses anciens camarades, Erik Larsen en particulier. Sa métamorphose en bête noire du secteur BD semble avoir atteint une sorte de phase finale, et l'éternelle réputation de grande gueule, souvent au rendez-vous pour les débats les plus farfelus, est désormais gravée dans le marbre.
L'actualité contemporaine de Liefeld finira en effet par se résumer au quotidien d'un ancien géant de la BD reconverti en adolescent caractériel, passionné des coups de force sur les réseaux sociaux. A intervalles réguliers, il insulte les artistes en poste sur les séries Deadpool (membres de la "D-list", selon lui) avant de s'excuser, prophétise la mort de DC Comics, et finit par supprimer son compte Twitter avant de réapparaître quelques mois plus tard. Une posture de troll systématique invariablement sûr de lui, contre le souvenir de dessins difficiles à assumer apparaissant de temps à autres sur les réseaux, et avec de nouvelles escroqueries dans les règles.
Au hasard, en marge du boum des campagnes de financement participatif, Liefeld annonce le retour d'une série régulière consacrée à la Brigade dont les premiers numéros seraient distribués gratuitement aux libraires spécialisés pour créer un nouvel engouement autour de ces personnages. Une opération censée être financée via la plateforme Kickstarter en 2013. L'artiste obtient 35.000 dollars sur les 17.500 nécessaires à la mise en route du projet, et promet de livrer les premiers numéros d'ici les mois qui suivront.
Il faudra finalement attendre cinq ans pour avoir des nouvelles du projet. Liefeld expliquera que les droits des personnages de Youngblood ne lui appartenaient plus. Le dessinateur avait effectivement accepté de céder cette propriété intellectuelle au principal investisseur d'Awesome Comics. Celui-ci avait ensuite accepté de le laisser travailler sur les séries Arcade et Image Comics, jusqu'à un certain point. Suite à une mésentente, le dessinateur aurait toutefois perdu l'usufruit de ses propres personnages, et aurait passé les cinq dernières années à retravailler le projet Brigade pour effacer la présence de cette autre équipe prévue dans la série. En 2018, il annonce une nouvelle campagne sur la plateforme IndieGogo, pour réclamer 5000 dollars supplémentaires, pour "terminer" le projet. La promesse de série régulière est abandonnée pour de bon, le principe de gratuité a disparu, et Liefeld finit par annoncer la sortie d'un roman graphique à 39,99 dollars. De nombreux backeurs ne reçoivent par leur exemplaire (l'artiste propose de les distribuer en convention, plutôt que d'assumer à sa charge les frais de port).
Chez Archie Comics, il sera également annoncé à l'écriture et aux dessins d'une nouvelle série consacrée aux différents personnages des Mighty Cruisaders, l'équipe de justiciers de cet éditeur responsable des héros de l'univers Riverdale. L'idée était de publier plusieurs numéros spéciaux, chacun consacrés à un héros différent, dans un scénario de one-shots en forme de grand fil rouge. Le premier de ces singles s'intéressait à The Shield, avec une couverture variante "secrète" comprenant un détail de scénario, censée jouer le rôle de grosse surprise. Manque de pot, la couverture fuite sur les réseaux sociaux, lorsqu'un fan de Rob Liefeld partage le visuel sous l'un de ses posts Facebook. Pris d'une colère noire le dessinateur réagit de manière inattendue : il décide de reposter lui-même la fameuse couverture sur sa page, aux yeux de tous, plutôt que de demander à la faire supprimer, en décidant de spoiler le numéro à ceux qui seraient passés à côté. La suite ne vous surprendra pas (mais reste drôle malgré tout) : l'éditeur, forcément mécontent, décide de couper court au projet.
L'artiste va évidemment donner sa version des faits, en expliquant qu'il a démissionné et n'a surtout pas été mis à la porte, comme une version remasterisée de son départ d'Image Comics il y a vingt ans de ça. Archie embauchera une équipe secondaire pour corriger le premier numéro de Liefeld, et la série s'arrêtera là.
Plus récemment, l'artiste annonçait encore la sortie d'un Prophet #50 sans rapport avec la série de Brandom Graham, et sans explications quant à ce choix de numérotation événementiel. Après s'être promis de ne plus jamais travailler avec Marvel, en expliquant ne pas être suffisamment payé pour ses contributions, il finira par signer Major X et un numéro anniversaire de la X-Force. Aux dernières nouvelles, le bonhomme se lançait dans le NFT. , après avoir publiquement déclaré être "préoccupé" par les conséquences environnementales de cette technologie. Comme une longue histoire qui refuserait de prendre fin.
Pour un observateur moderne, la carrière de Rob Liefeld a tout d'une curieuse énigme. Depuis l'artiste jusqu'au gestionnaire, lui-même semble incapable d'avoir su faire la preuve d'un réel talent : les critiques lui ont ont toujours reproché son style, les historiens de la bande-dessinée mettent aujourd'hui ses bonnes ventes de l'époque sur le dos des spéculateurs, et de bonnes ventes gonflées par les couvertures variantes et les cartes à collectionner. Ses inventions sont pour la plupart des plagiats avérés, qu'il a rarement réalisés seul. En définitive, est-ce que tout l'industrie n'aurait pas simplement vu flou, en croyant voir dans ce profil de jeune homme l'avenir de l'artisanat des super-héros ? Est-ce que cet artiste, passé comme une étoile filante, n'aurait pas été qu'un curieux concours de circonstances dans le cadre d'une décennie chaotique ? Mais d'un autre côté, serait-il franchement possible de faire carrière dans la bande-dessinée si aucun talent ne venait soutenir l'endurance du parcours ?
Le scénariste de son premier travail chez DC, Karl Kessel, a un avis sur le destin de Rob Liefeld dans le paysage de l'édition.
"Rob est une des personnes les plus énergiques et les plus charmantes que j'ai pu rencontrer - on ne peut pas s'empêcher de l'adorer - et à l'époque de Hawk & Dove, son travail montrait un réel potentiel. Mais le succès est venu trop vite et trop facilement pour lui, il n'a jamais eu à sentir ce besoin de développer son potentiel.
Ce qui est vraiment dommage. S'il l'avait fait, il aurait certainement eu une marque différente sur l'industrie. Non pas que les choses aient mal tournées pour lui, évidemment."
Plusieurs artistes prendront la défense de Rob Liefeld, parmi lesquels Ed Piskor, Michel Fiffe, Tom Scioli ou Grant Morrison. D'autres continueront de l'enfoncer avec les années. Mais, l'un dans l'autre et comme le précise bien Kessel, à l'époque comme aujourd'hui, l'artiste s'est depuis longtemps mis à l'abri du besoin. Le succès de Deadpool l'a même mené à être reconsidéré par le monde des adaptations, et Netflix en particulier qui aura investi gros sur les séries Extreme Studios dernièrement (avant qu'il ne plante le contrat, en estimant ne pas être suffisamment payé).
Plutôt à l'aise avec son passé et ses échecs, lui-même ne décrit pas cette fameuse période Image Comics comme une ère de renouvellement. Selon lui, "nous n'étions pas les meilleurs artistes. Nous n'étions pas les meilleurs de quoi que ce soit, mais comme une chanson, ou un groupe ou ce que vous voulez, on a pris dans l'esprit des gens et on a enchaîné les tournées ensuite.".
En un sens, le gosse de cette publicité; pour qui tout était encore possible, et sur qui beaucoup auront parié, a surtout été privé de ce qu'il aurait pu être dans d'autres circonstances, sur un marché plus sain, moins obsédé par les chiffres et les records de lancement. Un jeune dessinateur pas du tout préparé au succès, qui aura fini par muter pour devenir le monstre Rob Liefeld par la force des choses.
Mais, personne n'est perdant. Si la fatalité et un caractère difficile à manoeuvrer l'ont conduit à l'échec, avoir perdu contre ce qu'il aurait pu être ne l'a pas empêché de faire fortune. Ni de voir sa création fétiche passionner des millions de gens, a posteriori. Au bout du compte, Liefeld s'en tire mieux que la plupart des artistes de sa génération, en plus d'avoir permis à tous les passionnés de comics du monde de se marrer un grand coup à différents moments de sa carrière. Une autre définition de la success story.