Comme Michael Caine vous l'expliquait en voix-off du Prestige, chaque tour de magie commence par une promesse. Et Mark Millar, plus que bien d'autres, se sera comporté comme un illusionniste plus que comme un auteur à différents moments de sa carrière. Sur Huck, par exemple, il vendait en interview une idée simple : répondre à la grogne de fans sur un Superman trop sombre et loin de ses premiers idéaux. Une promesse, qui n'emballait pas le résultat définitif. La plupart des projets de Millar sont des pitchs, souvent séduisants, mais l'exécution est souvent plus problématique puisque, comme chaque tour de magie, il est important que le spectateur ne comprenne pas le truc.
Or, à force, tout le monde aura deviné. Mark Millar écrit des comics pour différentes raisons, un besoin d'inventer, comme les autres, et un besoin d'alimenter une marque, sa propre marque, peut-être plus que les autres. The Magic Order partait aussi sur une promesse, plus implicite. Celle du premier titre édité sous l'égide d'un employeur concret, Netflix, et donc d'une oeuvre qui ne se cache plus d'être une adaptation "potentielle", mais plutôt "en attente". Or, si rien n'empêche un comics destiné à devenir autre chose d'être bon (ou excellent, prenez Jupiter's Legacy), une partie du lectorat aura pu se lasser de cette méthode quand celle-ci trahit un manque d'inspiration, des intentions marketing ou, plus simplement, un effort qui ne ressent pas. Et comme un disque rayé, les mêmes questions reviennent en boucle à chaque nouvelle créa' du Millarworld, la principale étant : quand est-ce qu'une nouvelle série sera autre chose qu'une jolie déception ?
The Magic Order présente un monde de magiciens, à l'ombre de la société "normale" de ceux dénués de pouvoirs. A l'origine, un ordre de combattants armés de baguettes aura repoussé une horde de montres à la Lovecraft qui peuplaient la Terre, assumant un rôle de protecteurs contre les menaces externes. Des familles se seront organisées comme des dynasties, et c'est la famille Moonstone qui nous intéresse dans ce premier numéro.
Les Moonstone évoquent pour beaucoup les Sampson de Jupiter's Legacy. Cordelia, la soeur de la portée, ressemble à Chloe et son style de vie décousu et paumé, Gabriel serait un Skyfox assagi dans son envie de rester à l'écart et parce qu'il paraît être le plus puissant de la famille, et le papa Leonard qui semble le garant d'une tradition respectueuse serait le Utopian. Se glissent l'idée de conflits entre les sorciers, avec un genre de groupe d'enfoirés à la Serpentard (vous pardonnerez l'usage de ce référent paresseux), et une histoire familiale compliquée.
Le numéro est fait de scénettes, chacune amenant un nouvel élément qui sert de petite pierre à cette introduction, trouée par endroits. D'abord parce qu'un véritable héros ne semble pas s'isoler, pas plus qu'une menace réelle - on ne sait pas exactement qui est le méchant qui vise la famille, il est en tout cas peu probable qu'il s'agisse de Madame Albany. On ne sait pas exactement quel rôle occupent les sorciers dans le monde moderne, quels sont leurs pouvoirs ou quels en sont les limites. Tout va assez loin dès ce premier numéro, tout en jouant avec les codes des vrais illusionnistes, une idée intéressante pour intégrer les sorciers dans la masse des "vrais gens".
On a assez peu de temps pour s'attacher aux personnages ou à l'univers qui se recompose sous nos yeux. Ce qui sera vraisemblablement le cas du reste de la série. On s'attend à ce que Millar s'explique et pose ses enjeux sur le long terme, mais pour le moment, les qualités sont plus esthétiques que narratives. Coipel crée un monde riche en designs dans les quelques pages où il a l'opportunité de s'exprimer, avec des costumes de film noir ou art déco, un vilain d'opéra et un réel soin porté aux détails.
Dave Stewart achève le constat en proposant des couleurs fabuleuses, avec des ambiances bleu-vert pour les scènes ou les personnages évoquant la magie. Le tout est superbe, bien emballé et suffit à lui-seul à ce qu'on se penche sur le numéro. Il est dommage que Millar se mette si peu souvent au niveau de ses dessinateurs - Sean Murphy, Greg Capullo, Goran Parlov, Albuquerque, l'auteur a généralement avec lui certains des meilleurs talents de l'industrie. Paradoxalement, les œuvres qu'ils réalisent en commun sont rarement ce vers quoi on aurait envie d'orienter les fans de tel ou tel dessinateur.
Puisqu'en définitive, c'est le nom
Mark Millar et le fait que cette série a été sur-vendue (par un appareil
marketing bien rôdé et un auteur
qui s'assure que les libraires commanderont en masse) qui participe à l'ampleur d'un numéro plutôt plat dans ce qu'il propose. Il sort toujours quelque chose de bon des titres du
Millarworld, qu'il s'agisse d'une petite idée ou d'un très bon concept - ici, on apprécie cette envie d'un monde magique qui ne soit pas l'héritier d'une tradition
young adult récente. Mais, sans convoquer de comparaisons qui n'ont pas lieu d'être, on trouve des titres comme
Maestros ou
Black Magick sur le marché, cette case de l'imaginaire est donc déjà très bien servie.
En étant rationnel, on peut résumer les dernières oeuvres de Millar à cette technique : occuper une case. Anticiper les tendances, les créer éventuellement, aller chercher les coins inoccupés de l'imaginaire à l'aube d'un éveil général. Starlight était de ce genre, en récupérant une idée de space adventurer à la Flash Gordon quand les décideurs de la culture moderne commencent à revaloriser la science-fiction pré-Star Wars. Transmettre le costume de Kick Ass à une femme de couleur passe aussi pour une idée bienvenue à l'heure des revendications sociales modernes, et des débats récents sur le remplacement des héros classiques de Marvel par des figures plus variées en termes d'ethnie ou de genre.
Le problème est que les titres récents ont souvent déçu, et que derrière le pitch accrocheur, le deuxième ou le troisième acte de chaque série opère généralement sur un plan très formaté. Qu'il s'agisse de semi-déceptions ou de réels gâchis comme MPH ou Reborn. Dès lors, The Magic Order #1 n'est pas un mauvais numéro, mais à la hauteur de la marque, il ne vole pas plus haut que ça. Et à la hauteur de l'auteur et de son potentiel, on se demande quand on prendra à nouveau une baffe digne de Jupiter's Legacy ou des travaux plus anciens de l'auteur dans la figure. Remarquez, la plupart du temps, l'introduction est bonne et le reste ne suit pas - peut-être que la tendance sera inversée ici.
Mais pour l'heure, il est difficile de sauter au plafond devant cette nouvelle série. Avec l'habitude d'être déçus ou le sentiment que le nom Millar ne suffise tout simplement plus, on aurait aimé ne pas sentir l'habituel "méthode" de l'auteur. A une époque, plus irrévérencieux ou simplement plus créatif, son style semble s'être poli dans une sorte de compromis grand public, pour plaire au plus grand nombre. Dès lors, c'est une introduction très "normale" qui ne donne pas de réel aperçu d'ensemble ni de personnages forts auxquels s'attacher, devant quoi on se retrouve confrontés avec un sentiment de déception au vu du travail fantastique de l'équipe graphique. En définitive, la magie n'opère pas (encore), on attendra la fin du tour pour voir si le bonhomme peut encore nous berner.