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Sentry #1 : quotidien, déprime et syndrome du prisonnier par Jeff Lemire

Sentry #1 : quotidien, déprime et syndrome du prisonnier par Jeff Lemire

ReviewMarvel
On a aimé• De très bonnes idées
• Des accents de Black Hammer ou de Marvelman
• Le style post-traumatique de Lemire
• Un dessin expressif habile sur les visages et les découpages
On a moins aimé• Mais bourré de réutilisations
• Et ne cherche pas toujours à coller au texte
Notre note

Parmi les nouvelles séries lancées récemment par Marvel, celle consacrée au retour de Sentry faisait partie des plus attendues. Parce que servie par Jeff Lemire au scénario, Kim Jacinto aux dessins et sur la base d'un personnage complexe à manœuvrer. A ceux qui ne sauraient pas, le Sentry est un héros parachuté dans le paysage de Marvel, suite à une retcon mémorielle. Il est présenté d'emblée comme l'un des plus puissants du panthéon, avec une contre-partie pour le moins embarrassante, condamné à ne pas pouvoir utiliser ses pouvoirs au risque d'invoquer à chaque fois sa propre nemesis.
 
Le Sentry passerait pour une métaphore vivante du fameux concept "les héros attirent les vilains qu'ils combattent". En partant de l'idée qu'un personnage positif fabrique malgré lui sa propre rogue gallery, et ferait donc partie du problème moins que de la solution, différents scénaristes développeront son principal antagoniste, The Void. Un ennemi si puissant qu'il est capable de détruire la Terre ou même l'univers, et si connexe du héros qu'il fait en réalité partie de lui, de sa psyché. The Void naît de l'inconscient de Sentry, il est une facette, la plus sombre, manifestation concrète de ses mauvais penchants.

Pour cause, le héros aura eu à se priver plusieurs fois de ses pouvoirs, voire de renoncer à ses souvenirs pour ne pas être tenté de redevenir le Sentry, puisque The Void est le Sentry et que le monde serait à nouveau en danger. Cette situation, à lire comme une allégorie de la schizophrénie, une critique du poncif éditorial des jumeaux maléfiques ou une métaphore sur le bien et le mal, est récupérée par Jeff Lemire qui va y insuffler son habituelle morosité ambiante, opposée au clinquant d'un passé plus glorieux.



Dans Sentry #1, Robert Reynolds a une mission. Chaque jour, à un horaire précis, il doit se téléporter dans une réalité de poche, conçue par Doctor Strange, où il peut redevenir The Sentry. Il affronte alors The Void systématiquement, et systématiquement, il doit le vaincre pour éviter que ce prolongement maléfique de lui-même ne se manifeste à nouveau dans le monde réel. Une façon de garder le monstre en cage en ne le libérant que là où il ne fera aucun mal. Dans la journée, lorsqu'il rejoint la réalité véritable, Robert Reynolds est un vétéran désabusé et ventripotent qui doit comme tout le monde gagner de quoi payer son loyer.

Lemire utilise intelligemment les codes de représentations du réel et du fantasmé. Habitué à dépeindre un esprit latent de déprime quotidienne, il oppose la réalité de poche au monde normal en jouant sur les décalages : le monde où il est le Sentry reprend les codes les plus conventionnels du comics de super-héros. Vraisemblablement inspiré de l'esprit Fawcett Comics et de la Marvel Family, une simplicité bon enfant, un vilain qui aime les monologues, des dialogues verbeux et un monde où tout va pour le mieux, où tout se répare systématiquement.


La répétition de cette routine où, chaque soir, Sentry affronte The Void en compagnie de ses sidekicks, évoquerait même le format des comics du Silver Age, avant que l'on utilise la continuité de façon systématisée. Toute une ère de parutions où chaque aventure était écrite selon un schéma prédéfini, souvent avec le même vilain - un des exemples qui revient le plus souvent est à trouver dans la méthodologie éditoriale de DC Comics sous l'ère Mort Weisinger, avec les séries Superman, Batman ou World's Finest. Une même allégorie inspirait déjà Alan Moore sur son Captain Britain, Supreme ou encore Marvelman avec le monde onirique où le héros et ses amis étaient plongés. Plus simplement, cette idée fait ici penser à Black Hammer du même Jeff Lemire.


La similitude la plus évidente passe par ce décalage entre ce que le héros était, et ce qu'il est devenu malgré lui. Un passé révolu où le Sentry et les occupants de la Ferme menaient une vie de héros costumés fidèles aux archétypes d'une bande-dessinée naïve et tous publics. Confronté à un monde réel vide de sens, gris, répétitif et où chacun n'est plus que l'ombre de lui-même. Robert Reynolds est bedonnant, las, Scout est un ex junkie qui réclame sa dose (costumée) pour retrouver ce sentiment de puissance, le gouvernement voit le Sentry comme un taulard en conditionnelle ou un rescapé du programme de protection des témoins. La réalité, aride, est l'arme de Jeff Lemire sur ses meilleurs travaux. Souvent désabusés et à contre-emploi de l'iconographie héroïque conventionnelle.


Du côté des dessins, le numéro a de jolies forces et quelques faiblesses. Kim Jacinto répond au décalage proposé par Lemire, notamment au niveau des découpages : dynamiques dans la dimension de poche, les cases reviennent à des formats en gaufrier dans le dialogue entre Sentry et Scout, comme si la platitude de leur quotidien se ressentait aussi du côté de la mise en scène. Le dessinateur fait aussi un bel effort sur les visages et les expressions.

Souriants et juvéniles dans la dimension des fantasmes, grognons, les traits tirés et marqués dans le monde réel. L'ensemble est très joli à regarder, mais Jacinto paresse par endroits en réutilisant à quelques variations près les mêmes visages ou les mêmes postures sur plusieurs cases, quitte à ne plus vraiment coller au texte - quand Sentry s'excuse auprès de Misty en gardant un air colérique et défensif, par exemple. La même Misty qui garde une étrange posture de bras croisés pendant tout le numéro, sans raisons. 

De petits détails qui n'entachent pas une très bonne lecture, où Lemire pousse plus loin encore la thématique du Sentry. Héros piégé et prisonnier de la vie réelle, avançant sans but ni joie avec une parabole sur l'addiction, le syndrome post-traumatique ou le retour à la maison pour un soldat qui a combattu. Le personnage paraissait taillé pour le scénariste, qui s'accompagne d'un Jacinto compétent mais paresseux pour de bien belles planches, une promesse très intrigante qu'il faudra suivre dans les mois qui viennent. 

Corentin
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