Spider-Verse est de retour. Pendant que Sony prépare l'adaptation animée de cette idée, lancée entre autres par Dan Slott et indirectement Joe Michael Straczynski, les héros arachnéens du multivers se préparent au retour des Inheritors. Comme à son habitude, Marvel fait correspondre son actualité en comics avec la vie de ses héros sur les écrans, en exploitant à plein toute une séries de bonnes idées, du genre qui mettent d'accord les créatifs scénaristes et les gourmands actionnaires.
Il y a quelques années de cela, l'éditeur s'est émerveillé devant un concept nouveau : la surproduction d'une même figure héroïque, dérivée sur une infinité d'univers parallèles ou d'itérations alternatives. Spider-Man aura toujours navigué dans cette perspective. Spider-Ham, Spider-Men, même dans le cartoon des années '90, Peter Parker était amené à naviguer dans les mondes parallèles pour rencontrer ses doubles des dimensions voisines.
Une idée qui n'a rien donc rien de vraiment neuf dans et évoque notamment tout le travail de Grant Morrison chez DC Comics. Mais si l'éditeur à deux lettres aura théorisé, quantifié et cartographié son multivers, Marvel reste encore aujourd'hui plus permissif sur ce concept. Tout un tas de Spider-personnages seront apparus au moment de Spider-Verse, puisque tout l'intérêt est là : si le personnage prend auprès du public, il récupère une série en solo'. A terme, il peut même espérer se pointer sur la Terre principale. Miles Morales était un pionnier.
La première publication à ouvrir le bal de ce Spider-Geddon est donc un numéro consacré au Spider-Punk, l'arachnéen Hobart Brown de Terre-138. Un moment volé dans le quotidien du héros anarchiste, qui libérait jadis le peuple de l'infâme président Osborn en assénant à ce dictateur de la pensée le coup de guitare salvateur que fantasmaient les rebelles anglais des années '70. Brown évolue dans une déclinaison antisociale et anticapitaliste de l'univers Marvel, où la révolution contre le corporatisme a fonctionné. Un punk pour présenter un crossover essentiellement lancé par l'appel du profit, vraiment ?
Le numéro s'ouvre sur l'arrivée d'un nouveau vilain dans les rues de New York : Kang the Conglomerator, une sorte de jumeau maléfique de C.B. Cebulski, venu du futur pour emmener avec lui le Spider-Punk dont il détient les droits d'exploitation. En 2099, l'utopie anarchiste de Hobart Brown est devenue un produit de consommation. Kang et sa société (anonyme) ont fait de lui un personnage de comics, de jouets, de films, de jeux vidéos. Et aujourd'hui que la marque est plus vendeuse que jamais, le vil industriel compte se payer un petit coup de publicité en ramenant du passé le héros original, dans un happening commercial qui ne séduit pas du tout le Spider-Man de cette réalité.
Avec talent, Gerardo Sandoval joue avec le scénario de Jed MacKay pour caler l'introduction sur deux doubles pages, en appliquant un découpage horizontal qui insère intelligemment les dialogues et l'action avec dynamisme. Le numéro se présente comme un run effréné à travers Terre-138, comme s'il ne faisait que capturer une journée dans la peau du Spider-Punk (qui refuse d'ailleurs ce titre) et de quelques autres membres des Vengeurs, des fana' de rébellion et de guitares saturées.
Le fanservice fonctionne, la lecture efficace arrive à caler sa petite aventure en un nombre de pages restreint, sur une lecture assez déconnecté de l'événement qui permet d'apprécier simplement un bon numéro, marrant, rythmé et plein de potentiel. Avec en filigrane un Kang ultra-capitaliste qui dénonce la politique de Marvel avec acidité.
Son propos sur la difficulté de vendre Captain Anarchy, les ventes des comics, la place des films aujourd'hui, le lissage de figures trop contestataires, toute une série de tacles grinçantes aux étages supérieurs de la Maison des Idées. Ce corps dans le texte et les personnages s'ajoute à une ambiance qui vaut à elle seule le voyage (là est le piège : on voudra peut-être y retourner un jour). Hobart Brown est un très bon Spider-Man, l'équipe créative cherche une inspiration entre la parodie énervée et l'hommage au cool des années '90, avec des postures, des héros, des découpages qui évoquent le souvenir de MacFarlane ou les héros de type Savage Dragon de cette époque.
Une sorte d'énergie de où les détails fusent et où la petite aventure se cale dans le bon tempo. Pas forcément seulement dans le punk, d'ailleurs - on peut s'amuser à dresser un comparatif avec l'esthétique de The Warriors ou le mélange de fun, musique rébellion d'un Jet Set Radio, avec le même esprit urbain et bagarreur. L'ensemble fonctionne bien et c'est un semi-reproche en vérité : Jed MacKay se fout manifestement de proposer une introduction didactique, le pont avec Spider-Geddon n'intervient que dans les deux dernières pages.
Reléguer la place de l'événement, qui justifie l'existence même de ce numéro, à un cliffhanger littéralement sorti de nulle part est peut-être une posture volontaire, justement. Kang appelle Spider-Man "Spider-Punk" parce que c'est ainsi que l'éditorial publicitaire vend le héros - comme "Spider-Gwen", qui n'a jamais été le nom officiel de cette héroïne et est pourtant devenu sa tagline officielle. Le parallèle entre l'une et l'autre est d'ailleurs éloquent : en créant Spider-Gwen, Marvel aura aussi amorcé une machine commerciale insistante, avec les Gwenpool, récemment Gwenom et autres dérivés d'un forcing dans l'ensemble plutôt abject.
Il est possible que l'éditeur ait choisi d'ouvrir l'événement par Hobart Brown parce que le personnage aura droit un jour à sa propre série - ou bien parce qu'il sera le Spider-Man sacrificiel de cet événement. Deux raisons là-encore commandées par un impératif marketing, il est donc plutôt marrant de poser cette lecture sur un numéro qui critique (ou bien se moque gentiment) de la surexploitation commerciale de Spider-Man en comics et au cinéma. En particulier l'année de la mort de Ditko, qui aura claqué la porte de Marvel après avoir créé le Tisseur parce que Stan Lee ne voulait pas couper le gâteau en deux. Ce premier chapitre de Spider-Geddon se présente donc comme une pomme empoisonnée, qui encapsule un propos contre les financiers, les producteurs et les éditeurs cupides dans un numéro que tout le monde achètera parce qu'il prépare à un événement vendeur. Bien trouvé.
Cela étant dit, il est aussi tout à fait possible de lire ce Edge of Spider-Geddon #1 comme un simple numéro occasionnel, plutôt très bon, honnête dans ses idées et créatif dans ce qu'il propose. Une bonne parodie (ludique) des héros de New York réalisée avec soin, sans verser dans quelque chose de gratuit ou qui n'aurait pas d'autre but que de faire rire ou de régaler sur le fanservice de l'imaginaire. En jetant un oeil au contexte, au pourquoi de Spider-Geddon et à sa motivation principale, on s'amusera à sortir de leur contexte les propos de Kang comme une sur-couche de texte assez géniale sur l'état actuel des séries du Tisseur. En espérant que Spider-Punk ne devienne pas lui-aussi un produit à terme - attendez, comment ça "c'est déjà le cas" ?