Cette semaine, Urban Comics édite pour les lecteurs VF trois volumes scénarisés par Tom King, l'un des quelques noms à s'être réellement imposés au fil de ces dernières années. Scénariste de Batman, Mister Miracle et plus anciennement de The Vision, le parcours et l'écriture atypique de ce passionné des super-héros méritait qu'on s'y attarde l'espace de quelques lignes.
Là où certains auteurs parmi les Big Two continuent de vouloir systématiquement réinventer la roue, c'est l'écriture intimiste et personnelle qu'il infuse dans ses personnages qui distingue les séries de Tom King du reste de la production. Drôles, rythmées, souvent déconcertantes dans leur manière d'aborder le découpage, les dialogues ou la rythmiques, elles sont aussi riches sur le plan psychanalytique, gorgées de personnages désespérément en quête de sens.
Le destin de l'auteur l'aura mené à prendre une place de plus en plus importante chez DC Comics, et alors que la moitié la plus intéressante de son run commence à parvenir sous nos latitudes, posons-nous donc la question : pourquoi Tom King c'est cool, au-delà des mariages et des blagues sur le cul de Dick Grayson ?
A la fin des années 1990, Tom King est un des passionnés de comics timides qui peuplent les boutiques à l'ère de la spéculation sauvage. Il raconte souvent qu'il aura appris à faire du vélo pour pouvoir se rendre à son comic shop local. Le jeune homme comprend assez tôt son envie de rejoindre l'industrie, et il entame coup sur coup peu de temps avant la vingtaine un stage chez Vertigo et chez Marvel.
Chez l'un, il assistera à la création de Preacher par Garth Ennis et Steve Dillon et 100 Bullets de Brian Azzarello et Eduardo Risso. Chez l'autre, il deviendra l'espace d'un temps l'assistant de Chris Claremont, qui lui apprendra à évaluer les techniques de script au moment où Kevin Smith commencera à travailler sur son court run de Daredevil. Un début de carrière plutôt habituel pour un jeune passionné, et qui sera pourtant interrompu quand deux avions viendront se heurter dans deux tours de la cité de Manhattan.
Tandis que Frank Miller errait dans les rues tétanisées, cherchant ses repères dans une ville qu'il mettra des années à reconnaître à nouveau, le monde des comics vibrera à différents degrés sur les échos plus ou moins tardifs du 11 septembre 2001. Un numéro en hommage aux véritables héros de la catastrophe chez Marvel, le Dark Knight Strikes Again puis Holy Terror chez DC et Legendary, une refonte intégrale de l'iconographie du super-vilain et de la géopolitique fictive chez les Big Two, entre autres grandes ramifications. De l'autre côté de la page, dans le monde réel, des tas de jeunes gens secoués par un idéal patriote vibreront, eux, aux discours de George W. Bush qui préconisera d'envahir en représailles la nation de l'Irak, qui aurait aidé à financer le terrorisme international.
Des jeunes gens comme Tom King, qui s'engage pour un séjour de sept ans à Bagdad (entre autres), où il deviendra agent du contre-terrorisme au sein de la C.I.A.. Sept années où l'auteur découvrira des choses qu'il décrira plus tard comme "bizarres, violentes, tristes, incroyables". Dans ses premières années en tant qu'auteur chez DC, le qualificatif qui revient le plus souvent quand différents rédacteurs lui auront posé la question de son parcours d'agent à celui de scénariste, est celui-ci : étrange. Étranges années, étranges souvenirs. Ce n'est qu'à la naissance de son premier enfant que Tom King quitte la C.I.A., Bagdad et retourne à la maison avec la mission délicate de devoir se réinsérer.
Quelques années passent, pendant lesquelles il va se mettre (ou se remettre) à écrire, chercher du travail et élever ses enfants. Réapprendre à composer sans le bruit des mortiers pour le réveiller la nuit. En 2012, chez Touchstone, un imprint de la marque Simon & Shuster, il publie A Once Crowded Sky, un roman enrichi de nombreuses planches de BD dessinées par l'artiste Tom Fowler. Le pitch de ce premier travail de fiction évoque pour beaucoup ses essais futurs sur Mister Miracle.
King aime à rappeler que tout le travail des comics n'est qu'un amalgame de métaphores en mouvement : "dans la vie de tous les jours, les gens ne se mettent pas réellement de poings au visage pour résoudre leurs problèmes. Les auteurs utilisent cette image pour montrer comment les gens choisissent de résoudre leurs problèmes, comment ils parlent ou ne parlent plus entre eux. On se réfugie dans les extrêmes pour dessiner ces métaphores émotionnelles". Un mantra (simplissime) qu'il gardera en permanence à l'esprit - ses héros seront chaque fois les métaphores de sa psyché à tel ou tel moment. Et si cet envol prendra un certain temps, il est déjà le coeur du sujet dans A Once Crowded Sky.
Ce premier ouvrage raconte comment un héros robotique à la MF Doom, le Ultimate, parvient à voler les pouvoirs de tous les héros et super-vilains de la Terre afin de sauver l'humanité. Après qu'une force cosmique ait animé leurs esprits de mauvaises intentions, le Ultimate leur subtilise leurs capacités, avant de se foutre en l'air pour que plus personne sur la planète n'ait de pouvoirs susceptibles de mettre le globe en péril. Alors, chaque super-héros, chaque super-vilain doit reprendre le cours de sa vie normale. Trouver un boulot, trouver autre chose à faire. Comme ces soldats qui rentrent au pays et doivent réapprendre à vivre sans guerre à mener.
King charge ce premier ouvrage de références à Watchmen et aux Avengers. Un esprit de géopolitique paramilitaire où se sentent encore ses années militaires, et de paranoïa post-11 septembre semblable à celle qui traversait les Etats-Unis pendant les décennies de Guerre Froide.
Cette connaissance tactique, et la preuve actée qu'il était désormais un scénariste compétent (avec l'appui du brillant Fowler) permettront à Tom King de se frayer un chemin jusqu'à l'éditorial de Mark Doyle, responsable des séries Batman chez DC Comics et grand ami de Scott Snyder. Il ne le sait pas encore, mais Doyle vient de signer celui qui remplacera son poulain du moment sur Batman - l'éditeur aura gardé ce regard affûté capable de discerner le talent entre les fêlures de ses scénaristes.
Chapitre suivant >Premier entraînementPendant la période Forever Evil, Geoff Johns choisit quels pions placer sur le grand échiquier des choix et conséquences au sein de la marque DC Comics. Il veut une victime à sacrifier pour densifier les enjeux de l'événement. En période creuse, Nightwing est choisi, le temps d'un cliffhanger discutable où tout le monde se demande si le gimmick à la mode est de tuer les Robin, maintenant que les Flash ne font plus recette.
En définitive, Johns se contentera d'ouvrir la porte de l'Anti-Monitor sur la fin de son arc en conséquences majeure, et Dick Grayson, laissé pour mort, est renouvelé dans une série d'espionnage où l'on place Tom King pour son expérience en tant qu'agent de renseignement. Il commence son travail sur Grayson en compagnie de Tim Seeley, responsable historique du personnage chez DC Comics depuis les New 52, et l'artiste Mikel Janin avec qui il restera proche sur les années suivantes.
Avec le confort de ce travail à quatre mains, King s'autorisera à expérimenter. Les numéros interstitiels où il aura le champ libre pour laisser libre cours à ses techniques de narration. Le lectorat commencera à découvrir son goût pour les dialogues, dans ces moments flottants où deux personnages auront en simultanée deux conversations à sens unique. L'un parle, l'autre ne l'écoute pas, obstiné à répéter une idée. Le scénariste ira plus loin en réduisant au strict minimum les échanges - parfois implicites, quand les héros ne terminent plus leurs phrases ou s'épanouissent dans des idées vagues, parfois cycliques quand une même réplique est répétée jusqu'à ce que le sens lui-même ait évolué.
Sur Grayson #12, le héros est amené à retrouver les personnages de la Bat-Family qui le croyaient mort. On retrouve toute sa palette de styles, déjà à l'époque. Un goût pour la continuité et les références passées, une compréhension claire des relations au sein de l'ensemble DC Comics, une scène avec Batgirl qui préfigure de ce qu'il fera plus tard sur Batman. Sur les personnages féminins, King aime les figures élégantes de femmes prenant l'ascendant, généralement sur un héros maladroit ou perdu. Elles sont assurées, autoritaires mais généralement complices et énigmatiques - le fait est que l'auteur s'épanouira plus tard comme un passionnel dans la retenue, qui croit en l'amour mais pas forcément dans son aspect expansif.
Plus loin au sein de ce run, DC Comics aura profité de la série Futures End pour commander un mois spécial de numéros concepts à ses scénaristes. L'idée est la suivante : proposer un numéro situé dans un futur de cinq ans, vraisemblablement pessimiste, où raconter une histoire qui n'aura aucune conséquence. Le résultat sera généralement assez pauvre, mais King s'en sortira avec les honneurs.
Au moment où il écrit, Viktor Ianoukovytch vient de déserter l'Ukraine et la Russie décrète l'annexion de la Crimée. 82 personnes meurent dans des affrontements qui resteront l'un des principaux points chauds en Europe de l'Est ces dernières années. Dans Grayson : Futures End #1, l'espion assassine un KGBeast dictatorial, qui s'est emparé de la Russie avec la poigne de fer d'un Vladimir Poutine. Alors que le vilain reviendra dans les mois à venir au sein des pages de Batman, il était à l'époque traité comme une parabole de la vraie vie sur la politique moderne, et l'une des seules fois où King sera aussi frontal dans ses métaphores du présent.
Son rapport au monde, aux massacres, à l'insécurité, aux dictateurs à l'extérieur et à l'intérieur des Etats-Unis façonnera son écriture - rien d'étonnant pour celui qui sera rentré au pays avec le même syndrome post-traumatique qu'auront ramené dans leurs valises des millions d'autres vétérans. Cette écriture de la psyché' trouve sa première origine séquentielle dans ces quelques pages, entre un hommage à la continuité avec le Cluemaster's Code, un amour des histoires vieillottes de Batman & Robin et l'impression, sous la plume du scénariste, d'être en permanence perdu. A ne pas savoir ce que le héros pense, ce qu'il veut dire quand il dit quelque chose, et où il se situe dans un présent qui lui échappe.
DC Comics ne met pas longtemps à comprendre le talent de l'auteur et lui autorise le chantier Sheriff of Bagdad, un volume en creator owned inspiré par son expérience de la vie en Irak (un chef d'oeuvre dont la critique est à retrouver par ici). Il récupère aussi la série The Omega Men, exploration spatiale d'une rébellion autour de la figure de Kyle Rayner, son travail le moins terre à terre et aussi celui qui lui vaudra le soutien du lectorat quand la série frôlera l'annulation. Sur ces deux séries, il développera l'usage de ses gaufriers à neuf cases, empruntés au travail de Dave Gibbons sur Watchmen.
Du côté de Marvel, il écrira le chef d'oeuvre The Vision, une exploration comparable de sa difficulté à se réinsérer, à croire en la possibilité d'une vie normale, de tous les jours, et un fascinant bouquin où l'androïde se heurte aux limites de son inhumanité. L'année 2015 profite énormément au scénariste, qui signe avec sa première série loin des super-héros, renommée Sheriff of Babylon, son premier chef d'oeuvre en solitaire, accompagné par les merveilleux crayonnés de Mitch Gerads. Un travail artistique et narratif extraordinaire.
Dans ce récit, Tom King se purge de quelque chose. De celui qu'il était pendant ces sept années, de ce qu'il a laissé là-bas et de ce qu'il a emporté avec lui. A partir de ce tournant, la presse spécialisée cesse de se référer à lui comme Tom King, l'ancien de la C.I.A. reconverti dans la bande-dessinée. Il devient Tom King, ce scénariste prometteur qui ne fait qu'enchaîner les réussites. Et ce n'est qu'un début, puisque quelque mois plus tard, en mars 2016, DC Comics annonce que ce jeune co-auteur de Grayson, Vision et d'une excellente maxi-série d'espionnage s'apprête à récupérer les rennes de Batman après le très long run du daron Scott Snyder.
< Chapitre précédentUn sheriff à BagdadChapitre suivant >L'Amour des Chauve-SourisAu moment où il démarre son travail sur Batman, Tom King est apeuré. Habitué à l'anxiété chronique, le scénariste cherche ses bases dans un numéro d'ouverture où il verse dans l'hommage, la référence, l'idée d'une page qui se tourne et d'un nouvel horizon. Commence alors un run d'une cinquantaine de numéros, où il réussira à convaincre, étapes par étapes, le lectorat et l'industrie dans son ensemble.
Tout démarre avec un plan. Plutôt que de chercher à correspondre aux codes des super-héros musculeux et actifs, King va revenir à ce qui fait que Batman est Batman dans le coeur de bien des gens. Plus tard, il expliquera que Mister Miracle était l'approche qu'il avait toujours recherchée dans les comics, celle qui s'affaire le moins à raconter un arc de suivi et renouvelle (vraiment) la façon dont on regarde les super-héros. Après avoir proposé une structure relativement "normale", il va s'approprier Batman et le remplir de ses thématiques, et de son envie d'en faire quelqu'un de très humain.
Puisque, là où la plupart des scénaristes comprennent que l'humanité de Batman signifie qu'il peut mourir d'une balle de mitrailleuse bien placée, King vise plus haut. L'écriture qu'il avait présentée dans Sheriff of Babylon revient, cette fois dans une structure faite pour les héros costumés. Une seconde fois, il est le scénariste du traumatisme, du héros faillible où le cheminement s'intéresse moins aux histoires qui sont racontées qu'à ce qu'elles disent de l'évolution thérapeutique du héros - et en reflet, de sa propre évolution en tant qu'être humain.
Dès le premier arc, les lecteurs découvrent un Batman suicidaire. Ils le trouvent ensuite un obsessionnel dans son combat contre Bane, prompt à éloigner son entourage. Un Batman capable de ne s'exprimer qu'en une seule réplique, répétée et éparpillée sur trois phylactères à travers un numéro entier. Ses histoires sont faites d'ellipses, de clins d'oeil, de références. Le travail minutieux du scénariste ressemblerait à celui d'un psychologue si cette thérapie n'était pas autant à un miroir où l'auteur cherchait, derrière le masque, son propre reflet.
Avec l'aval de l'éditeur et un lectorat qui répond massivement présent, King se permet toutes les fantaisies sur le plan narratif. Ses gaufriers vont et viennent, avec l'apparition de plans fixes où l'on se contente de voir, étalée sur neuf cases, le visage statique d'un personnage évoluer en expression. La maîtrise du rythme, un découpage qui casse une même scène en plusieurs cases, le jeu sur les silences et les cases noircies, une richesse visuelle où ses textes sont adaptées par une batterie d'artistes talentueux, et plus en accord avec son style que les débuts de David Finch : Mitch Gerads, Lee Weeks, Clay Mann. Avec Jason Fabok, il va même rendre hommage à la méthode Dave Gibbons dans l'arc The Button, un numéro presque entièrement fait de découpages en neuf cases, dans un arc qui servira à l'auteur à placer une idée fondamentale : Bruce Wayne n'est pas heureux et il doit s'arrêter s'il veut que sa vie ait un sens.
Lorsqu'il est revenu d'Irak, Tom King a dû traverser les difficultés de tout soldat qui rentre au pays. Face à une nation en quête de nouveaux repères, il a du composer avec le fait d'avoir une famille à nourrir et à son propre chemin à trouver dans cette vie. Difficile ne pas chercher le sens de tout ça lorsque l'on revient d'une guerre avec plus de cent mille morts sous les décombres, et par bien des aspects, on retrouve dans ses propres refuges ce qu'il a cherché à amener à ses héros : l'amour et la parentalité. Chez Batman, cette quête de sens est celle de n'importe quel être humain qui se demanderait comment être heureux dans la vie, avec le passif de ses propres parents et l'idée de vivre selon un modèle pré-écrit. La réponse sera la même que pour n'importe quel être humain : l'amour.
Catwoman et Batman vont faire d'immenses progrès, après des décennies de stagnation où seul Batman : Hush aura réellement secoué le prunier. Peu de temps après l'arc centré sur Bane, King peut revenir aux enjeux banals qu'il affectionne. Le gros des numéros suivants ne sera donc pas une recherche de vilain, d'enquêtes, ou d'événements majeurs. On se contentera de suivre ce couple au quotidien, en voyant comment le début de cette relation touche l'univers DC Comics de près ou de loin.
Le run sera aussi un hommage à Batman comme héros de comics. Peut-être avez vous en tête les quelques scènes où lui et Catwoman évoquent leur rencontre : elle se souvient de Batman #1, lui de Year One par Miller et Mazzucchelli. Ce jeu perpétuel sur les références méta-textuelles va aussi charger la série d'un élément qu'il n'aura recherché que d'assez loin jusqu'ici: l'humour. Humour de contraste quand ses héros ont une engueulade de couple en lattant l'armée de Ra's et Talia Al Ghul, et humour de passionnés quand le scénariste s'amuse à câler les vilains les plus ringards et les plus obscurs de l'âge d'argent à chaque recoin de cases gorgées d'action.
Cette technique n'est d'ailleurs pas tout à fait gratuite : en interview, à peine sorti du premier arc avec Gotham Boy et Gotham Girl, King évoquait déjà le personnage de Kite-Man et expliquait qu'il avait plaisir à présenter ce héros par simple nostalgie. Dans l'arc The War of Jokes & Riddles, il va cependant s'en servir comme d'un réel argument sur l'humanité qui traverse le moindre personnage de Gotham City - derrière les costumes, derrière les noms inventés et l'aspect irréel de ces héros de BD, tous sont fragiles. Tous sont faillibles, réalistes, tous ont cette fêlure secrète qui les ramène à quelque chose de plausible. L'emploi que King fera du Joker dans Batman #48 et #49 ou de Talia va vers le même ordre d'idées.
A côté de cela, King est méthodique dans la question qu'il pose au héros. Peux-tu être heureux? Il aborde sous bien des angles cette idée, en montrant par exemple que Gotham City a besoin de Batman et que le monde n'aurait pas été meilleur sans lui (dans l'arc The Gift). Il le dote par contraste d'un péché originel, comme si ce poids était lourd à porter et qu'il risquait, chaque jour, de trébucher dans sa quête vertueuse (dans War of Jokes & Riddles). Alors, ne lui reste que l'amour pour tenter son coup. Un retour à des questionnements de la vie de tous les jours, avec des exemples isolés : le retour de l'ex jalouse avant les fiançailles, la présentation de la fiancée aux amis, le moment où l'on doit choisir sa tenue, etc.
C'est en dispensant son écriture cyclique et travaillée que King s'aperçoit qu'il peut cependant aller plus loin. Batman reste Batman, et si le scénariste manie bien sa barque - au point de rendre intéressante l'entreprise menée par DC Comics pour mélanger ses héros à ceux des Looney Toons dans Batman/Elmer Fudd - il y a des choses qu'il ne peut pas aborder. Batman ne tue pas. Batman ne se suicide pas. Batman ne peut pas avoir un autre enfant en claquant des doigts.
Alors, un matin, Tom King entre dans le bureau de Dan Didio et lui dit ceci : "j'ai eu une nouvelle idée, j'ai une nouvelle série en tête. Mais il va me falloir un peu de place pour tirer ça au clair, une marge de manœuvre où on me laisse à part des autres séries. Donnez moi un personnage qui me permette de faire ça". En hochant de la tête du haut de sa magnificence habituelle, Didio lui dit "tiens" et Mister Miracle était lancé.
< Chapitre précédentPremier entraînementChapitre suivant >Miracle PeopleLorsqu'il regarde autour de lui, en ouvrant sa fenêtre, Tom King voit un monde qu'il ne comprend pas. Un monde où il ne se sent pas chez lui, un monde où il se sent piégé. Incapable de s'échapper autrement que dans son travail, l'auteur se penche sur le cas de Mister Miracle dans une continuation qui n'aura rien et tout à voir à la fois avec les écrits de Jack Kirby.
Scott Free, artiste de l'évasion, a été élevé par l'ennemi de son père biologique, Darkseid. Il se sera évadé, aura mené la guerre contre cet adversaire et rencontré la femme de sa vie, Big Barda, dans l'intervalle. Mais tout ça, c'était avant. Aujourd'hui, Scott Free a un appartement en ville, une émission de télévision et une collection de t-shirts DC Comics. Scott Free s'est évadé de tout et n'a pas trouvé le bonheur, même dans l'amour, même dans un quotidien sans guerre ou combat à mener. Scott Free est le héros le plus autobiographique de Tom King, c'est un personnage paumé, atteint de stress post-traumatique, suicidaire et... Qui s'apprête à fonder une famille.
Un papier a déjà été consacré à l'importance (cruciale) de Mister Miracle, série sur la dépression nerveuse, le présent et le rapport au réel. Ce travail seul amalgame toute l'écriture du bonhomme, un scénariste qui pèse désormais lourd chez DC Comics. Au point que Scott Snyder n'aura pas réussi à polluer son travail avec les titres Metal, bien séparés, ou que rien ne soit venu entraver les plans du mariage malgré une insistante demande éditoriale. Après la période Rebirth, Tom King et Mitch Gerads ont signé en exclusivité avec DC Comics, et Mister Miracle est la contre-partie de ce gage de fidélité. Un titre indépendant, profond, dense, et qui repense en profondeur toutes les certitudes établies sur le Quatrième Monde.
Les réussites et l'essor phénoménal de sa carrière chez DC (attendez, il est passé chez Seth Meyers. C'est pas la classe ça, peut-être ?), les formidables artistes avec qui il collabore qui deviendront peu à peu ses amis et le soutien de lecteurs fidèles amènent un peu de quiétude à la vie de King. L'auteur continue de remplir ses pages d'un humour à froid ou absurde de plus en plus touchant, comme si lui-même s'investissait réellement dans ses héros derrière les répétitifs "I'm Batman" des premiers numéros, dont il avait d'ailleurs fait un running gag sur les réseaux sociaux.
Conscients de la chance d'avoir entre leur main ce talentueux individu, les éditeurs de DC font ce qu'on ne les avait jamais vu faire auparavant : ils lui foutent la paix. Après avoir été plus ou moins obligé de participer à Night of the Monster Men sur Batman, King mène désormais ses affaires seul, au point de se permettre de tuer différentes figures du Fourth World et de lancer une guerre sans convoquer de réels enjeux éditoriaux ou de couvertures variantes intempestives. Un succès qui va bien à ce père de famille, qui semble enfin trouver une équilibre et une réponse (positive) à cette bouteille lancée à la mer au moment de commencer l'écriture de scénarios.
Un jour, alors qu'il tentait sournoisement de convertir ses enfants à la culture comics, King aura redécouvert avec eux le cartoon Justice League Unlimited de Dwayne McDuffie. Dans ce dessin animé, il existait un endroit où les super-héros pouvaient se retrouver pour déjeuner ensemble, sereinement. L'idée jaillit dans l'esprit du scénariste qu'un endroit similaire pourrait exister quand les héros se sentent fatigués, déprimés, anxieux ou au bout du rouleau - c'est armé de cette proposition qu'il surgit une seconde fois dans le bureau de Didio avec une demande similaire à celle de Mister Miracle. Il exige cette fois deux personnages, le vieux Dan lui assigne Booster Gold et Harley Quinn.
Deux gaffeurs. Deux maladroits armés des meilleures intentions. Heroes in Crisis se lancera prochainement selon la méthode initiée avec Mister Miracle : réinventer la façon dont on pense et dont on voit le monde des super-héros. En faire des figures plus humaines, et pas seulement au sens de leur mortalité, mais plutôt de leur rapport à la mort et de leur rapport à la vie.
Dans le paysage moderne des comics, de super-héros ou non, Tom King tombait bien. Lorsqu'Alan Moore, Frank Miller ou Grant Morrison ont fait leurs débuts dans l'industrie, le monde cherchait des récits plus complexes, plus oniriques ou simplement plus fous que ce que la norme en vigueur avait choisi de présenter. Chacun aura répondu à un imaginaire de leur temps - une capacité qui, au-delà de simples qualités techniques, est véritablement inestimable. Ce n'est pas seulement pour la beauté de ses postures de gymnaste et le folklore japonais qu'il aura apporté que l'histoire des comics aura retenu Dardevil.
Le Matt Murdock qu'il présentait était une figure plus dense, plus folle, plus hors normes, dans des rues sans lois où la violence urbaine ressemblait au quotidien d'une Amérique en mutant dans les années 1970 et 1980. A plusieurs degrés, l'écriture de Tom King est l'un des reflets les plus vivants de notre présent. Un monde où les choses bougent si vite qu'il est complexe de trouver sa place, où les réalités de nos quotidiens ou des buts que nous nous sommes fixés sont parfois d'écrasantes charges, lourdes à porter. Où les mots dépression, burn out, anxiété chronique et bipolarité sont répétés de plus en plus souvent autour de nous.
Les héros de King ne sont pas ceux qui déjoueront les plans les plus machiavéliques des vilains les plus cruels. Ce ne seront pas eux qui nous tiendront en haleine sur les enquêtes les plus tortueuses aux rebondissements les plus surprenants. Ils sont ceux qui nous ressemblent, ceux des interstices, dans le moment que l'on ne voit pas, le moment après la case. Quand le héros rentre d'une dure journée à combattre le crime, allume la télévision, sort un vieux reste de pizza du frigo et s'adosse aux genoux de l'être aimé en commentant un film. Celui qui ne justifie pas son existence dans une quête incompressible de justice et de guerre contre le crime, mais aussi par ces trucs bêtes et moins surnaturels que peuvent être l'amour, le couple, l'amitié, la paternité. Des héros plus banals ou simplement, plus humains.
La liberté prise sur des séries telles que Mister Miracle ou Batman Annual #2 est un indicateur positif de l'état d'esprit des comics d'aujourd'hui, et l'on ne peut qu'espérer que d'autres suivront cette voie dans les années à venir. Pour l'heure, on devra surtout remercier l'éditorial de DC Comics d'avoir fait confiance à un vétéran traumatisé, qui aura su canaliser ses névroses dans un travail de fiction, fait de capes et de collants. Et espérer que l'expérience continue - peut-être même, évolue vers quelque chose de plus lumineux pour le héros en gris.
< Chapitre précédentL'Amour des Chauve-SourisA la fin des années 1990, Tom King est un des passionnés de comics timides qui peuplent les boutiques à l'ère de la spéculation sauvage. Il raconte souvent qu'il aura appris à faire du vélo pour pouvoir se rendre à son comic shop local. Le jeune homme comprend assez tôt son envie de rejoindre l'industrie, et il entame coup sur coup peu de temps avant la vingtaine un stage chez Vertigo et chez Marvel.
Chez l'un, il assistera à la création de Preacher par Garth Ennis et Steve Dillon et 100 Bullets de Brian Azzarello et Eduardo Risso. Chez l'autre, il deviendra l'espace d'un temps l'assistant de Chris Claremont, qui lui apprendra à évaluer les techniques de script au moment où Kevin Smith commencera à travailler sur son court run de Daredevil. Un début de carrière plutôt habituel pour un jeune passionné, et qui sera pourtant interrompu quand deux avions viendront se heurter dans deux tours de la cité de Manhattan.
Tandis que Frank Miller errait dans les rues tétanisées, cherchant ses repères dans une ville qu'il mettra des années à reconnaître à nouveau, le monde des comics vibrera à différents degrés sur les échos plus ou moins tardifs du 11 septembre 2001. Un numéro en hommage aux véritables héros de la catastrophe chez Marvel, le Dark Knight Strikes Again puis Holy Terror chez DC et Legendary, une refonte intégrale de l'iconographie du super-vilain et de la géopolitique fictive chez les Big Two, entre autres grandes ramifications. De l'autre côté de la page, dans le monde réel, des tas de jeunes gens secoués par un idéal patriote vibreront, eux, aux discours de George W. Bush qui préconisera d'envahir en représailles la nation de l'Irak, qui aurait aidé à financer le terrorisme international.
Des jeunes gens comme Tom King, qui s'engage pour un séjour de sept ans à Bagdad (entre autres), où il deviendra agent du contre-terrorisme au sein de la C.I.A.. Sept années où l'auteur découvrira des choses qu'il décrira plus tard comme "bizarres, violentes, tristes, incroyables". Dans ses premières années en tant qu'auteur chez DC, le qualificatif qui revient le plus souvent quand différents rédacteurs lui auront posé la question de son parcours d'agent à celui de scénariste, est celui-ci : étrange. Étranges années, étranges souvenirs. Ce n'est qu'à la naissance de son premier enfant que Tom King quitte la C.I.A., Bagdad et retourne à la maison avec la mission délicate de devoir se réinsérer.
Quelques années passent, pendant lesquelles il va se mettre (ou se remettre) à écrire, chercher du travail et élever ses enfants. Réapprendre à composer sans le bruit des mortiers pour le réveiller la nuit. En 2012, chez Touchstone, un imprint de la marque Simon & Shuster, il publie A Once Crowded Sky, un roman enrichi de nombreuses planches de BD dessinées par l'artiste Tom Fowler. Le pitch de ce premier travail de fiction évoque pour beaucoup ses essais futurs sur Mister Miracle.
King aime à rappeler que tout le travail des comics n'est qu'un amalgame de métaphores en mouvement : "dans la vie de tous les jours, les gens ne se mettent pas réellement de poings au visage pour résoudre leurs problèmes. Les auteurs utilisent cette image pour montrer comment les gens choisissent de résoudre leurs problèmes, comment ils parlent ou ne parlent plus entre eux. On se réfugie dans les extrêmes pour dessiner ces métaphores émotionnelles". Un mantra (simplissime) qu'il gardera en permanence à l'esprit - ses héros seront chaque fois les métaphores de sa psyché à tel ou tel moment. Et si cet envol prendra un certain temps, il est déjà le coeur du sujet dans A Once Crowded Sky.
Ce premier ouvrage raconte comment un héros robotique à la MF Doom, le Ultimate, parvient à voler les pouvoirs de tous les héros et super-vilains de la Terre afin de sauver l'humanité. Après qu'une force cosmique ait animé leurs esprits de mauvaises intentions, le Ultimate leur subtilise leurs capacités, avant de se foutre en l'air pour que plus personne sur la planète n'ait de pouvoirs susceptibles de mettre le globe en péril. Alors, chaque super-héros, chaque super-vilain doit reprendre le cours de sa vie normale. Trouver un boulot, trouver autre chose à faire. Comme ces soldats qui rentrent au pays et doivent réapprendre à vivre sans guerre à mener.
King charge ce premier ouvrage de références à Watchmen et aux Avengers. Un esprit de géopolitique paramilitaire où se sentent encore ses années militaires, et de paranoïa post-11 septembre semblable à celle qui traversait les Etats-Unis pendant les décennies de Guerre Froide.
Cette connaissance tactique, et la preuve actée qu'il était désormais un scénariste compétent (avec l'appui du brillant Fowler) permettront à Tom King de se frayer un chemin jusqu'à l'éditorial de Mark Doyle, responsable des séries Batman chez DC Comics et grand ami de Scott Snyder. Il ne le sait pas encore, mais Doyle vient de signer celui qui remplacera son poulain du moment sur Batman - l'éditeur aura gardé ce regard affûté capable de discerner le talent entre les fêlures de ses scénaristes.
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