Il y a des décennies de cela, DC Comics s'assemblait au sortir du Bronze Age pour séparer ses parutions plus adultes du reste de la production. Il en est ressorti l'apposition du sigle Suggested for Mature Readers sur certaines séries, à la même époque où la mention Parental Advisory venait orner les albums de hip hop. Plus tard, la base de titres concernés par cette mention formera la base de l'imprint Vertigo.
Le temps a passé et
DC renouvelle cette opération, conscient du nombre d'auteurs encore intéressés par l'envie de raconter des histoires plus matures, plus politiques ou plus sombres autour des grands personnages de la maison, mais frustrés par l'auto-censure des
majors ou pas intéressés par les parutions
ongoing. Apparaît alors le
DC Black Label, un
imprint pour les grands scénaristes et les grands artistes,
supposément plus permissif.
Batman : Damned #1 est le premier numéro à porter les couleurs de cette nouvelle entreprise, et une nouvelle collaboration entre
Brian Azzarello et
Lee Bermejo. Deux amoureux de
Batman, mais avec des visions plutôt personnelles de ce qu'elle représente pour chacun.
Batman : Damned #1 se propose comme un mélange d'horreur, de conte et de polar. On retrouve d'emblée le style, les traits et les obsession de Bermejo déployées dans Batman Noël, avec cette narration qui se passe de cases ou de bulles et s'imprime directement sur les dessins d'une Gotham tortueuse, cauchemardesque. La série se présente comme une mini en trois avec des numéros de quarante pages, un format bâtard qui pose quelques soucis en terme de rythme et de placement dans l'histoire.
Quand le volume s'ouvre, Batman est blessé. Pourquoi, comment ? Les détails ne seront que frôlés dans cette aventure où le Joker est laissé pour mort, sans que l'on ne sache grand chose des conditions de son trépas. Azzarello écrit vite dans un récit qui ne se repose pas, ne s'autorise pas d'instant d'exposition trop poussée en avançant dans l'urgence. Si le scénariste correspond aux codes d'écritures classiques du polar - avec un cadavre en début de récit - il va ensuite casser toute une batterie de règles en ne se reposant que sur la narration de John Constantine pour guider le récit.
On comprend alors vite que l'idée est de proposer une histoire qui tire vers l'horreur, et qui va chercher dans la psyché de Batman en s'attachant au souvenir de ses parents. Une version d'ailleurs inédite de Thomas Wayne où le bienveillant papa de Bruce est présenté comme un coureur de jupons, et son fils, un enfant presque délaissé au milieu d'un divorce. Un personnage mystique aurait influencé le destin du petit Wayne, un personnage qui évoquerait Enchantress (ou autre), peut-être imaginaire, peut-être pas. Les intentions d'Azzarello sont assez peu claires à l'image de sa métaphore du pont et du Batman en pleine noyade - il faudra probablement attendre les numéros suivants pour comprendre ces pistes.
Reste que pour le moment, Batman : Damned est un magnifique désordre. Les personnages de Deadman et Zatanna semblent avoir été parachutés, au milieu de scènes nonsensiques où on se demande bien quoi récupérer dans ce qui nous est raconté. On se perd vite, l'absence de temps de pause étant un réel handicap - et en même temps, une condition évidente du chassé croisé narratif que cherchent à installer Azzarello et son Batman fou et détective, et Bermejo et son Batman de conte, présenté comme un personnage vertueux avec le monde contre lui.
Certaines scènes (dont une dévêtue, en écho à Darwyn Cooke) sont fabuleuses en termes de dessin et de mise en scène, et ce premier numéro est généralement magnifique. Lee Bermejo est à chacun de ses passages sur la Chauve Souris plus habile de ses crayons qu'auparavant, débarrassé de l'encrage trop pointu et sinueux de Joker et des couleurs ternes de sa première incartade à Gotham dans Batman/Deathblow. Ici, tout est beau et dans son style, gris, fou, cauchemardesque. Le décalage de couleurs fonctionne avec une certaine poésie sur les flashbacks de l'enfance de Bruce, et la dernière planche est elle aussi à la fois lourde de sens et plutôt superbe à observer.
Cela étant, peut-être s'est on fait trop d'attentes sur le DC Black Label pour prendre ce numéro autrement que pour ce qu'il est : un bon numéro pour les fans d'Azzarello ou Bermejo, mais pas forcément le meilleur ou le plus perméable de leur bibliographie. Il convient d'attendre et de voir si l'ensemble s'éclaircit sur la durée, ou bien si, à l'image de leur Rorschach, le titre sera à ranger dans le bas du panier de leurs collaborations.
Avec ou sans pénis apparent, le Batman de Batman : Damned nous cache quelque chose. Difficile de savoir ou de comprendre exactement l'intention de ce texte, à ranger dans la catégorie des Night Cries (Des Cris dans la Nuit) ou Black Orchid sur ces relectures matures de Gotham City, qui empruntent à la démesure et à la folie de certaines BD pour adultes à l'européenne, et qui se perdent en cassant des codes de narration tous publics. C'est aussi ça, une série d'auteurs : des partis pris, et la nécessité de coller au délire pour en apprécier le sel. Pour l'heure, plutôt que de juger à la note, lisez le, faites vous votre avis, et tentez peut-être de l'expliquer ou de voir au-delà des postures - c'est aussi ce genre d'efforts éditorial parfois insaisissables qui font la richesse du medium.