Lecteurs indé' - et fervents admirateurs de la prose du rédac' chef local - peut-être vous souvenez-vous de la série The Beef, publiée il y a quelques mois par Image Comics ? Cette série, servie par Richard Starkins et Tyler Shainline avait la particularité de proposer un récit typique des codes de l'horreur bariolée, inspiré par The Toxic Avenger, avec un propos engagé sur la pensée végétalienne. Une manière d'enrober un discours politique dans une oeuvre de genre. Si vous ne l'avez pas lue, il est encore temps de le faire.
En fiction, la méthode qui consiste à illustrer des idéaux politiques évidents dans un esprit de parodie absurde n'a rien de neuf, c'est même le fond de commerce de nombreux dessins animés comme Bojack Horseman, Rick & Morty, South Park - vous voyez l'idée. De la même manière qu'il n'est pas rare que le cinéma d'horreur s'empare de la question de la féminité pour la placer dans le registre du genre. Grave, Teeth, Jennifer's Body, Ginger Snaps, autant d'oeuvres qui mettent côte à côte la puberté, le passage à l'âge adulte du corps féminin, et l'appétit bestial. La monstruosité, l'image du vampire, du cannibalisme, de la prédation.
Chelsean Cain est une scénariste assez intelligente pour comprendre l'intérêt de ces métaphores, et assez intelligente aussi pour comprendre son lectorat. Déboutée par Marvel et le rejet d'une fange de lecteurs obtus (on va dire, parce que sinon ce serait méchant), le nouveau travail de cette talentueuse autrice est à son tour un produit de l'indé', et une variation de ces deux méthodes de récit. Tout ou presque est volontairement absurde, parodique et engagé, depuis le titre jusqu'aux slogans que les personnages portent sur leur t-shirt, ça s'appelle Man-Eaters et c'est sorti en kiosque mercredi dernier.
Dans un futur plutôt proche de nous, une épidémie de toxoplasmose met le monde civilisé en face d'une menace à grande échelle. Peu à peu, des jeunes filles de 12 à 14 ans commencent à se transformer en panthères carnassières (le comics parle de "gros chats"), qui attaquent la population en laissant une traînée de cadavres derrière elles. Les scientifiques ne tardent pas à découvrir le lien entre la mutation - véhiculée par les excréments félins - et la croissance hormonale des jeunes filles. On les surnomme "cats", pour appuyer l'ironie sociétale.
En résumé, arrivées à l'adolescence, le cycle hormonal de ces adolescentes mute avec le virus et transforme de jeunes têtes blondes aux premières heures de leur puberté en menaçantes félines assoiffées de sang. Le gouvernement (américain) réagit, bombardant d'hormones l'eau courante et les réseaux de distribution alimentaire, quitte à rendre toute une génération de futures jeunes femmes stériles au passages en bloquant les variations normales de leurs cycles menstruels.
Ce monde futuriste est fait de foules en paniques qui agitent de grands écriteaux, d'autodafés et de paranoïa typiques des récits de pandémies ou d'invasion de zombies. Cain joue sur plusieurs cordes, y compris la symbolique de l'horreur version loup garou, une autre allégorie qui s'accorde très bien avec la fiction adolescente (trouvez les références que vous voudrez).
Le numéro est conté par la jeune Maude, une adorable fillette dont le papa policier découvre que les attaques de chat ont repris dans la sympathique bourgarde locale. Maude est drôle, inventive et pleine d'esprit - la façon dont l'autrice guide le récit à travers ses modes pose d'emblée une ambiance légère et pleine d'humour absurde ou de références bienvenues. Les pages regorgent de détails et de petites réflexions - qu'il s'agisse de paroles prononcées par les personnages au second plan, d'un poster de Bitch Planet dans une chambre d'adolescente ou de la façon dont le public réactionnaire considère les jeunes filles après la pandémie.
Man-Eaters n'est pas au féminisme ce que Get Out était au racisme contre les noirs. L'écriture et l'esprit déployé s'approcherait plus d'un style à la John Layman ou Matt Groening, dans l'exagération de la bêtise américaine (plutôt fidèlement dépeinte) et la façon dont la société se restructure en conséquence. L'idée serait plutôt de montrer comment, dès l'adolescence, les jeunes filles sont séparées du groupe des garçons "normaux", ces porteurs du chromosome Y qui ont la chance de ne pas connaître les affres du cycle menstruel. Et à travers cette idée, comment une adolescente qui découvre qu'elle grandit peut se sentir coupable ou exclue.
Le style ludique et assez génial de Cain évoquerait aussi le travail de Kelly Due DeConnick et Matt Fraction sur Sex Criminals - ou, en résumé, comment parler de sujets corporels dans un récit de science-fiction bizarre où on fait ds montagnes de choses aussi naturelles. A travers cette manière de poser les enjeux, de donner aussi un point de vue sur comment la société traite les sujets généralement tabous du sexe d'un côté, et de l'ovulation de l'autre. Puisqu'après tout, combien d'histoires, de films, de séries ou de chansons s'y intéressent d'aussi près ?
A partir de là, avec l'étendue des limites d'un rédacteur masculin pour juger de l'exactitude sensorielle de ce qui est décrit (si le hashtag "Parité pour Comicsblog" n'est pas encore lancé, vous avez parfaitement le droit de saisir l'occasion), Man-Eaters est surtout à voir comme un très bon numéro d'entrée de jeu. L'intelligence de ce genre d'histoires est justement d'être accessible que l'on soit ou non concerné par les thématiques - comme The Beef, qui restait une bonne mini-série, que vous soyez ou non amateurs de viandes rouges.
Là où Cain aurait pu jouer de son image de trublion(ne ?) des comics pour signer une série revancharde contre les hordes de désoeuvrés qui s'en seront pris à Mockingbird, elle propose ici un travail ouvert et plein d'humour et d'idées. Le boulot reste militant, mais refuse de prêcher. Ironiser, amuser, mêler à tout cela des éléments de vrais, oui, mais toujours dans le cadre d'une bonne histoire, efficace dans son rythme et sa narration et avec toute une batterie de petits détails parodiques de l'esprit américain et de la pudibonderie des comics d'un autre temps.
Seul reproche, tout de même important, les dessins quoi que mignons et là-encore plein de bonnes idées pèsent lourd sur l'ensemble, avec une colorisation numérique parfois maladroite et un encrage épais aux contours appuyés. Rien d'infamant, ça reste de la bonne came, mais le dessin étant pour une bonne partie de l'expérience, on aurait aimé que le même soin soit appliqué à tous les niveaux.
Man-Eaters #1 n'est pas la revanche d'une scénariste réduite au silence, un brûlot ou un pamphlet contre les légions de l'intelligence internet. Chelsea Cain s'attache à empaqueter ses thématiques de prédilection (devenir une femme dans la société moderne), avec intelligence et ramenant son écriture au plus important : créer, utiliser les armes de la fiction et proposer un boulot qui soit autant un bon comics qu'un comics engagé. On regrette d'autant plus de ne pas pouvoir mettre la main sur Vision - peut-être que, comme le dicte la loi Brubaker, les bons scénaristes finiront tous par se retrancher en indé'.