Ayant obtenu un statut de superstar au moment où Punk Rock Jesus arrivait dans nos vertes contrées, Sean Murphy aura su se faire désirer du côté du mainstream après une incursion prolifique dans le territoire de l'indé (The Wake, Tokyo Ghost ou Chrononauts). Sorti il y a peu de temps, Batman : White Knight ouvre la nouvelle collection Black Label d'Urban Comics - un nom qui reprend directement l'imprint "deluxe" de DC Comics, et jouit déjà d'une réputation sulfureuse, entretenue par l'auteur par ses nombreux tweets (et spoilers) lors de la publication outre-Atlantique au cours de l'année écoulée. L'occasion à présent pour les lecteurs francophones de mettre la main sur cette série en huit numéros, ouverture d'un nouvel univers alternatif pensé par Sean Murphy. Et peut-être la première pierre d'un grand classique en devenir ? Observons.
Batman : White Knight est un projet porté par son auteur, ce dernier créant sa propre continuité, réutilisant des éléments iconiques de ce que l'on connaît généralement de Batman, en ajoutant évidemment ce qui fera les caractéristiques de son Murphy-verse. La corollaire étant qu'il faudrait a minima avoir déjà quelques notions sur le Chevalier Noir et on univers pour appréhender cette lecture, qui ne se veut pas forcément accueillante pour le tout nouvel arrivant - quoiqu'on ne soit pas encore dans les cimes d'un Grant Morrison non plus.
Quoiqu'il en soit, la proposition de base reste assez simple : au cours d'une éternelle course poursuite entre Batman et le Joker, ce dernier devient guéri de sa folie et entreprend dès lors de s'imposer comme un nouveau sauveur de Gotham City, en tenant le justicier responsable des immenses dommages collatéraux qu'il entraîne à la ville, et notamment à ses habitants les plus défavorisés. Un combat qui prend donc une forme on ne peut plus idéologique - et politique - alors que Murphy agrémente son récit d'éléments super-héroïques plus classiques.
Batman est-il vraiment bon pour Gotham City ? C'est l'interrogation principale que Murphy pose en utilisant Jack Napier (l'alias civil du Joker tout droit repris du film Batman de Tim Burton) comme opposant public - le fameux White Knight dont il est question dans le titre. En étudiant le personnage de Batman, on voit en effet dans ses origines sociales une personnalité qui servirait plus les intérêts de sa classe, un protecteur des riches - une thèse appuyée par le fait que les plus fortunés de Gotham City utilisent en effet à leur profit les actions de Batman. Une théorie appuyée par Napier, qu'on soit d'accord avec ou non, qui vient illustrer ce combat permettant de voir en la némésis de Batman une redoutable figure politique, qui n'est pas sans rappeler à certains égards des politiciens bien réels - qui par exemple appuient sur la colère populaire pour faire valoir leurs intérêts. Et cela, alors que Murphy lui-même se refusait à voir White Knight comme tout commentaire politique.
Il est pourtant indéniable de ne pas y voir de discours reflétant une certaine actualité, quand le Joker s'impose comme leader des 99% (par opposition aux 1%, les fameux à détenir toutes les richesses du monde, et qui font l'objet du délirant Renato Jones) et réussit à corrompre in fine tout Gotham City à sa cause. D'une certaine façon, on voit bien dans White Knight les capacités de chacun à se compromettre, à pouvoir utiliser un mal pour un bien - et si Batman souhaite rester droit à tout prix, Murphy illustre ce qu'il en coûte de rester fidèle à ses idéaux, aussi extrêmes soient-ils en leur application. A côté, l'auteur s'amuse également à revisiter la relation qui unit le Clown Prince du Crime à sa dulcinée, Harley, en jouant de perspectives narratives pour mettre en lumière l'évolution des personnages et de leur représentation dans les différents médias ces dernières années - avec une piste créative dont on pourra discuter de la pertinence.
Si elle n'est pas inintéressante, la création de ce personnage libère en effet Murphy de sa proposition de départ, assez forte, pour revenir dans un schéma plus classique, ou au final les idées discutées s'effacent pour une trame narrative de récit de super-héros qui perd de son originalité et se montre plus terre à terre. On pourra toujours apprécier les plans (très) compliqués de chacun, avec lesquels Murphy s'amuse aussi de certains codes scénaristiques de Batman (et qui ont permis au héros de tenir pendant huit décennies). Dans l'absolu, les enjeux se perdent, la position du scénariste vis à vis du Chevalier Noir devient floue, et c'est à croire que soit Murphy fait un retour en arrière sur son plan de départ, ou que l'éditorial aura mis un frein à l'exécution. On ne pourra pas dire que la situation n'évolue pas au final, mais puisque le dessinateur est censé avoir carte blanche pour son univers, il est dommage que la tentation du statu quo soit plus forte - certainement parce qu'il faut bien amener une suite avec des bases pas trop chamboulées.
L'auteur déçoit donc pour le récit qui semble volontairement se limiter. Mais s'il y a bien un point sur lequel Murphy ne décevra pas, c'est sur le dessin. L'artiste est doué, personne n'en doute, mais c'est un vrai plaisir que de le retrouver sur du Batman, et reprendre à sa charge l'univers du Chevalier Noir, en proposant ses propres chara-designs pour les figures les plus connues de Gotham City (et alentours). Et s'il ne réinvente pas tout, c'est à la force de son trait que les personnages nous saisissent sur les planches - où là aussi Murphy donne de quoi ravir les pupilles. On retrouvera à de nombreuses reprises des planches pleines où l'on s'en donne à coeur joie, dans la composition, dans les détails et les clins d'oeil qui se cachent dans les dessins, de quoi y passer quelques minutes pour être sûr de ne rien louper.
On ressent également le plaisir qu'aura eu à dessiner tout un tas de véhicules, qui reste une passion de l'artiste. L'action et l'histoire fait intervenir (de façon plus ou moins habile) quantité de bat-véhicules, avec ce qu'il faut de course-poursuites et autres scènes d'action dynamiques, qui profitent du trait anguleux de Murphy et imposent ce qui est une évidence depuis de nombreuses années : le dessin ça lui connaît. On appréciera d'autant plus la qualité des couleurs de Matt Hollingsworth qui permettent de mettre plus de relief sur les planches parfois très chargées, dont vous pourrez par ailleurs profiter en noir et blanc dans une très jolie édition proposée par Urban Comics en parallèle de la normale. Petit bémol par ailleurs, que l'on doit à DC Comics et sa vision particulière de la nudité : l'édition VF est celle aussi "censurée", issue d'une curieuse manoeuvre puritaine de l'éditeur américain - et dont on doit payer les retombées.
Difficile de ne pas tomber sous le charme de Batman : White Knight, principalement parce que 180 pages de Sean Murphy, ça s'apprécie. L'artiste se fait plaisir en reprenant l'univers de Batman à sa sauce, et la lecture entraîne un grand plaisir visuel. On sera un peu plus critique sur l'histoire qui, malgré un démarrage très fort et son commentaire sur le bat-verse, dilue son message vers un récit plus conventionnel, qui malgré tout garde de son intérêt pour les pistes futures. En attendant Curse of the White Knight que l'on espère encore plus libéré, ce premier tome constitue à n'en pas douter un point fort dans la bibliographie récente consacrée au Chevalier Noir. Quant à sa qualité de classique, il faudra patienter quelques années pour voir comment le Murphy-verse s'inscrira pour le lectorat.
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