La parution numérotée de Final Crisis se poursuit chez Urban, avec un volume qui entre dans le cœur du sujet. Après deux premiers tomes consacrés à l'édition des Seven Soldiers of Victory, le fameux événement qui donne à cette série de bouquins son titre et ses couvertures (signées J.G. Jones) se déploie enfin dans un recueil compilant tout Final Crisis ainsi que les tie-ins les plus essentiels à la compréhension générale des faits.
Et il est justement question de comprendre puisque, au fil des posts de forums et des moues de libraires instruits face à la question "est-ce que j'peux commencer par là, m'sieur ?", Final Crisis se sera taillée une solide réputation d'énigme insoluble dans le coeur des différentes Crises de DC. D'aucuns accusent le volume d'être trop dense, d'autres d'avoir trop peu d'impact à l'échelle de sa promesse, et une poignée de fous réunis en cercle sur une colline un soir de pleine lune auraient même reproché à l'éditeur d'être inabordable pour qui n'a pas le temps de tout lire. Avant de vendre leur âme à Satan et de sacrifier un animal rituel (ovin, a priori) dans l'espoir d'un reboot qui rende la continuité plus claire. Les dingues.
Moins que la cause, Final Crisis agit en effet comme le symptôme du fameux virus repoussoir qui aura tenu tant de lecteurs éloignés de DC Comics par le passé. Des événements amples, qui convoquent des dizaines voire des centaines de personnages jusque dans les recoins les plus sombres de la continuité, une batterie de concepts flous à la portée difficilement mesurable, qui vont de la magie à la métaphysique. Des divinités, des règles psychiques ou physiques qui dépassent de loin le cadre classique "allons sauver la veuve de son immeuble en flamme et l'orphelin du type louche dans la camionnette", une véritable mythologie à la fois fascinante et effrayante. Fort heureusement, Final Crisis est loin d'être réellement compliqué.
Le volume raconte comment Darkseid va une énième fois tenter de renverser la galaxie et de prendre le pouvoir sur toute forme de vie. Voire de détruire toute forme de vie, puisque l'obsession de ce tyran cosmique est, et a toujours été, d'annihiler les êtres par l'équation d'Anti-Vie, tantôt pour dominer son rival politique et militaire, le Highfather, tantôt pour détruire tout ce qui peut être détruit par delà les bornes des différentes réalités. Final Crisis est un énième combat des super-héros contre Darkseid pour l'empêcher de détruire la réalité, comme ils avaient combattu l'Anti-Monitor dans la première Crisis.
Dès lors, tout ce qui intervient en chemin n'est qu'un habillage différent - et pourtant, c'est bel et bien là que réside le sel de l'histoire. Comme sur 52, Morrison habille sa série de renvois innombrables à la variété, à la richesse et à la densité de l'univers DC, en composant avec différents styles et différents héros. Comme toutes les autres Crises, celle-ci n'est pas l'aventure d'un héros solitaire mais de tout un univers en mouvement. Le volume n'est pas exempt des habituelles morts marquantes, des résurrections éventuelles et d'une utilisation habile et surtout généreuse de tout un monde fictif avec ses différents concepts. L'Equation d'Antie Vie, la Speed Force, les Monitors, les cinquante-deux Terres, Morrison va chercher tout ce qu'il connaît et tout ce qu'il aime de l'univers DC en ajoutant au passage ses propres inventions - comme par exemple l'utilisation de la fameuse "fréquence vibratoire" qui distingues toutes les dimensions parallèles entre elles. Ou le rôle des Monitors, race fondamentale à l'origine du Multivers et dépositaires du savoir cosmique.
Le volume va aller d'un héros à l'autre pour peser le poids de ses différents ajouts : le segment de Superman, publié à part en VO dans le doublé Superman Beyond, va associer le scénario aux dessins d'un Doug Mahnke stellaire (loin au dessus de son niveau habituel), tandis que Batman aura droit à un moment déjà vu en VF avec le fameux Batman RIP. Ces moments plus clairs permettent de recentrer les héros fondamentaux en accordant au lecteur un instant de répit dans la course folle de l'événement, et de se rappeler pourquoi ou par qui les événements sont vécus. A de nombreux endroits, Morrison se laisse d'ailleurs des portes ouvertes pour plus tard, en comprenant que Final Crisis n'était à l'époque de son point de vue qu'une remise à plat de tout ce qu'il est possible de faire dans le monde de DC.
Plutôt bien narré dans l'ensemble, le volume se heurte cependant à un découpage souvent étouffant - les cases paraissent bien étroites au vu de tout ce qui se produit à chaque numéro, du nombre conséquent de répliques balancées, du nombre de noms propres dans chaque réplique, et de l'action frénétique imposée aux héros. De même, le trait de J.G. Jones est malheureusement assez loin de sa splendide maîtrise d'artiste peintre sur les couvertures - le dessin et les couleurs ont clairement vieilli plus vite qu'ils ne devraient. Du côté des personnages féminins, on remarque que l'artiste aime les héroïnes très en forme (on va dire), et certains choix esthétiques ne participent pas à maintenir l'idée de cohérence d'ensemble. Notamment au niveau des designs, parfois clownesques, de ce qui est inventé pour l'occasion.
L'édition VF est de son côté assez fournie, avec des bonus explicatifs sur les personnages et des croquis préparatoires (on vous conseille pourquoi pas de commencer par là histoire de ne pas lire avec une page Wiki' sous les yeux), un script et l'habituelle galerie de couvertures. On pourra reprocher à Urban son envie de tout traduire, en particulier du côté des noms propres - si le nom des New Gods a bien sur un sens symbolique à interpréter, il y a une raison pour laquelle Darkseid s'appelle Darkseid et pas "Côté Obskur" ou "Le Séïde Sombre". Bien entendu, tout ça est surtout une question de goûts.
Il est difficile d'évoquer en détail la somme de faits et de conséquences compris dans ce Final Crisis, surtout en évitant de gâcher les nombreux rebondissements que l'on peut y retrouver. Cela étant, même en étant assez ouvert sur la question, on vous conseillera de vous documenter un peu (particulièrement sur les Monitors et les New Gods) avant de foutre les pieds dans ce volume, loin d'être aussi peu clair que certains le prétendent.
La difficulté vient en fait de simples choix narratifs. Si l'on observe à la loupe la carrière de Grant Morrison, on remarque qu'il est capable de produire des scénarios très clairs, voire très conventionnels : Joe l'Aventure Intérieure était simple, direct, franc et très agréable. Il en va de même pour Klaus ou Vimanarama - de bonnes histoires, dans un style très académique et appréciable par tous, y compris ceux qui auraient du mal avec son écriture sur des pans plus chevelus de sa bibliographie. C'est un choix que se donne le scénariste à chaque fois qu'il choisit un projet: va-t-il écrire pour lui ou écrire pour les autres ? Final Crisis a surtout ce défaut là.
Très compressé, le volume met les faits au premier plan au détriment de l'émotionnel, ou d'une narration qui se donnerait le temps de respirer et de rendre tout cela plus malléable (pas en termes de concepts, mais de pure digestion du récit). On se demande si le fait d'avoir travaillé sur des séries hebdomadaires juste avant ce volume n'a pas donné envie à l'Ecossais de se faire un trip perso' qui va vite, dans le dur et violemment. Reste qu'au regard d'autres oeuvres de son riche parcours, Final Crisis est surtout décevante parce que l'ensemble aurait pu être mieux fait - elle reste cependant une bonne histoire, riche et complète mais qui n'égale pas The Multiversity, qui sera probablement mieux digérée après des années de réflexions et de corrections pour accoucher du meilleur résultat possible. Mais cela est une autre histoire.
Final Crisis est là, et on pourra au moins voir ça comme un triomphe du comics contre les réfractaires à cette forme de récit. Qui aurait pu parier qu'un jour, ce type de travaux précisément pensés pour les spécialistes, les amoureux du medium, traverseraient l'Atlantique dans de si bonnes conditions ? Une série qui compile les Seven Soldiers, Final Crisis et d'autres travaux de Grant Morrison, auteur pointu aussi nerdy que passionnant. Le fait que ce tome soit peu perméable à celui qui n'a pas une base solide de connaissances en tête n'est pas forcément à voir comme un défaut - on peut au contraire y voir la qualité d'une oeuvre qui exploite à fond les écrits d'auteurs précédents, parfois très anciens, et sait tirer toute la substance du monde des comics vers le haut, avec comme armes principales la continuité et le Multivers. Deux concepts inhérents à notre medium préféré - et en cela, elle reste une oeuvre à creuser, surtout pour approfondir sa propre culture de l'univers BD.