Au milieu de la dernière décennies, les grands promoteurs de la culture, ceux qui se chargent de remplir les salles de cinéma, les catalogues de distribution en streaming ou les lectures que vous consommez périodiquement, se sont émerveillées en s'apercevant qu'il n'était plus nécessaire de créer grand chose de nouveau. Plutôt que de proposer de l'inédit dans les histoires, les conglomérats se sont accordés pour vendre ce qu'ils avaient déjà vendu par le passé. Sous de nouvelles formes, à un public renouvelé ou nostalgique.
Le cinéma s'est accommodé de cette philosophie de la non-nouveauté, et a accueilli des termes comme reboots ou legacyquels - en résumé, prendre les chefs d'oeuvre d'autrefois et en faire des déclinaisons avec de nouvelles saveurs sous blister à commercialiser de nouveau. Le comics, de son côté, n'a pas répondu avec le même écho à cette idée des temps modernes. Des projets comme Dark Knight III : The Master Race ou Captain America : White, conclusion de la série des Colors ont bien vu le jour, mais là est tout le problème : le cinéma voit les oeuvres comme des franchises potentielles qui transcendent leurs auteurs. Dans la mentalité moderne, il est possible, du point de d'un producteur, de faire du Star Wars sans George Lucas.
Mais pour les comics, tout est différent : les personnages ont toujours changé de scénariste ou d'artiste, de run en run, de décennie en décennie. Les véritables monuments, les véritables piliers, ceux sur lesquels on peut créer de l'événement en annonçant le retour d'une oeuvre phare, sont les créateurs. Faire une suite à The Dark Knight Strikes Again sans Frank Miller n'aurait aucun intérêt - sinon de faire une série Batman de plus dans un océan d'autres titres estampillés Gotham City. Et pour les comics, se pose là un obstacle fondamental, puisque le grand chef d'oeuvre du medium super-héros, celui auquel on continue de se référer aujourd'hui et plus encore qu'auparavant, celui-là, il n'est pas possible de le ramener simplement. Parce que l'auteur en question n'est pas d'accord.
On aura rarement autant parlé de Watchmen qu'en cette année 2018. Après avoir enterré la piètre tentative Before Watchmen, dont ne subsistent que quelques sympathiques lectures dont le complément à l'oeuvre initiale aura été du domaine de l'optionnel (en dehors de belles réinterprétations artistiques des personnages de Gibbons), DC pille une seconde fois ce monument de son histoire avec l'initiative Doomsday Clock. Le hasard veut que les variables se soient mal alignées, et que ce qui partait au départ comme une secousse de forte magnitude n'ait pas le même impact à l'arrivée que ce que l'éditorial de la société prévoyait.
A l'aube des dix ans de l'adaptation qu'avaient proposé à l'époque Zack Snyder, David Hayter et Alex Tse, une nouvelle version de cette mythologie se prépare pour les écrans, et tandis que Donny Cates et Ryan Stegman se foutent un peu de la légende sur les réseaux sociaux (et les grandes gueules ont parfois gain de cause), Watchmen n'a jamais semblé aussi vivant malgré le poids des années. A croire que le mythe originel était bien du domaine de l'intouchable, et que seul un film en case par case ou un Damon Lindelof volontairement lointain auront compris l'intérêt de ne pas se frotter à l'envie de réécrire quoi que ce soit.
Dans le paysage historiographique de Watchmen, cependant, se trouve une ombre au joli tableau. Comme la gerbe de sang qui venait souiller le sourire innocent d'un impeccable badge jaune, lui rappelant le temps qui passe et la mort de son porteur - cette année a aussi été celle qu'Urban Comics aura choisi pour amener l'indispensable Multiversity sous nos latitudes francophones, et le croiriez-vous ? C'est au détour de cette aventure chapitrée et constellée de références au monde des super-héros que se trouve le seul autre Watchmen pertinent de toute l'histoire des comics. La seule lecture qui présente un contrepoint intéressant à ce qu'Alan Moore avait su réaliser entre 1986 et 1987, un défi qui n'a d'égal que sa difficulté à être compris par tous sans un bon guide de lecture. Ca s'appelle Multiversity : Pax Americana.
Pour comprendre le projet (et son auteur), revenons en arrière, tel le Dr Manhattan dans ses réflexions martiennes. C'est en 1982 que Grant Morrison, un jeune passionné de comics et scénariste débutant, tombe sur les pages d'Alan Moore dans le magazine Warrior. Il avouera plus tard en interview (pour Fusions ou Amazing Hero) qu'il était sur le point de renoncer à sa vocation d'écrivain de BD, avant d'entrer en contact avec le travail du barbu, son aîné de sept ans quoi que leur débuts dans l'écriture se soient fait à la même période.
DC Comics espérait à l'époque reproduire le succès de Moore et de Watchmen avec d'autres scénaristes venus du vieux continent, et c'est de sa lointaine Ecosse que Morrison commencera à travailler, avec Neil Gaiman ou Jamie Delano, sur une arche de nouveaux titres où la "méthode Karen Berger", inspirée par Swamp Thing et Watchmen, tournera à plein. De vieux personnages confidentiels, très secondaires, ramenés à la vie dans des versions plus sombres, plus adultes, parfois plus violentes ou plus ésotériques. Gaiman livrera à l'apostolat le splendide et poétique Sandman, tandis que Morrison s'attaquera à Kid Eternity, Animal Man et Doom Patrol.
Prenant peu à peu du galon, le scénariste, qualifié de "nouvel Alan Moore" par une partie de la presse, commencera à son tour à l'ouvrir dans des interviews où la comparaison se fait à visage découvert. Morrison admet l'impact (colossal) de l'écriture du barbu sur lui et son parcours, mais un sujet le gêne. Un sujet que son esprit fou et tortueux l'amène à évoquer de plus en plus souvent: Watchmen lui déplaît, profondément. Là où les qualités techniques et narratives de l'oeuvre lui apparaissent, ce sont les conclusions déployées par Moore qui agissent sur lui comme une sorte de repoussoir - cette fin nihiliste, qui refuse l'idée que les héros sont utiles, bons pour l'imaginaire, ou que la fiction se doit de dynamiter les idéaux naïfs du comics.
La mentalité 11 septembre vient répondre à celle de la paranoïa des années 1980 : pendant la Guerre Froide, le politicien est vu comme un leader fanatique qui n'hésiterait pas à mettre le monde à feu et à sang pour vaincre le camp d'en face. Vision bipolaire incarnée par Richard Nixon, un sociopathe dont l'histoire des Etats-Unis ne retient qu'un souvenir des plus amers. Le scénario de Pax Americana, qui décrit une présidence commençant en 2008, va jouer sur un autre corde : la théorie du complot. A l'image de celles qui ont fleuri sur les internets et envisageaient l'idée que le 11 septembre avait été commandité pour envahir Bagdad et récupérer les précieuses sources de pétrole locales. Vous n'avez pas pu y échapper.
Dès lors, Pax Americana devient une oeuvre complotiste, où l'intrigue est floue, où le propos se perd dans toute une série de théories de maniganceurs, et où l'on ne sait jamais réellement qui tire les ficelles. Un reflet de la pensée moderne et de la difficulté à trouver sa place dans une géopolitique de plus en plus dense et complexe - comme le dirait Alan Moore lui-même, perdue dans un confluent d'informations où le peuple, incapable de s'y retrouver, espère un retour à un passé plus simple.
Le volume choisit le 8 comme symbolique et point de passage et de compréhension - un travail extraordinaire, qui reprend la méthode de narration d'Alan Moore sur l'ensemble de sa carrière avec le symbole-objet. Un logo, un sigle, une idée qui se découpe et se recoupe dans tous les éléments du quotidien et agit comme le dénominateur commun d'un univers parfaitement ordonné. Ce type d'écriture, qui se retrouve aussi chez Hideo Kojima, structure une oeuvre autour de grands principes fondamentaux pour nous inviter à réfléchir sur des concepts théoriques. Watchmen avait choisi le temps, Pax Americana choisit le cycle, l'éternité.
Dans Watchmen, lorsque le lecteur découvre qu'Ozymandias est le vilain de toute l'histoire, s'installe tout de suite l'envie de relire le bouquin, de revoir le film. Comme si le fait de savoir comment se termine l'histoire, d'en connaître l'avenir, changeait notre perspective sur les choses - de cette façon, Alan Moore ou d'autres auteurs avant ou après lui, déconstruisent un principe fondamental, celui de la temporalité du récit. Le Dr Manhattan était le fils d'un horloger, qui avait perdu foi en son métier en découvrant la relativité du temps.Dans Pax Americana, le 8 est un emblème. Il organise le découpage des cases, en réponse au gaufrier à neuf de Dave Gibbons, on le retrouve partout au fil du volume, jusque dans les couleurs choisies. Symbole de l'infini en mathématiques et d'une boucle éternelle en philosophie, ce-dernier représente une histoire qui n'a pas de début ni de fin : il y a une boucle temporelle dans Pax Americana, la narration est faite d'aller et retours entre passé et présent, comme si le lecteur était invité à voyager au sein du numéro dans un perpétuel va et vient pour recoller les morceaux. Plus loin encore, Morrison complexifie son oeuvre pour la rendre volontairement imperméable (quitte à dire en sous-texte au lecteur que l'analyse ne le mènera nulle part). Comme une oeuvre sur laquelle on doit revenir en permanence, comme une lecture où l'on ne sait jamais où elle commence et où elle se termine.
D'autres symboles jalonnent le récit : le point d'interrogation, emblématique du héros The Question, et le point d'exclamation, un emprunt à un essai de 1909, The Soldier or the Hunchback, signé Aleister Crowley. Ce peintre, poète, théoricien de l'occulte et magicien de cérémonie, aura inspiré l'oeuvre de Gaiman, Moore et Morrison avec la même intensité. Dans The Soldier or the Hunchback, deux personnages sont représentés par des formes de ponctuation: le "!", le soldat, qui représente la révélation absolue, et le "?", le bossu, qui représente le scepticisme et le doute. Dans Pax Americana, la révélation est celle de Harley et de Peacemaker, qui pensent avoir compris les codes et le fonctionnement de l'univers, tandis que, de son côté, The Question représente le doute, le complotisme, l'enquêteur qui refuse de s'accrocher à des conclusion pré-établies.
Cette référence a d'autant plus de sens pour un personnage créé par Ditko, éternel rebelle qui aura rejeté les normes de la société toute sa vie durant, et pour Morrison, "le bossu" qui remet Watchmen en question, qui doute de la pertinence de l'oeuvre contre un lectorat de comics encore fasciné par la révélation qu'elle proposait à l'époque.
Le lecteur remarquera aussi la récurrence d'une forme circulaire dans les transitions, empruntée à Moore et reprise dans Doomsday Clock et The Button. Morrison donne un double sens à cette reprise : le monde dans lequel évoluent les héros de Pax Americana est modelé sur la philosophie du président Harley. Qui a assassiné son père quand il était petit, d'une balle entre les deux yeux. Un monde qui est donc, comme lui, hanté par le souvenir de cette forme qui représente le canon du flingue, l'impact de balle dans le masque de son père.
Cette idée se mêle celle du troisième œil : sur le torax de Peacemaker après qu'il ait tué le président, dans les tours que reconstruit le Captain Atom, et évidemment dans le logo que ce personnage porte sur son front. Le troisième oeil représente à la fois le savoir absolu, la connaissance universelle, ainsi que le symbole de la paix et le traumatisme de la balle entre les deux yeux du Yellowjacket.
L'idée est peut-être de dire qu'il y a une souffrance dans le fait de tout savoir - et que Moore a fait souffrir les comics en les rendant trop conscients d'eux mêmes, ou bien que le numéro est volontairement flou parce qu'il vaut parfois mieux ne pas tout comprendre.
Dans Pax Americana, toutes les couleurs ont un rôle, une importance : le (splendide) turquoise représente la paix, la solidarité et l'élévation intellectuelle, le jaune représente l'étape primaire par laquelle tout commence, le violet une forme d'individualisme violent, le rouge une étape fanatique primaire. Analysez les couleurs de l'oeuvre et vous remarquerez ces grands principes : le Yellowjacket meurt en jaune, des mains d'un fils innocent, en pyjama turquoise. La colorisation, les découpages, la symbolique des formes, l'ensemble du numéro est un énorme casse-tête où le moindre élément mériterait d'être analysé.
Lorsque Grant Morrison décrit Multiversity : Pax Americana, il en parle comme de son Citizen Kane. Moins pour la grandeur de cette oeuvre - le scénariste est rarement du genre à survendre ses travaux - que pour l'idée d'une enquête qui n'a jamais fini de se recomposer jusqu'à la clôture finale. Comme tous les numéros de la série Multiversity, l'idée est surtout de parler de comics avec des comics - c'est pour ça que le Yellowjacket est un auteur, son fils un passionné de super-héros, que les dates y trouvent une certaine place et que le Captain Atom comprend le monde en 8 dans lequel il évolue comme un comics où l'on peut tourner les pages d'avant en arrière.
L'idée de ce numéro n'était pas qu'une bravade de plus pour celui qui aura toujours incendié la maxi-série de Moore et Gibbons, dès ses premiers balbutiements d'auteur accompli chez Vertigo. Plus que de proposer une relecture de Watchmen en canon avec les héros de Charlton et DC, le message proposé par Morrison, au détour d'un bon million d'interprétations possibles, est que les comics n'ont jamais fini d'être réécrits. Qu'il était en fait possible de lire Watchmen autrement, de faire Watchmen autrement. Lui y insuffle son fameux rapport entre réalité et fiction, qu'il n'a cessé de distiller au travers de l'ensemble de sa bibliographique, pour prouver qu'un auteur peut faire ce qu'il aime et glisser ses thématiques de coeur dans une histoire pourtant déjà pré-écrite. Et donc, supposément inaltérable.
En cela, et dans sa capacité à reprendre en coeur tout ce qui avait passionné Moore au moment de livrer son fameux chef d'oeuvre définitif, Multiversity : Pax Americana est une invitation à la réflexion sur l'ensemble du medium. Une preuve de ce qu'il est possible d'accomplir en comprenant que les personnages et les thématiques du super-héros sont avant tout une question de point de vue - mieux, elle prouve qu'il n'est pas de chef d'oeuvre insurmontable, qu'il est même possible d'ironiser, de se foutre de la gueule d'un titan révéré par l'histoire des comics comme son plus bel ambassadeur. The Question est, par exemple, une véritable parodie de Rorschach, homophobe chez Moore, gay qui ne s'assume pas chez Morrison. Le Captain Atom passe plus pour un paumé asexué complètement abusé par son propre Ozymandias que le tout puissant Manhattan dans lequel Moore projetait sa vision (élitiste) du monde.
Et tous ces héros, manipulés par un président qui n'avait besoin d'eux que pour un plan, sont le reflet inverse de Watchmen où les personnages agissent contre la politique, dans un entresoi de surhommes qui règlent leurs problèmes. En détournant ces héros et en les vidant de leur substance, Morrison pose la question du rapport (réel) au pouvoir, ce qui sera d'ailleurs passionnant à analyser avec la série de HBO prévue prochainement, où Lindelof semble en arriver aux mêmes conclusions concernant la récupération des héros costumés par l'imagerie dominante.
Multiversity : Pax Americana se résumerait à cette célèbre phrase du Dr Manhattan : rien ne finit jamais. Si Geoff Johns, Dan DiDio ou Damon Lindelof ont interprété cette sortie différemment, selon leurs motivations, elle synthétise tout un principe de l'histoire des comics qui échappe parfois aux grandes sociétés d'éditions : les auteurs écrivent les personnages, les personnages n'écrivent pas les auteurs. Watchmen n'avait d'intérêt qu'en tant que comics réalisé par Alan Moore et Dave Gibbons - ce sont cet artiste, cet auteur et cette époque qui auront perpétré, au travers d'une écriture folle et d'un talent extraordinaire, l'oeuvre qui a obsédé toute une génération. En d'autres mains, en d'autres temps, cette histoire ne serait qu'un récit de plus avec les héros Charlton Comics, capable de parler de la même chose - ou bien de quelque chose d'autre.
Indirectement, Grant Morrison, en se donnant le challenge de faire du Moore mieux encore que ne le ferait Moore, en trouvant des choses dans son histoire auquel lui-même n'aurait peut-être pas pensé, rend le plus bel hommage et la plus belle réflexion sur son héritage et la façon dont certains s'en sont emparés.
A tel point d'ailleurs qu'il paraît curieux que DC Comics n'ait pas choisi de donner suite à ce chef d'oeuvre là, qui suscite encore à l'heure actuelle quantité de débats sur l'internet des passionnés d'analyses et de double-lecture, tandis que Before Watchmen prend la poussière dans un rayonnage oublié de votre bibliothèque. Peut-être bien qu'il existe certaines choses qui ne finiront jamais, effectivement.