Fort de nombreuses collaborations fructueuses chez Image Comics telles que Criminal, Fatale, Fondu au Noir (The Fadeout) ou Kill or be Killed, le duo Ed Brubaker/Sean Phillips s'est lancé cet automne dans une nouvelle expérience en proposant My Heroes Have Always Been Junkies, un projet intrigant de leur part à deux égards. D'un côté, il s'agit de leur premier essai chez l'éditeur d'un récit directement en album (graphic novel). De l'autre, la noirceur est laissée de côté pour une histoire d'amour. Un comicbook de romance où la drogue se fait sujet principal, pour un résultat satisfaisant.
Ellie est dans un centre de désintoxication, toute sa vie ayant été parsemée de narcotiques, qu'elle en ait utilisé ou par la consommation de ses proches, et notamment de sa mère. Entre les séances, elle rencontre un jeune homme, lui aussi en cure, et commence à s'attacher petit à petit. Tout en explorant le passé d'Ellie où dépendance, musique, et souvenirs personnels se mêlent, Ed Brubaker dépeint les débuts d'une relation douce amère, entre deux personnes abîmées, et qui trouvent l'un envers l'autre une forme de réconfort. D'instants complices aux plaisirs charnels, My Heroes Have Always Been Junkies ne ment pas sur sa proposition de livrer une romance moderne, et somme toute atypique.
Atypique parce que les personnages, de par leur situation, n'ont pas vocation à être attachants. On se rend compte rapidement qu'il s'agit de personnes mues par des mauvaises décisions, et qui continuent d'en prendre - voyons y là une certaine forme de fatalisme. Néanmoins, la caractérisation d'Ellie et son rapport aux drogues, qui restent un sujet d'importance ici, a quelque chose de particulier. Si Brubaker n'essaie pas de rendre sexy la prise de stupéfiants, on se rend compte à quel point leur présence a façonné l'existence et la personnalité de l'héroïne (sans jeu de mots), qui mêle substances illicites, souvenirs personnels et icônes musicales dans des scènes de flashback douce-amères.
La proposition de faire une histoire d'amour, avec des personnages fracturés, s'accorde avec le format du graphic novel. On ressent dans l'écriture que Brubaker n'est pas contraint par la forme d'avoir un rebondissement toutes les 20 pages, et l'ensemble se montre fluide. Le jeune homme, Skip, se montre d'abord renfermé, et Ellie réussit malgré tout à se rapprocher de lui. Au fur et à mesure qu'une relation se tisse entre les deux, le lecteur apprend à les connaître, à voir les secrets et les blessures cachées, alors que l'ombre d'une seconde sous-intrigue se dessine rapidement, pour rapporter un peu de "noir" à tout ça. C'est d'ailleurs le principal défaut de My Heroes Have Always Been Junkies, puisque ces éléments ne semblent pas nécessaires et se devinent somme toute assez facilement.
Il en reste une lecture assez agréable dans ce qu'elle propose. Le but n'est pas de repenser l'histoire d'amour, ou de faire le récit le plus révolutionnaire possible. On reste dans l'humain, avec une exploration de personnages plus ou moins recommandables, dans un contexte particulier - à noter par ailleurs que la prise de drogues n'est pas explicitée. Si elle reste une thématique sur l'ensemble du récit, elle n'est pas tellement le coeur du sujet. On pourra regretter une fin assez abrupte, qui laisse à penser soit que Brubaker manquait malgré tout de place, ou que son histoire manquait d'un élément pour que la conclusion soit satisfaisante. Cette dernière, en réponse à l'ouverture du livre, donne une impression de boucle bouclée, pas désagréable, qui aura au pire le mérite de faire illusion.
D'un point de vue graphique en revanche, My Heroes Have Always Been Junkies est ravissant. On reconnaît sans détour le dessin de Sean Phillips, qui s'adapte ici à une ambiance plus "légère" (bien que le propos ne le soit pas forcément), avec un trait bien plus doux qu'à l'accoutumée, et un encrage moins présent. L'expression des personnages permet de saisir leurs émotions, Phillips donne dans l'économie avec sa mise en scène, en restant assez sage - et c'est a priori ce qu'on lui demande. Le travail de colorisation de Jacob Phillips est exemplaire, avec un appui sur des tonalités pastels, qui apportent du relief et participent à l'ambiance de romance du récit, en contraste avec les nuances de gris utilisées pour les flashbacks. En somme, ravissant sur le plan graphique, un peu hésitant sur sa narration, le titre n'en reste pas moins une petite réussite à sa fin.
Premier essai encourageant pour Ed Brubaker et Sean Phillips dans l'original graphic novel chez Image. Avec My Heroes Have Always Been Junkies, on sent le scénariste relâché des contraintes du single issues, ce qui lui permet de raconter cette histoire de romance (noire) sans rebondissements forcés. De voir cette amourette un peu terre à terre a quelque chose de vivifiant, si ce n'est pour une conclusion un peu abrupte qui, à la relecture, donne l'impression que Brubaker s'impose de rajouter quelque chose, au risque de trop brusquer ses lecteurs habitués. Le titre reste une lecture sympathique, avec un Sean Phillips toujours excellent. Quand on est un duo aussi doué, même l'oeuvre la moins forte reste un plaisir de lecture, et ce n'est pas donné à tout le monde.