Quel est le reflet que Mark Millar retrouve chaque matin, dans la glace de sa salle de bain ? Celui du gosse des débuts, assagi par le poids des millions ? Celui d'un génie créatif, toujours en recherche d'un nouveau concept ? Ou celui d'un industriel futé, qui se sait au-dessus de la masse où une série de choix intéressants l'auront mené ? En communicant aguerri, le scénariste a vendu sa série Prodigy, réalisée avec Rafa Albuquerque, comme l'une de ses plus belles réussites. Loin de l'anecdotique Magic Order, celle-ci serait l'éveil cyclique d'un Millar conscient de la nécessité de se rappeler au bon souvenir de ses fans, entre deux jobs alimentaires rarement mémorables.
Derrière le discours marketing, une lecture (pas forcément la bonne) mettrait le lecteur sur la piste de l'honnêteté involontaire : peut-être que Mark Millar a vraiment aimé concevoir Prodigy plus que d'autres travaux. Peut-être parce que la série lui permet de verser dans quelque chose de personnel, en décrivant le parcours d'un homme qui se sera hissé au sommet à la seule force de ses méninges et cherche périodiquement de nouvelles stratégies pour occuper son génial cerveau. Une chose est sûre : Prodigy est l'histoire d'un entrepreneur, artiste et aventurier qui a réussi, celui que l'on va consulter lorsqu'on a besoin d'aide.
Plus d'un an après le rachat de Millarworld par Netflix, installé dans un plus grand bureau, dans un fauteuil au cuir plus confortable et un bourbon de meilleure facture dans le creux de sa main écossaise, Mark Millar cherche ses idées dans la perspective d'une baie vitrée où le monde et l'avenir semblent lui sourire. Et s'il avait été chercher cette nouvelle série dans le reflet de sa salle de bain, justement ?
Prodigy est l'histoire d'Edison Crane, un génie comme il n'en existe qu'en fiction. Vraisemblablement inspiré par Leonard de Vinci dans la conjugaison de l'artiste et du scientifique, ce héros est aussi un aventurier, homme d'action et tacticien aussi agile de ses poings que de sa grille de sudoku (ou autre truc compliqué que font les gens intelligents). Crane a toujours été en décalage avec son entourage, qu'il s'agisse de ses camarades de classe ou de ses propres parents, et est aujourd'hui l'être le plus intelligent de la planète. C'est donc en toute logique vers ce surhomme des temps modernes que tout le monde se tourne lorsqu'un astéroïde va percuter la Terre, et qu'une invasion d'une dimension parallèle se profile du côté de l'Australie.
Sur le plan général, le numéro est structuré comme une série de passages d'expositions, où Millar va chercher un créer un moment cool avec son héros. Une méthode qui rappelle effectivement le Lex Luthor de Red Son, comme promis. Crane sauve le monde, fait des cascades improbables en moto au dessus du grand canyon, affronte aux échecs des gens avec des noms russes, une série de détails complétés par des petits instants de joyeuse éjaculation où le scénariste se met à lancer des trucs insensés mais rigolos ("j'ai pas dormi depuis un mois, écrit trois pièces de théâtre et inventé un truc qui conserve les aliments pendant un siècle, c'est l'apathie cérébrale les frères"). Une écriture qui devrait plaire aux amateurs de Limitless ou au trope de l'exagération intellectuelle en général, au point de plagier le moment où Bradley Cooper apprend le kung-fu en regardant un film de Bruce Lee.
Les grands principes des séries de Millar - découvrir un univers, passer de la normalité au fantastique, prendre une revanche sur la vie dans ses héros en bas de l'échelle - ne sont pas appliqués dans cette introduction. Le scénariste revient à une sorte d'écriture du surhomme prétentieux à la WildStorm, à l'image de son passage sur The Authority aux héros fortunés et modelés selon les codes des vedettes de magazine. Mais ceux-là avaient l'avantage d'évoquer d'autres sujets, sociétaux ou politiques, comme une bonne partie de la biblio' de l'auteur. Depuis l’ascension d'un jeune con londonien dans les hautes sphères de Secret Service, dans une mère célibataire et vétéran de guerre avec la relance récente de Kick Ass où dans la façon dont l'auteur aime généralement représenter les deux facettes du rêve américain.
L'égotrip est le seul sujet abordé par Prodigy pour le moment, et si le numéro ne commet pas de faute de rythme ou de narration, on peut surtout craindre qu'il ne s'agisse que d'un délire masturbatoire sur l'importance des grands hommes, avec l'idée la plus jusqu'auboutiste qu'il soit parvenu à inventer. Un pamphlet à la gloire de l'initiative individuelle au détriment du collectif, un autre pan entier de la carrière du scénariste qui n'a jamais été connu pour jouer en équipe de son côté. A partir de là, l'enrobage sera vraisemblablement fou, marrant, rythmé et bien dessiné, mais ne sera peut-être pas la relance de l'univers Millarworld sur des bases plus ambitieuses - on sent surtout un auteur qui veut se recentrer, et se faire plaisir sur une histoire cool qui correspond à ses délires ou à sa vision de l'écriture.
Côté Rafael Albuquerque, quoique le talent de l'artiste ne soit plus à établir, tout est évidemment très joli. Entre quelques planches superbes au découpage efficace, le dessinateur s'appuie sur les belles couleurs de Marcelo Maiolo pour des intérieurs plein de vie et d'énergie, lustrés et clinquants à l'image du mode de vie du héros. La force des séries du Millarworld est en général de compenser les fluctuations scénaristiques par une qualité graphique systématiquement irréprochable - Prodigy ne déroge pas à la règle. Evidemment.
Après avoir bâclé The Magic Order et en attendant Sharkey, Mark Millar n'accomplit rien de concret avec ce premier numéro de la série Prodigy. Conçu en vase clos par un auteur qui se fait plaisir, la série n'intéressera pour le moment que les lecteurs qui accrochent à ce concept de super-héros sans costume, entre Bruce Wayne et Tony Stark. L'intrigue rebondira peut-être sur quelque chose de plus intrigant, et à présent que les vannes de la folie sont ouvertes, on doit s'attendre à ce que le délire aille plus loin au moins sur le plan des concepts de dimensions parallèles et consorts, mais le but restera bien de raconter cette seule histoire du seul héros brillant et génial qu'affectionne Mark Millar par dessus l'envie de proposer autre chose. A vous de voir, ou alors attendez le film.