Au mois de décembre 2015, Marvel arrachait à Mark Waid les rennes de la série Daredevil pour les confier à Charles Soule, dans une direction plus en accord avec l'actualité du Diable de Hell's Kitchen sous son profil public. Plus sombre, puisque la série télévisée avait choisi cet angle là, ou simplement parce qu'il est coutume de respecter un cycle dans l'écriture de comics qui appelait à un retour à cette école d'écriture, plus proche de son héritage sous Frank Miller, Brian Bendis ou Ann Nocenti.
Les années ont passé et le cycle s'apprête peut-être à effectuer une nouvelle révolution, puisque l'éditeur a choisi de transmettre l'héritage de Charles Soule au scénariste Chip Zdarsky. Une plume moins connue pour son penchant polar ou dépressif que pour ses séries faciles d'accès et généralement assez légères, quoi que pas mal de variations se soient opérées de son côté ces dernières années.
Mais si Daredevil est le héros des cycles, il est aussi celui des résurrections. Au point que son chef d'oeuvre définitif, celui qui vient en tête de tout lecteur aguerri au moment de citer les immanquables du personnage, s'appelle Born Again - un monument auquel Marvel avait rendu hommage au moment de la seconde rédemption de Murdock, Reborn, en 2011. Les passages de flambeau se font généralement dans la douleur : Andy Diggle avait condamné à l'exil le Diable Rouge, et Charles Soule annonçait de son côté que sa mort serait l'événement conclusif de ses propres années dans cette Hell's Kitchen de papier. Bien entendu, en comics comme dans la religion qui inspire l'aspect le plus catholique de ce personnage, la mort appelle bien souvent une nouvelle résurrection.
L'année qui vient de s'achever s'est révélée singulière pour la série Daredevil. Revenue à la numérotation classique juste à temps pour le numéro #600 - hasard du calendrier - celle-ci aura accéléré avec un rythme bimensuel sur les derniers mois pour boucler le volume de Soule au moment où s'achevait sa contrepartie Netflix. Difficile de dire aujourd'hui si Marvel a simplement cherché à faire cracher au Diable Rouge son dernier centime, ou si l'éditeur n'aura fait que tourner rapidement une page plutôt longue de l'histoire du héros. Quelle que soit la réponse, la mini hebdomadaire Man Without Fear intervient pour remettre (enfin) certaines choses à plat.
A l'écriture, on retrouve le jeune talent Jed McKay, déjà responsable d'un excellent numéro de Spider-Punk entre autres mésaventures pour la Maison des Idées, ici accompagné par les dessins de Danilo S. Beyruth et des couleurs d'Andres Mossa. L'angle choisi pour acter de cette résurrection est celui de la peur, où comment Matt Murdock a choisi d'ignorer ce sentiment humain pour se mettre dans la peau du justicier perpétuellement brisé. Une approche intéressante et qui va chercher dans les bonnes influences, avec de nombreuses références à l'histoire du personnage et ses différents costumes.
Cet héritage en particulier va chercher du côté de Jeph Loeb et Tim Sale sur Daredevil : Yellow, où comment le costume de Daredevil symbolise son évolution en tant que personnage, presque comme une seconde peau à part entière pour comprendre son parcours. Le héros traverse ici une galerie d'évolutions, comme un album souvenir, pour collectionner toutes les fois où il a été Daredevil, toutes les formes qu'il a revêtu et tous les enseignements qu'il a refusé de tirer de ses échecs, de ses deuils et de ses souffrances personnelles. Le numéro est un délire de comateux où on retrouve une image qui frappait déjà dans le générique du dessin animé Spider-Man, quand le costume classique et le costume symbiote s'affrontent pour Peter Parker - l'idée que le masque, à force de masquer le visage du personnage, finit par devenir un double identitaire.
La thématique de la peur reconnecte avec les fondamentaux de Daredevil depuis ses débuts - ce qui est finalement plutôt intéressant, puisque ce surnom lui vient surtout de l'idée d'équilibriste ou de casse-cou de sa première incarnation chez Bill Everett. Très vite, d'autres idées se sont imposées dans l'histoire de DD, et il est généralement plus connu comme le héros de la souffrance, celui à qui la vie ne fait pas de cadeaux, que comme un personnage plus vaillant ou courageux que d'autres de ses collègues dans l'univers Marvel. McKay insiste sur cette idée pour rappeler un élément essentiel : la peur est un constituant sain de l'âme humaine, puisqu'elle nous protège du danger et agit comme l'instinct de survie qui a surement manqué à Murdock pendant toute son existence.
Ainsi, le scénariste va utiliser le surnom (bête et méchant) du héros pour justifier sa lecture de tout un parcours brisé. Les interactions de Foggy avec le corps sans vie de Murdock passeraient presque pour les commentaires du scénariste lui-même, ou d'un lecteur amoureux de son personnage qui chercherait à le comprendre sans pouvoir se mettre à sa place. Le numéro est bardé de moments monstrueux qui vont taper dans des incarnations classiques du cauchemar en fiction, où la psyché déformée de Murdock, chez qui d'aucuns aiment voir beaucoup de folie, joue selon l'idée qu'il est son propre pire ennemi. Une thématique finalement assez conventionnelle (et que l'on retrouve souvent chez Batman, ou Moon Knight) mais qui fonctionne par la mise en scène et les moments choisi dans l'existence du héros.
A ce sujet, les dessins de Beyruth font un joli travail sur les découpages, les contrastes de clair-obscur et l'usage d'effets rendant hommage au travail de Chris Samnee il y a quelques années. Ils se montrent cependant bien plus limités sur les visages et l'expression humaine du héros, plus à l'aise avec les monstres et la mise en scène dynamique de l'action que sur des faciès parfois grossiers ou involontairement cartoons. Le dessin reste néanmoins avantageux grâce aux superbes couleurs de Messina, qui trouve un équilibre dans ce numéro fait de rouge, de jaune, de noir et de blanc en grande majorité, en calmant toutes les autres nuances pour garder l'idée d'une plongée psychanalytique dans cet enfer qu'est l'esprit de Murdock.
Reste maintenant à voir comment McKay tient la distance sur une parution hebdomadaire, et si les soucis de finition du dessin n'ont pas à voir avec ce rythme - ou les simples capacités de l'artiste, qui reste néanmoins très convaincant sur l'ensemble du numéro. La plongée dans l'abysse et le retour en grâce que promettent l'équipe créative est un moment que les lecteurs de Daredevil auront attendu pendant assez longtemps, prisonniers d'un Charles Soule pas toujours à l'aise avec la compréhension des mécanismes particuliers de ce personnage, unique en son genre. S'il n'est pas encore temps de crier victoire, Man Without Fear se dessine comme l'une de ces belles mini-séries à la Reborn ou End of Days ou le symbole et l'identité du héros ont plus de valeur que de le voir combattre ou résoudre une enquête. Un de ces plaisirs de lecture à savourer pour les fans et dont on regrette seulement qu'il ne préfigure pas d'une ongoing signée McKay, tant ce scénariste démontre d'ores et déjà d'une bonne compréhension de ce qu'est Daredevil en y apportant quelques idées neuves - en espérant que Chip Zdarsky ait lui aussi aimé le numéro.