C'est au mois dernier que nous rencontrions l'artiste Jock, invité par Urban Comics au FIBD 2019 d'Angoulême. Une occasion à forcément ne pas manquer pour rencontrer un artiste incontournable de l'industrie, et d'évoquer un ensemble de projets très varié, passant des comics (évidemment) jusqu'au cinéma. Bonne lecture !
Bonjour Jock ! On va commencer cash avec cette première question. Comment fais-tu pour être si talentueux ?
Haha (rires). C'est beaucoup de travail, et de persistance. Quand j'étais plus jeune, j'aimais clairement dessiner. C'est quelque chose que j'ai découvert à l'école. Et je pense qu'une grande partie de ce qu'on appelle talent vient du temps que tu dédies, et des efforts que tu mets dans les buts que tu veux atteindre !
Tu travailles en ce moment sur The Batman Who Laughs. Tu peux nous dire comment ce projet s'est monté ?
Scott Snyder m'a appelé et j'ai eu le même sentiment que lorsqu'il m'avait parlé pour The Black Mirror, qui est le premier projet qu'on avait fait ensemble. D'ailleurs, The Batman Who Laughs est comme une suite spirituelle de ce récit. Ce n'est pas vraiment une suite, mais il y a des similarités dans le ton - et James Gordon Jr. est présent dedans. Le Batman Who Laughs, en tant que personnage, nous vient de Metal et s'est révélé très populaire. Scott voulait en faire plus avec lui dans Metal mais il n'avait pas la place. Il a donc gardé l'histoire un moment, puis m'a demandé si je voulais la faire avec lui. J'avais un bon feeling sur la chose. On est à peu près à la moitié, et ses scripts sont fantastiques !
Parce que tu as pas mal travaillé avec Scott Snyder, sur Batman mais aussi en indé sur Wytches. D'ailleurs vous avez fait le chapitre Wytches : Bad Egg, mais quand est-ce que vous allez vous remettre à la série principale ?
Dès que j'ai fini The Batman Who Laughs. C'est le plan.
Et que retiens-tu de tes expériences en creator owned, comparé au mainstream ?
Les deux sont très stimulantes et exigeantes pour des raisons qui leur sont propres. Le travail en creator-owned est très gratifiant. Quand l'une de tes créations se montre populaire, c'est un sentiment très agréable. Mais c'est tout aussi appréciable de dessiner Batman et de se faire une place dans cet univers. Je trouve que j'ai un bon équilibre en ce moment. Et je ne fais pas que des comics, je réalise aussi des posters, je travaille pour le cinéma. Je me sens assez chanceux de pouvoir choisir mes projets, et d'avoir les scénaristes avec qui je travaille. Je suis dans une position où si on veut faire quelque chose, on nous fera de la place. C'est un privilège.
Que penses-tu de l'évolution récente de Batman, à présent qu'on fête ses 80 ans ?
La première fois que j'ai pris conscience de Batman, c'est avec la série TV d'Adam West des années 60. C'est une version très différente, mais ça reste le même personnage que le Dark Knight de Miller dans les années 80. C'est ce qui rend le personnage si durable : tu peux le traiter de façons très différentes : comédie, horreur, action. Tu ne peux pas faire ça avec tous les personnages, je pense que certains sont plutôt fait pour un type d'histoire. Mais Batman peut être transposé pour n'importe quelle histoire. C'est aussi pour ça qu'on a ces histoires complètement iconiques. Parce que des auteurs ont pu mettre leur patte pour rendre des récits iconiques.
Dans The Batman Who Laughs, tu designes un nouveau Dark Knight, le Grim Knight. Qu'est-ce que c'est que cette obsession avec Batman qui porte des flingues ?
Je pense qu'il faut en effet être prudent. Je ne suis pas certain qu'il faille célébrer le climat actuel, dans un monde où beaucoup de gens sont armés. Les comics ont un passif avec les armes et avec des situations réelles. Dans les films d'action des années 80, les armes semblaient différentes de ce qu'elles sont dans le monde réel. Ceci étant dit, le Grim Knight est l'un des mes personnages favoris. C'est un Batman alternatif du Multivers : c'est ce qu'il serait arrivé si Bruce Wayne avait récupéré l'arme de Joe Chill et l'avait utilisée pour l'assassiner le soir où il a tué ses parents.
Mais il n'a pas que des armes, il est plein de gadgets, il est accro à la technologie. Quand je l'ai dessiné je pensais en terme d'iconographie. J'avais cette silhouette sombre avec les yeux brillants, puis j'ai rajouté un fusil, et ça m'avait l'air bien. Puis j'en ai mis un deuxième, et ça rendait bien aussi. Et ainsi de suite (rires). Et plus il en avait, plus ça lui donnait un air puissant, et c'est intéressant de voir comment tu peux transformer ainsi une forme familière en rajoutant quelques éléments.
Je fais un petit crochet par le passé. Est-ce qu'on t'a consulté à l'époque d'Arrow, vis-à-vis de ton travail avec Andy Diggle, Green Arrow : Year One ?
Pas du tout. On l'a appris l'année où ça allait être diffusé, à la San Diego Comic Con. Il y avait un panel Arrow, et ils ont dit que ce serait inspiré de Green Arrow : Year One. On nous en a informés, et on était surpris. Je me rappelle que j'avais reçu le coffret de la saison 1, et en regardant les bonus, il y avait d'emblée une déclaration "on ne savait pas qu'on pouvait faire ça avant de voir ces comics Green Arrow : Year One". Si tu me le demandes, on n'était pas du tout au courant, et quand j'ai vu des scènes, c'est en effet assez proche - ce qui est cool. C'est une licence DC, ils n'avaient pas à nous consulter plus que ça.
Tu ne penses pas qu'ils auraient au moins pu t'en parler ?
Tu sais, il y a un personnage qui s'appelle Diggle, son nom est une référence à Andy. A l'évidence c'est une forme d'hommage. Bon, il n'y a pas de personnage qui s'appelle Jock, alors que ça devrait être le cas (rires). Mais le monde des séries TV et du cinéma, c'est assez compliqué. Oui, ça aurait été sympa qu'il nous en parle, mais on aurait juste été contents de l'apprendre, et c'est tout.
Tu mentionnais avant que tu réalises des posters, notamment pour Mondo. Quelle est la différence de ce travail comparé à ce que tu fais pour les comics ?
C'est très différent, en fait. Un poster, ce doit être un artefact, une sorte de bel objet quand tu l'as devant toi. L'impression est différente et elle te permet d'utiliser des couleurs plus fortes, comparés à ce que tu as avec l'impression papier. Le contenu est différent : dans un comicbook, tu utilises les images pour raconter une histoire, ce n'est pas le même job qu'avec un poster. J'ai rencontré Mondo par un ami, Olly Moss, qui a travaillé avec eux. Ils me connaissaient car leur boss est un gros fan de comics. Ils m'ont demandé si j'étais intéressé pour proposer quelque chose - et comme j'adorais leur travail, c'est ce qui nous a amené à travailler ensemble. Et c'est simplement les deadlines des comics qui font que je prends parfois une pause.
C'est plus intéressant pour toi comme travail ? Dis moi si je me trompe, mais ça prend moins de temps de faire un poster comparé à un single issue de 20 pages ?
Oh, tu serais surpris. La réalisation d'un poster prend beaucoup de temps. Ils sont très grands et tous les détails doivent être parfait. Comme l'impression se fait en couches, il faut que tout soit très propre, très précis - et ce n'est pas forcément ce qu'est mon style. J'ai le luxe de ne pas trop avoir de deadlines avec eux, en général je rends mon travail dès que je peux. Sauf quand il y a certains impératifs, comme la Comic Con. Quand la trilogie Star Wars était ressortie, j'avais dû faire un poster pour chacun des films. Et ça m'a pris des semaines. Parfois tu laisses l'image reposer, puis tu y reviens, des jours passent et tu re-modifies quelque chose. C'est très bénéfique d'avoir ce temps. Un poster doit rester dans le temps, et ça implique tout un tas de contraintes.
Est-ce qu'on te donne carte blanche quand tu fais un poster d'une série ou d'un film ?
Oui et non. Mondo veut vraiment que tu apportes ta patte aux projets, du moment que le résultat est bon. Il y a eu beaucoup de moments où le directeur artistique me disait que la réalisation ne lui faisait pas grand chose - et c'est le jeu. Tu as donc une liberté artistique totale, mais ton travail doit être approuvé. On peut te donner quelques suggestions. De mon côté, ils sont à la fois malins et des amis, donc ils savent ce que je peux faire. Je suis toujours prêt à les écouter, et s'ils peuvent me donner des idées, c'est un bonus à prendre. Par exemple, pour Star Wars : the Last Jedi, comme j'ai bossé comme concept artist sur le film, ils ont naturellement pensé à ce que je fasse un poster, et m'ont dit que la scène du trône rouge pourrait coller à mon style.
Dis-moi en un peu plus sur ce travail de concept artist. C'est encore quelque chose de très différent de ce dont on a parlé jusqu'à présent !
Le premier film sur lequel j'ai travaillé c'est Dredd... Bon, en fait il y avait d'abord eu un projet d'adaptation de Dune. J'avais rencontré le réalisateur parce qu'il avait travaillé sur The Losers, il s'appelle Peter Berg. Il m'avait demandé de travailler dessus - ce qui me plaisait beaucoup. Au bout de six semaines, j'avais entendu parler d'un nouveau projet de film Dredd. Comme j'étais dans une phase "concept art", j'en ai réalisé trois qui se sont retrouvés en ligne, et que les sites d'actualité ont considéré comme des artworks officiels ! Ca m'a rendu très nerveux. J'ai reçu un e-mail de la production qui me demandait de les appeler. Ils avaient vu mon travail, avaient beaucoup aimé, et ont demandé à ce qu'on se voit. C'est là que j'ai rencontré Alex Garland et que j'ai bossé sur Dredd, puis sur Ex Machina pour lequel j'ai designé Ava. J'ai ensuite travaillé sur Anihilation. Et quelques autres projets, et le dernier que j'ai fait est Star Wars : the Last Jedi.
En quoi consiste ton travail concrètement ?
Le travail est complètement numérique. Pour les comics, je travaille toujours à la main - enfin, avec des outils numériques, mais ça reste fait avec un stylet. Pour le concept art, ce n'est que du numérique. J'ai eu des rôles différents en fonction des films. Sur Dredd c'était d'abord du storyboard puis j'ai fait des designs pour la ville, les équipements. Sur Ex Machina, c'était très spécifique pour déterminer l'apparence d'Ava. Sur The Last Jedi, c'était du design de costumes. Je me suis occupé de Luke Skywalker, de Leia, de DJ, le personnage incarné par Benicio Del Toro.
Et maintenant que tu as fait tant de choses différentes, qu'est-ce que tu préfères ?
Je les aime toutes, chacune pour des raisons différentes. C'était agréable de travailler à Pinewood Studios, parce qu'il y avait d'autres personnes. Quant tu fais des comics, tu es tout seul - ce qui ne me dérange pas non plus. Faire du concept art c'est un peu plus calme, le rythme est bien plus énervé dans les comics, tu es toujours à te battre contre les deadlines chaque mois.
C'est vraiment le cauchemar de tous les artistes, ces deadlines.
C'est beaucoup de travail. C'est difficile de faire des comics mensuels. De dessiner des planches intérieures à ce rythme. Je suis assez rapide en dessinant, et ça me permet d'être assez relaxé quand je travaille sur des films. C'est plus calme, et c'est appréciable comme rythme de temps en temps. Tu peux laisser les concepts prendre vie, réfléchir, leur laisser le temps de se former. Avec les comics, si on te demande de rajouter par exemple une nouvelle Batmobile, tu n'as pas trop de temps à y réfléchir. Il faut que les choses soient faites rapidement. Dans les deux cas, il faut que le rendu soit bon, mais tu n'as pas la même approche.
J'en reviens maintenant aux comics. On voit dans tes différents travaux que tu as une approche horrifique. Comment on fait pour rendre une planche effrayante ?
Quand on a démarré Wytches avec Scott, ce qui rendait le plus nerveux, c'était de savoir si on allait réussir à faire peur avec ce titre. Quand tu regardes un film, tu es à sa merci. Mais avec une bande-dessinée, tu ne peux pas contrôler le lecteur, ce dernier peut détourner les yeux, sauter des pages, arrêter sa lecture. Le rythme est très important dans l'horreur également - et je pense que les bons comics ont un bon rythme. Scott est assez bon pour faire grimper un sentiment de crainte au fil de l'histoire. Tu sais qu'il y a quelque chose de bizarre mais tu ne sais pas quoi. Et le plus beau compliment qu'on ait pu me faire à propos de Wytches, c'est de me dire "tu m'as fait chier dans mon froc" (rires). Je pense que le script de Scott y doit beaucoup. En termes de dessin, il faut que ça ait l'air réel, mais avec ce sentiment que quelque chose ne va pas.
Et comment as-tu abordé les couleurs avec Matt Hollingsworth ?
Ses couleurs sont complètement folles ! Quand je lui ai demandé de travailler sur le projet, il m'a envoyé un premier essai, et ça me paraissait trop "normal". J'étais un peu gêné de lui demander de recommencer, et au second échantillon, ça n'allait toujours pas. Puis il m'a fait un troisième essai, avec des éclaboussures dessus. Je lui ai dit "je ne sais pas ce que tu as fait, mais c'est ce que je veux". Je voulais une accroche visuelle, et ces éclaboussures avaient quelque chose d'audacieux. Il y avait une forme de violence dans ces couleurs. Et c'est cette direction qu'on a prise.
Vous avez déjà discuté de l'histoire de la suite ?
Oui, tout est planifié. Le petit garçon de Bad Egg, Sébastien, aura grandi. Ce sera un adolescent, et il va être avec Sailor, de la première série. Et c'est tout ce que je peux dire pour le moment ! Je vais continuer de finir Batman Who Laughs pour pouvoir me mettre au travail là dessus. J'ai aussi un autre travail en creator-owned avec un autre scénariste, mais c'est encore trop tôt pour en parler !
Très bien, merci beaucoup !
Remerciements : Louise Rossignol, Clémentine Guimontheil