Au début de l'année, profitant du passage de Joshua Dysart au FIBD 2019 avec Bliss Comics, nous nous permettions l'enregistrement d'un très long podcast SuperFriends en anglais afin de profiter d'un format et vous livrer une expérience audio' de qualité - sans aucune fausse modestie.
Nous pensons bien entendu à notre lectorat qui ne maîtrise pas forcément l'anglais, en vous proposant aujourd'hui de retrouver une version retranscrite intégrale de ce podcast d'une heure quarante - qui prend la forme d'une discussion plus que d'une interview dans le sens formel du terme.
Ce travail de longue haleine a été réalisé par Salim El Bachir (Jo Ker sur le site) qui a donné son temps pour faire la retranscription, et que nous remercions infiniment pour ce travail accompli. N'hésitez pas à lui faire un coucou sur Twitter pour le remercier également, et bonne lecture !
Bienvenue, nous sommes très heureux aujourd'hui d'avoir Joshua Dysart avec nous. Bonjour Joshua.
Hey, merci de m'avoir invité.
Nous allons parler de toi, de tes travaux et de tes réflexions sur ce qui se fait dans le monde du comicbook, ainsi que tes derniers travaux comme « Urgence Niveau 3 » et « Goodnight Paradise » qui vient sortir chez TKO Studios.
Avant tout, tu es très connu pour le travail que tu as effectué chez Valiant Comics pendant les années passées. Il y a aussi un gros titre qui sort dans un ou deux mois [la semaine dernière, nda] : « The Life and Death of Toyo Harada ». Tu as déjà mentionné ce projet il y a environ un an et demi lors de notre rencontre à la Comic Con Paris en Octobre 2017, et tu ne pouvais pas en dire beaucoup. Que peux-tu nous en dire aujourd'hui ?
Je ne peux toujours pas en dire beaucoup car je veux que ça soit une surprise, et je veux que les gens soient pris dedans lorsque ça sortira. C'est le tour d'horizon définitif de tous mes travaux sur le côté Psiotique de l'univers Valiant. C'est un peu le summum de mon travail avec Toyo Harada. Donc, si vous êtes un fan de Harbinger ou un fan de Imperium, beaucoup de personnages d'Imperium seront de retour. Et si vous êtes un nouveau lecteur, ça sera très bien aussi car ça sera une histoire de science-fiction dingue, avec un peu de politique. Je pense que ça sera vraiment incroyable.
Ça a pris beaucoup de temps du lancement à la publication. Que s'est-il passé ? Est-ce que c'était à cause de l'écriture ? Ou bien les artistes prenaient beaucoup de temps ?
Pendant que j'écrivais Imperium, j'ai pitché cette idée pour une dernière histoire, ç'aurait été ma manière de terminer mon run, et c'était une version beaucoup plus succincte par rapport à ce qui sort maintenant. Ensuite, « Imperium » a été annulé et je n'allais plus faire cette histoire.
Nous avions commencé à travailler dessus, avec Warren Simons (l'éditeur à l'époque). Dinesh Shamdasani était encore le PDG de Valiant. Je ne sais pas à quel point vos auditeurs connaissent l'histoire de Valiant, mais à l'époque, le propriétaire était différent et la ligne éditoriale était complètement différente.
Nous avions commencé à réfléchir à sortir cette histoire en standalone, comme un projet épique, et nous sommes arrivés à ce format : Toyo Harada échoue à sa troisième tentative de conquérir la planète, il fait une rétrospective de sa vie, avec des flashbacks que nous utiliserions pour ramener pleins de super artistes. Cela nous permettait enfin de raconter cette histoire épique avec une narration profonde à plusieurs niveaux.
J'ai découvert qu'on peut faire un comicbook plus littéraire et plus dense en jouant avec une narration non linéaire dans le temps. Cela permet au lecteur d'expérimenter une histoire avec un large canevas.
Nous avons commencé à travailler de cette manière, maisDinesh est parti et l'éditorial a changé. Je ne savais plus ce que j'allais faire et ce qui se passait. J'étais en train d'écrire cette histoire et une nouvelle équipe éditoriale est arrivée, il y avait beaucoup de bouleversements.
Pour être honnête, je suis un auteur plutôt lent par rapport à d'autres, et il y avait du changement de management chez Valiant. Finalement, ce titre est passé par six éditeurs différents pendant son écriture. Chose intéressante avec tous ces changements (allers retour d'éditeurs, changement de propriétaire), il fallait constamment se battre pour garder le comics en vie.
On pourrait penser que l'histoire a changé avec tout ça, mais je suis persuadé que nous avons fait la meilleure série possible.
Depuis le premier éditeur jusqu'au dernier, l'histoire n'a pas du tout changé ?
Elle a changé, mais pour devenir meilleure. On a eu tout ce temps, pour repenser de meilleures idées. Je pense qu'en général, un travail qui prend une année (du moment qu'on ne le repense pas plus que nécessaire) sera de meilleure facture qu'un travail qui prend trois ou quatre mois. Aussi parce que parmi tous ses éditeurs qui sont passés, certains avaient de très bonnes idées.
Une des meilleures séquences de flashback du livre, est le résultat d'un changement, car mon éditeur à ce moment (Kyle avec qui j'avais très peu travaillé) n'aimait pas la séquence que j'avais écrite initialement. J'ai donc dû la réécrire, ce qui m'avait énervé à l'époque, mais je la considère aujourd'hui comme la meilleure séquence car nous avons beaucoup travaillé dessus.
C'est un des rares cas où un comicbook s'améliore grâce aux bouleversements tumultueux que subit le management et l’éditorial d’une maison d’édition. Et le dernier avec qui je vais franchir la ligne d'arrivée s'appelle Karl Bollers, il est fantastique, c'est lui qui apporte tout l'art autour du projet. Ça va être génial.
Penses-tu que le rôle d'un éditeur soit d'apporter des changements à l'histoire ? Car je comprends que chez Valiant, tu dois apporter des ajustements pour être en ligne avec la continuité de l'univers. Est-ce le cas pour Life and Death ? Car ça semble être une histoire prestigieuse sortie en one-shot sans considération pour le reste.
A cause de son temps de production, il est impossible de synchroniser cette histoire avec le reste de l'univers. Il y a un personnage important dans notre histoire qui est mort entre temps dans l'univers Valiant, on va juste laisser ça tel quel.
On espère que le lecteur pourra comprendre, ou on mettra peut-être une sorte de note dans la version finale, que l'histoire se situe à un certain point de la chronologie de l'univers Valiant.
Je pense que le rôle d'un éditeur en général, et spécialement lorsqu'il s'agit d'un univers partagé comme Valiant, devrait aider à découper une histoire. Je pense que d'autres auteurs ne seront pas d'accord avec moi, mais moi j'aime quand un éditeur challenge mon histoire, j'aime avoir des remarques. Je pense que même une mauvaise remarque cache une bonne raison, qui a amené sa formulation.
Les éditeurs peuvent donner la pire version de leurs remarques, ce qui est souvent le cas, qui semblent complètement stupides. Mais si tu t'assois, et que tu réfléchis bien au contenu de ces remarques, tu vas voir les problèmes. Il n'y aucun souci à revoir ton script dans tous les sens pour le rendre meilleur. Je pense qu'un bon éditeur est un bon casseur d'histoire. « Editeur de comics », avec le nombre de casquettes à porter, est un travail fou.
Ensuite, il y a l’univers partagé chez Valiant, DC ouMarvel, où tu dois savoir ce qu'il se passe avec tous les autres comics, et tu dois t'assurer que ton auteur le sache et ne le contredise pas. Je n'ai jamais été très bon pour opérer à l'intérieur d'un univers partagé, comme Valiant. Je suis fils unique, je n'ai pas l'habitude de jouer avec les autres. ChezValiant, nous faisions un sommet quelques fois par an, où tous les auteurs se réunissaient. Ça nous aidait énormément à garder un tout cohérent, en partageant nos idées. Parfois, tu ne savais plus où se termine l'idée de l'un et où commence celle de l'autre car nous passions 2 ou 3 jours dans une pièce à en parler.
Je crois qu'ils ne font plus ça et je trouve que c'est une honte, car c'était une des forces de l'univers partagé.
Finalement, oui, un éditeur fait beaucoup de choses pour un comicbook, c'est un travail de dingue.
As-tu remarqué des changements notables dans le fonctionnement de Valiant depuis l’acquisition par DMG ? Et les départs de Warren Simons et Dinesh ?
Je ne suis pas assez impliqué pour voir ça, je sais qu’il y a eu du mouvement du côté des éditeurs, certains sont partis et d’autres sont arrivés. Ils essayaient de trouver la bonne équipe, et c’est normal. Ils ont dû embaucher des éditeurs rapidement après leur arrivée, et maintenant que l’équipe est en place depuis un moment et qu’ils ont vu son travail, ils peuvent faire quelques ajustements. Les gens qui sont là maintenant sont vraiment géniaux, je pense que Karl et Robert sont vraiment géniaux.
Robert Meier ?
Oui Robert Meier et Karl Bollers, ils sont vraiment géniaux.
S’ils n’étaient pas géniaux, tu ne le dirais pas.
Je ne dirais pas qu’ils sont géniaux, mais je ne dirais pas qu’ils ne sont pas géniaux, exactement.
Il y a de gros investisseurs chez les éditeurs comics aujourd’hui. DMG, une entreprise Chinoise pour l’univers Valiant, Disney pour Marvel et Warner Bros pour DC Comics. Ne penses-tu pas qu’il y a une sorte de danger pour la production des comics ? Qu’ils ne soient plus dédiés pour raconter des histoires mais plus pour vendre des films ou des adaptations ?
Si, je le pense absolument. Premièrement, je pense que c’est un danger plus global, le corporatisme de tous les domaines. C’est fou comment les corporations sont capables de consolider leurs ressources, de consolider leur pouvoir globalement, c’est problématique pour plein de domaines, et ça l’est pour l’art en particulier. Il reste très peu d’endroits dans le marché Nord-Américain où tu fais du comicbook uniquement, où lorsque tu pitche un nouveau comicbook, la personne en face ne va pas se demander si ça fera un bon film ou une bonne série TV. C’est actuellement un positionnement très difficile pour le médium.
C’est une mauvaise période pour être écrivain, il y très peu d’endroits où tu peux écrire pour être payé, et non pour l’intérêt d’une entreprise importante. C’est dur pour le type d’histoires que j’aime raconter.
Parfois, je suis antagoniste au corporatisme, à un système global et homogène de valeurs. Particulièrement lorsqu’on essaie de faire du méga divertissement pour le marché Chinois, Nord-Américain ou Européen. Il s’agit de marchés très différents avec des valeurs très différentes et, franchement, des modèles gouvernementaux très différents qui permettent des formes d’expression différentes.
Donc oui, c’est très problématique et j’essaie juste de naviguer dedans du mieux que je peux. Je ne sais pas si ça sera mon dernier travail chez Valiant.
C’est la question que j’allais poser.
Je ne sais pas actuellement, je ne saurai pas le dire. J’aime beaucoup les gens présents chez Valiant actuellement, les gens qui produisent les comics dans les bureaux. Mais, je ne me suis toujours pas réconcilié avec ce qui est arrivé chez Valiant.
Il y a ce truc américain, et je ne parle pas de DMG et tout, cette tradition américaine où une jeune personne avec une vision part de rien pour construire quelque chose, et un gangster vient ensuite la lui prendre. C’est comme ça que l’Amérique s’est construite. Mais je ne dis pas du tout que ça ait un lien avec Valiant.
Non c’est n’est pas ce que tu es en train de dire [ironique]
Non, c’est ce n’est pas ce que je suis en train de dire.
Mais tu as un grand sourire qui le dit.
Oui, (Rires)
Qu’est ce qui t’as le plus attiré chez Valiant ? Qu’est ce qui t’a fait aimer cet univers quand tu as commencé à travailler dessus ? Tu as travaillé pour DC et Vertigo avant, mais qu’est qu’est-ce qui t’as emmené vers Valiant à ce moment ?
Je ne l’ai pas fait, je n’aimais pas l’universValiant, j’avais juste besoin d’un boulot, c’est tout.
Warren Simons m’avait appelé, je ne le connaissais pas encore. C’était peut-être la première fois que j’établissais une relation avec un éditeur avant d’avoir un travail. On venait de terminer Unknown Soldier chez Vertigo, et pour être honnête, j’avais beaucoup de mal à trouver du travail après, et c’était frustrant. Unknown Soldier avait été nommé pour 3 Eisner Awards, nous avions gagné plusieurs prix par ailleurs, nous étions constamment mentionnés au NY Times, à la BBC. J’avais aussi eu des discussions avec CNBC Africa au sujet des enfants soldats. Je pensais que nous avions quelque chose de très intéressant, mais en réalité, le marketing intermédia pour susciter de l’intérêt n’a pas attiré de nouveaux lecteurs en dehors du monde des comics, et les lecteurs réguliers l’ont trouvé trop déprimant ou quelque chose comme ça.
Est-ce que ça s’est bien vendu ? Car il y a toujours ce décalage entre les nominations pour des prix et les chiffres de ventes.
Je pense que nous sommes restés une année de plus que ce que nous aurions dû. Karen Berger qui était chez Vertigo à l’époque croyait dans ce comicbook, s’est battue pour, et nous a permis de rester pendant une année supplémentaire.
Une fois terminé, je ne sais pas, les gens me voyaient peut-être comme trop sérieux. Ou peut-être le fait d’être allé en Ouganda avec les enfants soldats m’a mis des gens à dos. En définitive, je n’arrivais pas à trouver du travail.
Quand Warren m’a appelé pour me proposer de travailler sur comicbook de super héros pour adolescents, je croyais que c’était un pari fou pour un éditeur. Je ne savais pas si je pouvais le faire, mais j’avais vraiment besoin du boulot.
Dans l’univers original Valiant, j’avais beaucoup aimé le travail de Barry Windsor Smith. J’avais lu ça dans les années 1990 et c’est tout ce que j’en connaissais. Je suis un grand fan de David Lapham, mais je n’avais jamais lu ce qu’il avait fait sur Harbinger. Je ne le connaissais pas jusqu’à ce qu’il fasse Stray Bullet.
Pour être honnête, j’aurais probablement refusé la proposition si j’avais d’autres opportunités, et je suis content de ne pas en avoir eues. C’était une aventure fantastique, j’aime beaucoup les personnages et ce que nous avons construit. Je crois que nous avons construit quelque chose d’unique.
Lorsque Warren m’a appelé, je pensais que le monde n’avait pas besoin d’un nouvel univers partagé super-héroïque. Nous fait quelque chose de différent et nous avons justifié notre position sur le marché, c’était une expérience fantastique.
En tant qu’auteur, comment écris-tu tes scripts ? Et comment travailles-tu avec tes artistes ? Est-ce que le fais à la manière Marvel, en laissant l’artiste faire les scènes, ou est-ce que tu écris des scripts très détaillés où tout doit être comme tu le décris ?
C’est un peu entre les deux. Mes descriptions de cases sont un peu plus détaillées qu’un simple résumé. Un de mes meilleurs amis dans l’industrie, Jeff Lemire, a des scripts très peu détaillés. Moi, je préfère donner une image, pas de la scène et l’environnement car je pense que c’est le travail de l’artiste, mais je veux communiquer une idée émotionnelle à l’artiste.
Lorsque j’ai commencé, on m’a dit que je ne devais surtout pas écrire quelque chose qui ne puisse être dessiné. Je déteste ce conseil, c’est un conseil horrible. J’aime expliquer à l’artiste ce que je veux, je peux donner des tonnes de descriptions qui n’ont rien à voir avec le dessin. Ça peut être un sentiment, une idée, un concept ou bien ce que je pense de ce moment. Et j’espère que ça va inspirer l’artiste.
Pourtant, la plupart du temps, je préfère laisser les artistes s’approprier l’histoire et faire ce qu’ils veulent, car on peut toujours changer le script ou le lettrage. Si un artiste décide de changer toute une page, ça me va du moment que l’intention et le thème restent présents.
Mes scripts décrivent case par case, ce qui se passe et comment je veux que les choses soient agencés, et ils incluent une idée émotionnelle pour l’artiste pour essayer de communiquer.
Aussi, il y un détail d’ordre technique et pratique que j’arrive à respecter dans 90% des cas, c’est d’écrire le script d’une page du comicbook en une seule page de papier, afin que l’artiste puisse la coller sur sa table de travail et avoir une vie d’ensemble de ce qu’il doit dessiner. Et moi, ça m’aide à quantifier le contenu d’une page.
Chapitre suivant >Urgence Niveau 3 et l'engagement en comicsTu as travaillé avec beaucoup d’artistes, notamment Alberto Ponticelli, ce qui m’amène à un projet que vous avez fait ensemble, Urgence Niveau 3. J’en ai déjà parlé avec Alberto et Pat (Masioni), et je voudrais avoir ton point de vue sur cette histoire : comment a-t-elle commencé ? Comment est-ce que ce projet a démarré ?
Il y a un scénariste de comicbook, qui est aussi artiste et encreur, Ande Parks, qui a été approché, je ne sais d’ailleurs pas trop comment, il a peut-être un agent. Les agents cherchent des projets, moi je n’ai pas d’agent.
Le Programme Alimentaire Mondial (World Food Program WFP) a approché Ande Parks, ils voulaient aller au Tchad je crois, et ils lui ont demandé s’il voulait aller au Tchad avec eux et faire un comicbook, et il a dit « Non, mais je sais qui le fera ». A l’époque, j’avais déjà fait Unknown Soldier et toute les recherches autour.
Tu étais parti en Ouganda pour Unknown Soldier.
Oui, mais ils l’ignoraient. Quand j’ai entendu parler du projet, j’ai pensé que j’étais le seul dans l’univers du comicbook américain qui pouvait le faire. Ils voulaient un auteur de comicbook américain, et j’ignore pourquoi, j’ai pensé que j’étais la personne qu’il fallait. J’ai alors été assez agressif pour les solliciter, je leur ai expliqué que j’étais le seul qui pouvait le faire. J’ai poussé cette équipe d’Alberto et Pat et les ai laissés choisir qui serait en charge. Alberto a dessiné les deux premiers chapitres et Pat s’est occupé de la colorisation. Sur le troisième chapitre, écrit par Jonathan Dumont, qui était le leader du projet depuis le début, Pats’est occupé du dessin et de la colorisation, et c’était fantastique, il méritait d’en dessiner une partie.
J’ai beaucoup poussé pour l’avoir, ça a pris beaucoup de temps. Je pense que Jonathan, avec son équipe de communication, s’est battu pour permettre à cette idée traverser les financiers du WFP. Ça nous a pris beaucoup de temps à cause du concept, car nous devrions aller sur des crises humanitaires de niveau 3, explorer comment travailler dans ces situations, et explorer les vies des gens servis par le WFP. Nos destinations changeaient tout le temps.
Nous avons fini par avoir le premier chapitre qui se déroule dans le Kurdistan Iraquien, au Nord de l’Iraq. Ce choix s’est décidé peut-être 2 semaines avant que je ne sois dans l’avion. Le WFP n’avait jamais fait de comicbook avant, je n’avais jamais eu de règles d’éditoriales aussi strictes. Principalement, car il ne fallait pas offenser les pays hôtes. Il y avait un besoin d’être politiquement correct et diplomate, en faisant ces comics. Nous ne pouvions pas toujours dire ou faire ce que nous voulions, et nous devions passer par un très grand nombre de niveaux hiérarchique au WFP, pour déterminer la manière la plus diplomatique d’aborder un problème. A cause de tout ça, le délai de production était complètement délirant. On pouvait être à la fin de la partie artistique lorsqu’on a nous demandait de changer une scène du numéro, c’est arrivé sur le chapitre du Sud Soudan et c’était très frustrant.
A cause des voyages et de toutes ces considérations diplomatiques et politiques, ça m’a pris énormément de temps de faire ces livres. Ça a aussi impacté Life and death of Toyo Harada qui a pris du temps pour démarrer. A la fin de la période de Dinesh et Warren, j’étais devenu une sorte de fantôme pour eux, car je travaillais sur ce projet.
Même si les histoires ne faisaient que 20 pages, c’était quasiment une année de travail, ce qui est dingue. J’en suis très fier et ces voyages étaient extraordinaires et ont complètement changé ma vie. Je ne sais pas si les comics font aussi bien.
Lorsque nous étions au Sud Soudan, nous avions mal jugé la situation initiale. Nous savions qu’il y avait une famine et y sommes allés, mais une fois sur place, les équipes de communications ont dû se reprendre car c’était une crise beaucoup plus importante. Ça n’a pas seulement changé la réponse du WFP à la crise, ça aussi changé les discussions dans l’Union Africaine, ça a changé les discussions au congrès américain.
Le comicbook comme objet physique ne peut pas directement changer les choses, les gens ne vont pas le lire et voir leurs vies changées et décider d’agir. Cette équipe du WFP a juste emmené un auteur de comics dans cette partie du monde quand soudainement, la situation a changé et leur mission a changé. Et moi, je devais juste rester tranquille et m’asseoir au fond, alors qu’ils ont dû gérer une vraie crise. Initialement, ils devaient juste m’emmener là-bas pour me montrer comment ça se passait, comme une sorte d’horrible touriste de guerre. C’est ce qui me fait ressentir que ça valait le coup même si ça a demandé beaucoup d’efforts.
Ça a un côté un peu « exploitation », tu sais, et je pense beaucoup à cet aspect. Je ne veux pas juste prendre les histoires de gens, je veux attirer l’attention sur eux.
Qu'est ce qui était le plus difficile sur place ? Car tu étais témoin d'une crise humanitaire. Aussi, étais-tu en danger ? En Iraq par exemple, étais-tu menacé par ISIS (DAESH) ?
Non, je n'ai jamais senti que j'étais en danger. Honnêtement, ce n'est pas parce que nous n'étions pas dans des endroits dangereux, c'est grâce aux Nations Unies.
Nous voyagions sans armes, le WFP pratiquant une neutralité radicale, nous n'étions pas censés interagir avec des soldats, des deux côtés, et nous ne pouvions emporter aucune arme, et nous voyagions dans des convois de deux camions.
Au WFP, au lieu des armes pour se protéger, il y a un système de communication extrêmement puissant. Un réseau de satellites de communications que le WFP gère pour toutes les Nations Unies, et pour toute organisation opérant dans la région.
Une des choses que j'espère avoir transmise avec le livre, c’est l'énorme mission du WFP. Ce n'est pas juste nourrir des millions de personnes tous les jours, ils s'occupent aussi du transport aérien humanitaire. Ils s'occupent de faire rentrer et sortir des personnes dans des zones de la planète qui sont extrêmement compromises et difficiles d'accès. Ils s'occupent aussi des communications des Nations Unies. La mission de cette organisation est énorme, et j'en suis très impressionné. Ils ont toutes ces ressources pour savoir quand un mini conflit éclate dans des zones de conflit. Si quelqu'un se met à tirer, ou si un groupe important de personnes se déplace pour quitter une zone, les satellites peuvent tracer ça. S'il y a des réfugiés en mouvement, c'est qu'il se passe quelque chose.
Ce sont toutes ces ressources, c'est la communication radio qui te maintiennent en sécurité. Même ça a ses limites, car tu peux te retrouver au tout début d'un conflit par exemple.
Dans la majorité des cas, c'est plus efficace que n'importe arme, tu as toutes une myriade de points de contact radio, qui te préviennent s'il y a des combats armés dans la région vers laquelle tu te diriges, il faut que tu conduises dans l'autre sens. C'est ta seule défense véritable.
Je pense que deux choses nous ont maintenus en sécurité. La première est cet incroyable niveau de communication, et la deuxième est que très souvent, le symbole du WFP permet aux gens de se déplacer librement.
Pourtant, sur Youtube, tu peux voir des camions du WFP prendre des tirs de sniper en Syrie. Ces gens sont de vrais héros, il n'y a aucun doute là-dessus. Quelqu’un sans arme, qui part en Syrie uniquement pour distribuer de la nourriture à des gens bloqués dans les villes, c'est un héros.
Le travail de Leila, notre personnage fictif dans le livre, est le travail de la majorité des personnes que j'accompagnais, ce n'était pas leur travail d'engager des conflits.
Les situations étaient délicates dans tous les cas. Au Sud Soudan, on est partis car on pensait qu'il y avait un cessez le feu, le Président et le Vice-Président semblaient décidés d'arrêter leur guerre civile, ce qui nous permettrait de voyager plus librement à travers le pays. On est partis là-bas, et c'est reparti, c'est très volatile comme situation.
Lorsque tu étais là-bas, tu as pris des notes et des photos. Alberto m'a dit que tu lui envoyais plusieurs photos quand tu rassemblais des informations. Tu as aussi discuté avec les personnes qui vivaient là-bas ?
Tu m’as demandé plus tôt quelle était la partie la plus difficile. Ma réponse est que le plus difficile n'est pas le danger, c’est que dans chaque endroit, que ce soit le Kurdistan Iraquien ou le Sud Soudan, j'ai parlé avec bien plus d'une centaine de personnes, et dans une dizaine ou une quinzaine de cas, j'ai eu des conversations très longues et profondes, avec pleins de traducteurs, car il y a plusieurs langues et dialectes régionaux dans ces régions. Le plus dur est d'écouter des centaines d'histoires, et chacune d'elles est tragique.
J'étais au Kurdistan Iraquien en 2014, c'était la montée de DAESH, ou ISIS ou ISIL ou quel que soit le nom qu'on leur donne. Je préfère le terme régional DAESH.
Entre l'attaque contre Sinjar et les Yazidi, la chute de plusieurs grandes villes du Nord de l'Iraq face à DAESH, et le conflit Syrien, il y avait 3 Millions de réfugiés qui venaient dans les camps, qui sont de petits terrains à la base. Le Kurdistan Iraquien devait absorber 3 millions de réfugiés. Ça a un impact lourd sur la société, la culture, l'économie.
Mon travail était d'aller parler avec autant de personnes que je pouvais, et chacune d'elle avait perdu quelqu'un. Aucun d'eux n'avait eu des moments faciles. Le plus dur est que tu as toutes ces histoires, ensuite tu rentres à la maison, et tu as 20 pages de comics pour en parler.
Être un conteur d'histoires est une. Essayer de raconter des histoires de la vie réelle, même ce qu'on est en train de faire maintenant où il n'y a pas de danger, c'est comme essayer de mettre une montagne dans un caddie, la vie réelle est la montagne et ta petite histoire et le caddie.
Maintenant, imagine toutes ces personnes qui t'ont regardé dans les yeux, qui t'ont parlé des histoires terribles qu'elles ont vécu. La mort de leurs enfants, la perte de tout ce qu'elles possédaient, et tu rentres avec ça à la maison. Ils t'ont raconté ces histoires car ils ont envie de faire partie des dialogues, si on n'en fait pas partie, on disparaît véritablement. Ils vivent à la frontière de la société, à peine en vie, dans les pires conditions. Et tu t'assois, et tu dois couper tout ça. Tu peux garder 90% de ce que les gens t'ont raconté pour en faire un comicbook lisible, c'est le plus dur.
Honnêtement, j'ai beaucoup souffert de ces histoires. Je voulais que toutes les voix de ces personnes soient incluses dans ce livre.
Il y a une phrase au début du premier chapitre où cette famille dit « Nous ne voulons pas être définis par ce qui nous est arrivé, mais par ce que nous étions avant. » C'est pour ça que tu as humanisé ces gens que nous ne connaissons pas, et qui sont juste des nombres sur nos TVs. En comparaison des terroristes à qui tu as décidé de ne pas donner de visage.
C'est intéressant que tu mentionnes ces deux choses ensemble, car c'est exactement de ce propos qu'il s'agit. Je ne sais pas trop comment en parler, c'est un choix visuel que nous avons fait, c'est au-delà des mots. Ça a un lien avec le mot vilain souvent utilisé dans les comicbooks, je ne sais pas ce qu'est un vilain dans le monde réel. Je sais quand des gens horribles font des choses horribles, mais je ne sais pas ce qu'est être vilain. Je ne sais pas vraiment comment l'expliquer. Ne pas leur donner de visage est une insulte envers eux, et ça préserve le lecteur de les personnifier, de les humaniser.
J'en ai parlé avec Alberto qui m'expliquait que ça les déshumanisait, si tu n'as pas de visage, tu n'es rien.
Oui exactement. Ça les déshumanise d'un côté, mais ça les protège aussi quelque part. Car tu te dis je sais qu'il y a un humain quelque part ici, mais on ne peut pas l'atteindre. Je ne sais pas pourquoi tu fais tout ça, mais tu es un être humain, tu aimes ta mère, il y a bien quelque chose que tu aimes, tu n'es pas complètement nihiliste. C'est une dualité intéressante, on n'a pas le courage de te regarder dans les yeux.
Quels sont les buts de ce Comicbook selon toi ? Je pense que le WFP voulait que les gens au courant de ce qu'ils font, et toi aussi. Est-ce aussi un Comicbook qui demande aux gens de réaliser ce qu'il se passe, s'engagent et s'activent ? Quel est le but au coeur de Urgence Niveau 3 ?
Je sais ce que tu dis à propos du WFP. Ils voulaient que le monde sache ce qu'ils font. Pour être franc, jusqu'à ce que j'aille sur le terrain, bien que je sois plutôt engagé pour ces causes, je n'avais aucune idée des missions du WFP. C'est quelque chose que le WFP veut communiquer au monde, je le comprends et le respecte, ça fait partie du comicbook.
Mais de mon point de vue, le but du comic est d'être un générateur d'empathie. Pour poser les questions que ça pose. Pourquoi est-ce qu'une personne doit te ressembler ou avoir un lien avec toi pour que tu te sentes concerné par sa sécurité ou ce qui lui arrive ? Pourquoi est-ce que nous, les « Pays Développés », et je mets ce terme entre guillemets car je le trouve problématique, pourquoi est-ce qu'on ne reste pas éveillés la nuit pour penser à cette mère qui doit marcher 10 Miles avec son enfant pour sortir d'une zone de guerre ? Sans nourriture ni eau. Nous avons une grande capacité pour imaginer la souffrance des autres, je veux étendre cette capacité, je veux générer de l'empathie.
On devrait arrêter de ne pas penser à « l'autre », que je mets également entre guillemets, car pense aussi que c'est un terme problématique que nous utilisons beaucoup dans nos économies G8. Où on mange quand on a faim, on boit quand on a soif, nous n'avons pas à fuir des fusillades pour la majorité. C'est ce que je veux, c'est ma mission, c'est très important pour moi.
Le WFP n'a jamais combattu ça, mais c'est moi qui ai introduit l'idée que nous devions plus nous impliquer dans la vie des gens que le WFP sert. Ça ne peut pas juste être au sujet des travailleurs aidant des gens sans visage. Sean Penn a fait un film en lien avec les services humanitaires des Nations Unies, qui est sorti il y a quelques années et c'est un vrai désastre. C'est à propos de lui, qui joue un travailleur des Nations Unies, il tombe amoureux dans une zone de guerre, et c'est juste horrible. C'est une narration impérialiste, je crois que c'est avec Charlize Theron. C'est l'histoire de ces blancs qui vivent cette aventure dramatique, et ces sentiments pour ces indigènes qu'ils sont censé servir, mais qui sont juste des masses sans visage, un chagrin sans visage, je ne veux pas que notre livre soit comme ça. Je veux que ce soit à propos de leurs vies, autant que je puisse les comprendre avec mes connaissances limitées.
As-tu une explication pourquoi aucun éditeur américain n'a proposé de version physique du comicbook ? Et pourquoi c'est un éditeur français qui est le premier à proposer une version physique de UN3 ?
C'est une question très intéressante. Que votre audience sache qu'il n'y a qu'un seul pays au monde qui propose une version physique, et c'est la France.
Il y plusieurs raisons pour ça. Si nous avions sollicité aux USA, nous aurions fini par trouver quelqu'un, mais les WFP n'a pas été agressif.
En France, c'est Florent (Degletagne) et Bliss Comics qui ont sollicité ça. Je ne peux pas dire que c'est juste parce que le marché américain est un peu superficiel, mais ça explique probablement en partie la situation.
Bien sûr, le marché Franco-Belge est un marché bien plus mature et diversifié, et je suis honoré que mes livres soient publiés ici depuis quelques années et bien reçus. C'est un marché très prospère pour le comicbook. Une partie de l'explication, c'est juste Bliss Comics, ils aiment ce que je fais, ils sollicitaient d'autres produits, ils y ont été introduits via l'univers Valiant. Bliss est un éditeur agressif et intéressant, ils sont juste allés le chercher. Personne d'autre au monde ne l'a fait, n'a vu son potentiel. Je pense que ce livre n'est pas assez lu et sommes chanceux d'avoir Bliss Comics.
Est-ce le WFP qui ne communique pas assez dessus ?
J'aime beaucoup les gens du WFP avec qui j'ai travaillé sur ce livre, c'est juste qu'ils ne sont pas bons à ça. Ils ne savaient pas comment publier un comic quand on a commencé à travailler dessus. C'est en partie la raison pour laquelle nous avons été bloqués au début. Je pense qu'ils ne savent pas comment passer des marchés de publication, et il faut un éditeur agressif comme Bliss Comics qui dit :Je veux ce comicbook, et qui va les voir. Je pense aussi que leur mission est énorme, et à part les équipes de communication qui ont travaillé dessus, je ne suis pas sûr que l'organisation WFP soit spécialement concernée par ce livre.
Ils ont peut-être d'autres problèmes à gérer.
Oui c'est exactement ça.
Une partie des bénéfices va au WFP et pourrait permettre d'autres missions ou activités, peut-être que ça mériterait d'en faire plus ?
J'espère ne pas me tromper ou ne pas donner une fausse image, car je ne suis pas un représentant du WFP. La vérité à propos de leur financement et des montants dont ils ont besoin pour financer une mission est qu’ils sont énormes. Les dons individuels ou l'argent que peut rapporter un comic n'est pas assez significatif. Ce dont ils ont besoin, ce sont des dons d'états, comme les Etats-Unis, la France ou l'Union Européenne pour leur consacrer des millions, voire des milliards de dollars.
Pourtant, il y a une autre monnaie d'échange, c'est la compréhension. Ce dont nous parlions au début avec Jonathan Dumont et les autres personnes impliquées est d'intéresser les jeunes à travailler pour le WFP. C’est pour ça que Leila est ce qu'elle, c'est pour ça qu'elle est jeune et l’histoire démarre avec elle qui part pour sa première mission. Nous voulons montrer que l'aide humanitaire internationale est un endroit pour rendre le monde meilleur. La vérité est que beaucoup de gens pensent rendre le monde meilleur avec la technologie et le consumérisme, mais aucun d'eux ne le fait vraiment. La majorité de ces gens vont produire des déchets qui vont être jetés à la poubelle.
Ce livre est une pièce de compagne de recrutement. Vous êtes jeune, vous voulez rendre le monde meilleur ? Venez faire carrière dans les services d'aide humanitaire des Nations Unies, du WFP ou de l'UNICEF. Pour moi, c'est la raison pour laquelle ce livre est sorti.
Je regarde le monde d'aujourd'hui, les pays de l'ouest du moins, et je le vois consommé par le consumérisme, le narcissisme, le nihilisme. Donc, sortir un pamphlet sur comment faire quelque chose pour quelqu'un d'autre que soi-même pourrait être une bonne chose.
Je me rappelle la dernière fois qu'on s'est rencontrés, tu disais qu'il n'existe pas d’escapisme, même dans le monde du comicbook. Urgence Niveau 3 est l'extrême opposé, ce n'est pas pour s'échapper mais plutôt être dans le monde réel, mais dans un comicbook. C'est peut-être une ligne que tu as franchie avec ce médium, mais qui n'intéresse pas spécialement le lectorat américain.
Oui j'en suis sûr, et c'est l'histoire de ma carrière. On discute de Urgence Niveau 3, une oeuvre de non-fiction. 99.99% de son contenu est composé d’événements dont j'ai été témoin, ou qui m'ont été rapportés. Mais il y a un personnage fictif, j'ai composé les événements d'une manière qui n'est peut-être pas du journalisme. C'est l'histoire de ma carrière d'utiliser de la fiction pour te piéger et te faire lire quelque chose que tu ne lirais pas normalement.
Que ce soient les enfants soldats en Afrique de l'Est, ou bien un sans-abri de Venice Beach en Californie, le summum de la gentrification, ou bien Leila. C'est la nature de ma carrière, je pense que c'est pour que mon travail est mieux apprécié en France, en Espagne ou au Brésil. L'Amérique change, et honnêtement, pour revenir à tes précédentes questions, je blâme le corporatisme. L'Amérique va de plus en plus vers l'escapisme, pourtant comme on en a discuté, il n'y en a pas vraiment. Il y a une sorte de schéma d'escapisme, mais je ne suis pas dedans. Je suis un peu plus vieux, j'ai grandi à la fin des années 1970 et le début des années 1980, et j'ai été éduqué avec des produits plus réalistes socialement, et je me déplace avec ça.
< Chapitre précédentValiant Comics, et The Life and Death of Toyo HaradaChapitre suivant >Comicsgate, politique et comicsAs-tu suivi les discussions autour des Comics aux Etats-unis ? Il y avait tous ces événements autour du Comics Gate l'année dernière, qu'en penses-tu ? Ces gens ne sont pas nouveaux, il se plaignent depuis des années maintenant, mais il semble y avoir eu une fracture entre les lecteurs de Comics en 2017 et 2018. Avec d'un côté les gens du Comics Gate, et de l'autre les fameux SJW (Social Justice Warriors – Défenseurs de la Justice Sociale), c'est très perturbant de voir ça d'ici en France.
C'est bien que ça perturbe les témoins. C'est assez perturbant de voir ça aux Etats-Unis également, mais je crois réellement que c'est la confluence de plusieurs facteurs. Les « Gates », comme le Video Games Gate.
C'était le Gamer Gate.
Le Gamer Gate, c'est une sorte de guerre culturelle qui se passe aux Etats-Unis depuis un moment, et maintenant ça arrive aux comics. A chaque fois, c'est un groupe minoritaire de personnes qui utilisent les réseaux sociaux pour faire croire qu'ils sont plus nombreux qu'ils ne le sont vraiment. Ils utilisent ce que j'appelle la « Tactique de guerre de réseaux sociaux », pour construire et gonfler leurs chiffres et harceler. A un certain moment, en réaction normale à ça, les lecteurs de Comics se sentent engagés en face pour harceler en retour, et le principe d'escalade prend le pas. Et on se retrouve avec ces conversations enflammées.
Aux Etats-Unis, et ça arrive partout dans les pays de l'ouest, nous avons élu un leader qui dit qu'être poli et se préoccuper des autres ne sert à rien. Tu dis ce que tu as derrière la tête, tu obtiens ce que tu veux et tu gagnes.
En Amérique, nous avons ce problème, que quelqu’un d’autre a mentionné, beaucoup d'Américains ont un complexe d'infériorité. Ils sont stupides et fiers de l'être, ne sont pas assez instruits. C'est drôle que les gens de droite soient aussi anti-politiquement corrects, mais ils s’énervent si tu les traite de stupides, car ce n'est pas politiquement correct.
C'est une combinaison de toutes ces choses, je n'ai pas encore trouvé la bonne manière d'en parler.
Nous sommes dans une position délicate, où on ne veut pas leur donner du crédit, et la meilleure manière pour ça est de ne pas en parler, en ne donnant pas d'oxygène au feu et on le laissant se consumer.
Je suis un mec blanc hétérosexuel, je ne suis pas leur cible, mais mes amis le sont.
Tu pourrais l'être car tu parles de politique dans tes comics, et ils n'aiment vraiment pas ça. Et ils disent qu'avant, il n'y avait pas de politique dans leurs comics.
Ce qui est complètement absurde.
C'est peut-être parce que les sujets étaient différents. Les X-Men parlaient de racisme et des gens différents. Être noir est être différent, mais être trans ou LGBT est complètement différent encore.
C'est un peu ce que je veux dire, ils peuvent m'attaquer pour mon contenu ou mes idées politiques, mais ils ne peuvent pas m'attaquer directement pour ce que je suis. J'ai très rarement écrit de manière à faire du divertissement populiste, peut-être chez Valiant. Je suis un peu en mode « Je vous emmerde » j'écris les choses telles qu'elles sont.
Les gens veulent dire ce qu'ils ont à dire à travers DC ouMarvel, ce divertissement mainstream que les gens du Comics Gate pensent posséder, ce qui est faux. Ce sont eux qui se font attaquer.
C'est facile pour moi de dire « Ignore les, ils vont disparaître », mais la vérité est que mes amis gays, trans, ou de couleur sont ceux qui se font attaquer, pas moi.
Je suis dans une situation intéressante où je comprends en grande partie, car j'ai souvent vu comment le concept d'escalade fonctionne. Une partie crie, l'autre partie crie et c'est simplement le chaos. On se déclenche mutuellement.
En même temps, je me dois d’être un bon ami, comme on dit aux Etats-Unis, et je suis sûr que vous utilisez le même langage. Je dois être un bon allié pour la culture trans. Les gens peuvent être ce qu'ils veulent, mais c'est une période très délicate. Je pense vraiment qu'il y a un nombre très limité de personnes qui sont comme ça.
La démocratisation du dialogue que les réseaux sociaux permettent, la promesse de la technologie qui est devenue une malédiction. Ce n'est pas différent de la manière dont les Russes ont manipulé notre électorat, ou la manière dont Facebook a manipulé le Brexit, avec moins d'impact.
Nous pensions que les réseaux sociaux allaient être cette belle chose qui allait nous permettre de nous rassembler. Mais il n'y pas de contrôle et les gens vont dessus pour faire du mal.
Si tout ce qu'ils veulent, c'est parier sur les libéraux, ils peuvent le faire. On peut argumenter que l'élection de Donald Trump n'a rien à voir avec sa politique, mais seulement un pari sur les libéraux. C'est une position nihiliste, personnellement je pense qu'ils ont déjà perdu juste parce qu'ils sont nihilistes, et qu'à la fin, les personnes qui s'en soucient vont prévaloir.
Cette philosophie est en cours de test depuis 2 ans, tu sais notre direction politique est un cauchemar. Je n'ai pas grand-chose à dire sur le Comics Gate, car je n'arrive pas à comprendre ce niveau d'impolitesse je suppose. Tout a commencé avec cette éditrice chez Marvel [Heather Antos].
Qui vient de rejoindre Valiant.
Oui exactement.
Ils vont donc ramener tout le Comics Gate chez Valiant.
Ça va me pousser à retourner travailler pourValiant, pour rejoindre le combat.
Ils prennent des risques, car ils viennent d'embaucher Vita Ayala qui est aussi engagée et met ses idées dans ses livres.
Oui exactement, mais c'est un peu dur de venir nous chercher chez Valiant, car nous avions dit dès le début, voilà qui nous sommes. C'est ce que je voulais dire par le fait qu'il est difficile de m'attaquer, que vont-ils me dire ? Que j'ai inséré de la politique Est Africaine dans les Comics ? Ils ne sont pas aussi intelligents.
Peut-être que certains messages étaient moins subtils dans les Comics mainstreasm. Comme je le disais, nous observons tous ce phénomène du Comics Gate à partir de la France, mais nous avons aussi un petit groupe qui ne se proclame pas ouvertement du Comics Gate, mais qui suit activement le mouvement.
Ce qui me surprend beaucoup, est que ces gens qui vont cracher sur Marvel et leur diversité « forcée », vont à côté chez Bliss Comics lire du Valiant, aimer tes livres et dire que Harbinger est ce qui se fait de mieux, et ne comprennent pas que tu fais la même chose, que tu transmet des messages en élevant le niveau de narration. Peut-être que Marvel a marketé ça ou peut-être que les auteurs chez Marvel sont moins subtils que toi ?
A ce propos, je pense que beaucoup de ces personnes sont juste des tas de merde, ils ne lisent même pas de comics, et veulent seulement sauter dans une sorte de train en marche de guerre culturelle.
Ceux qui lisent vraiment, ils doivent lire du Marvel depuis qu’ils sont gamins, ils ont quelque chose en eux qui veut protéger Marvel. Cette itération de Valiant est plutôt récente, on peut donc aller plus loin avec. Je veux aussi ajouter que c’est parce que je suis un homme blanc, qu’ils ont donc plutôt cools avec. Mais que se passera-il quand une femme transgenre noire écrira un comics Valiant ? Et si elle écrivait exactement la même chose que moi, mot à mot ? Elle se ferait flageller alors que je ne le suis pas. Ça montre qui ils sont vraiment.
C’est en partie ce qui se passe de manière plus générale, où les choses changent. Les gens sont plus libres d’être qui ils sont, et cela crée une radicalisation des gens qui ne sont pas libres. Ils s’emprisonnent tous seuls dans leur propres politiques et pensées.
Ça permet peut-être aussi à des gens stupides d’être encore plus stupides et d’être acceptés tels quels.
Oui, exactement. Internet permet à des fétichistes qui aiment s’habiller comme des animaux pour avoir des relations sexuelles de se rencontrer et d’avoir une convention quelque part, et c’est charmant. De la même manière, ça permet aussi à tous ces trouducs de se retrouver et de créer ce qu’on a aux Etats-Unis, les Stormfront.
Spécialement dans le pays où le plus gros de ces trouducs est président.
Oui, exactement. Ils sont encouragés maintenant. Il y a plusieurs études qui montrent que les états ayant le plus voté pour Trump ont vu une augmentation du harcèlement et de la violence. Je l’ai souvent dit, c’est ce qui se passe quand une culture est en train de mourir. Je suis originaire du Texas, et nous avons un dicton, que je t’ai peut-être dit dans le passé « Rien de ne remue plus de poussière qu’un cheval qui a le feu au cul », comme un animal en train de mourir, le truc le plus dangereux qui soit, faut juste s’en éloigner et laisser mourir. C’est peut-être ce qu’on est en train de voir, et je suis optimiste à ce propos.
As-tu une interprétation politique à propos de la réussite de films tels que Venom ou Aquaman ? Car j’essaie d’y voir quelque chose. Venom est le film de super héros le plus stupide que j’ai jamais vu, et quand j’ai vu les gens qui l’aiment et le défendent, et regardé certains de leurs profils, c’étaient des gens qui soutiennent Trump. Je pense aujourd’hui que suivant les goûts culturels des gens, on peut deviner leurs opinions politiques.
Ça va être difficile pour moi car je n’ai vu ni Venom, ni Aquaman.
Tu n’en as pas besoin.
C’est comme ça que je l’ai senti. Les films commeVenom ou Aquaman sont faits tels qu’ils sont, car ils sont comme des hommes politiques, qui cherchent plus de votes possibles. Ils ne peuvent pas être courageux, ou audacieux. Ils doivent littéralement faire 300M$ de revenus, ou quelle que soit la putain de somme qu’ils coûtent. Et comment faire ça ? En allant vers le marché Chinois. Et comment y aller ? En ayant de l’argent Chinois mis dans le projet. Tu vois ce que je veux dire.
On se retrouve avec cette culture de l’ouest, une sorte de culture nihiliste, de gens qui ne veulent pas…je ne sais pas en fait ce qu’ils ne veulent pas putain. Ils ne veulent pas de gays dans les comics par exemple. C’est tout ce pan de la culture du divertissement avec une boucle de retour massive mais remplie de vide. Avec des thématiques fantômes, sans intention réelle.
Comme je le disais avant à propos de Urgence Niveau 3, je voulais que ce soit un moteur d’empathie. Je pense que tout l’art devrait faire ça. Ça n’a pas forcément à être comme UN3, à propos d’enfants enlevés par DAESH. Tu veux juste créer une émotion authentique, autre que « Oh, c’est spectaculaire », ces films nourrissent l’état d’esprit superficiel.
J’aime bien diviser l’art en traditionnel, et spectaculaire. Le traditionnel, c’est de parler du propos de ce que c’est que d’être humain. Tu peux faire ça avec des super héros, si tu fais un film avec Faith. Elle sauverait le monde bien sûr.
Ils vont le faire en fait.
Oui c’est vrai, et c’est super, je pense que le monde a absolument besoin d’un film à propos de Faith. Pour moi, cela serait plus traditionnel que spectaculaire, à cause de ce que tu dis à propos d’elle, ce qu’elle, ce que tu dis à ton audience.
Tu peux faire quelque chose de très intéressant à propos deVenom, mais l’ont-ils fait ? J’en doute, même si je ne l’ai pas vu, je lui donne donc le bénéfice du doute. C’est juste de la réalisation spectaculaire, c’est de l’art spectaculaire.
Pour moi, c’est comme manger des chips ou quelque chose comme ça. Mais ces gens aiment les chips, moi aussi j’aime les chips, je viens d’en manger un demi paquet. Tu ne peux pas vivre qu’avec ça, mais c’est littéralement notre paysage du divertissement aujourd’hui.
< Chapitre précédentUrgence Niveau 3 et l'engagement en comicsChapitre suivant >Goodnight Paradise et le modèle TKO StudiosEn parlant d’art, revenons aux Comics. Tu as pris part au lancement d’un nouvel éditeur : TKO Studios. Peux-tu me dire comment tu t’es retrouvé embarqué dans ça ?
Je travaillais sur le pitch de Goodnight Paradise, ça s’appelait Eddy avant, depuis 10 ans. Pour les lecteurs qui l’ignorent, c’est l’histoire d’un sans-abri, à Venice Beach en Californie où j’ai vécu pendant 17 ans. En cherchant son dîner dans une benne à ordures, il retrouve le cadavre d’un sans-abri, et dans une sorte de trip de maladie mentale où il doit gérer aussi son addiction à l’alcool, il résout accidentellement le meurtre.
On a donc ce mystère autour d’un meurtre, avec un casting de classique noir. Et en même temps, on parle de gentrification, de sans-abri, de déplacement de population, comment l’économie affecte les plus vulnérables d’entre nous. Actuellement aux Etats-Unis, le GDP (Gross Domestic Product – Produit Intérieur Brut) se porte très bien, c’est un index qu’on utilise pour mesurer la santé de notre économie. Notre GDP est très haut, donc notre économie va bien, mais nous n’avons aucun index pour mesurer notre niveau de bonheur. Nous avons un très grand nombre de sans-abris, nous traversons la plus large crise de drogues du pays depuis la guerre civile. Durant cette guerre, les vétérans blessés se sont retrouvés à prendre de l’opium et ont fini foutus par l’opium pour le reste de leurs vies.
Le comics parle de ces sujets, comment peut-on vivre dans la plus puissante économie au monde et être autant oubliés, n’avoir personne qui pense à nous ? C’est ce que j’ai essayé d’écrire depuis 10 ans. Karen Berger est la seule qui a montré de l’intérêt pour cette histoire, mais après Unknown Soldier, la période Karen Berger, Vertigo changeait. Je ne parle pas pour Karen, mais l’echo que j’ai eu à cette époque, j’ignore si c’est toujours le cas, est Vertigo cherchait uniquement des scénarios qui pouvaient être adaptés an série TV et ce genre de choses. Ce qui revient à ce dont nous parlions, faire des Comics pour les Comics, ça se perd. J’ai passé des périodes difficiles en l’écrivant, un éditeur m’a même demandé s’il pouvait avoir des super pouvoirs, genre un sans-abri avec des super pouvoirs, ce qui n’est pas ma vision. Un autre voulait en faire un ex-policier qui avait fait son temps, ce que je ne voulais pour Eddy. Pendant toutes ces années, mon éditeur de Unknown Soldier, Pornsak Pichetshote.
Oh, il a écrit Infidel.
Oui exactement, c’est mon meilleur ami. Si Unknown Soldier est aussi bon, c’est en partie grâce à lui. C’est le premier à qui j’ai parlé de ce livre, il l’a toujours aimé et m’a toujours soutenu. Karen Berger ne pouvait pas le publier à ce moment, c’était avant qu’elle ne rejoigne Dark Horse.
Pornsak connaissait Tze Chun, scénariste sur la série TVGotham, et il démarrait une nouvelle maison d’édition de Comics. Pornsak lui a parlé de mon scénario, Tze m’a contacté et nous avons déjeuné ensemble.Tze est le seul avec, Karen Berger, à me solliciter et à dire, c’est ce que je veux, parlons des sans abri à Los Angeles.
C’est une histoire universelle, mais si tu vies à Los Angeles, c’est particulièrement puissant, car nous sommes en plein milieu d’une épidémie de gens qui se retrouvent sans abri.
Tu allais à Venice Beach et discutait avec les sans-abris ? Peut-être as-tu vécu comme sans-abri pour une période pour voir comment c’est ?
Non je ne l’ai pas fait, car c’est plus difficile à comprendre comme expérience. J’ai vécu à Venice Beach pendant 17 ans. Un sans-abri a vécu à côté de ma maison pendant une longue période, et j’avais dû le défendre contre mes voisins.
En fait, la maison qui est dans le comic, sur le 18 Breeze, à côté de laquelle vie Eddy est mon appartement, sur 18 Breeze Avenue, enfin ça l’était. J’ai eu une relation avec les sans-abris de Venice pendant longtemps. A l’époque nous avions travaillé avec une organisation qui s’appelle « Poverty Matters », pour avoir accès à la culture des sans abri à Skid Row dans le centre de Los Angeles, où se trouve la plus grande population de sans abri en Amérique du Nord. C’est dévastateur.
Quand Alberto Ponticelli, l’artiste sur le comics avec qui je travaille depuis plus de 10 ans, est venu à Los Angeles pour une visite pour ce livre, je l’ai emmené dans ces zones où on nourrit les sans-abris la nuit, ensuite nous sommes allés dans le centre et avons travaillé avec « Poverty Matters », pour discuter avec les gens, entrer dans leur univers, sortir avec eux, voir ce qui se passait, prendre des vidéos de certains foyers illégaux dans le centre de Los Angeles. Il y a une scène dans le livre où une femme marche vers un foyer du centre de L.A., il s’agit d’une vidéo que nous avions prise.
Tu as vraiment vu des milliers de personnes parquées dedans ?
Oui, dans des chambres, c’est fou. Dans ces foyers illégaux, où elle mentionne qu’elle paie 200$ par mois pour un coin. Tous ces gens paient pour ça, ce n’est pas un service gratuit, c’est un service lucratif. Je dois mentionner qu’il y a également des églises en ville qui font des missions pour aider les sans-abris. C’était mon expérience, Pour être franc, j’ai écrit des histoires à propos de la tribu Acholie en Afrique de l’Est, du Kurdistan, des Yazidis, des Dinkas, tous ces beaux groupes ethniques fascinants, et leurs cultures.
Je peux t’arrêter ?
Oui
Je ne sais pas si c’est ce que tu allais dire, mais j’ai le sentiment que tous ces gens vivent très loin ailleurs, nous ne les entendons pas et ne savons pas grand-chose d’eux car ils sont loin. Et c’est pareil pour les sans-abris, mais ils vivent sous nos maisons.
Oui, c’est exactement mon point de vue, tu l’as bien saisi. Je dois travailler très dur pour ne pas donner une fausse représentation quand je parle d’une famille Yazidi. Pas seulement comment ils vivent et ce qu’ils mangent, mais aussi ce qu’ils pensent.
Je n’ai jamais été aussi libre en écrivant le type d’histoires que j’écris, que pendant l’écriture de Goodnight Paradise, je connais cette population, ça se passe juste à côté de chez moi, j’ai vécu avec pendant quasiment deux décennies. Il n’y a rien dans ce livre, y compris le meurtre, dont je n’ai pas été témoin ou qui m’a été rapporté de première ou seconde main. C’était plutôt facile à écrire. Pendant toute ma carrière, j’ai pensé à cette histoire telle que tu l’as décrite « Pourquoi dois-je aller à l’autre bout du monde ? ». Toutes mes histoires sont à propos d’humanité déplacée, d’humanité jetée aux oubliettes, de gens perdant tout ce qu’ils ont, vus comme n’en valant pas la peine par notre société, et voilà qu’un homme complètement rejeté par la société vit littéralement sur les marches de ma maison. C’est un travail fort, car la psychologie y est réelle. Les gens continuent de dire qu’ils apprécient que je n’aie pas romancé le fait d’être sans abri. Tu sais, c’est parce que je connais ces gens, c’est basé sur de vraies personnes.
Il vie dans la rue, il cherche toujours de l’alcool. C’est un alcoolique, et il est perdu. Mais tu essaie aussi de l’humaniser un peu car tu lui donnes une famille. Il avait une vie avant, et c’est peut-être pour montrer que n’importe qui peut se retrouver sans abri à un certain moment.
Oui, c’est ça. Il y a plusieurs types de sans abri, il y a beaucoup de choses non dites dans le livre, je ne voulais pas refaire l’histoire. Les gens ne vont pas commencer à parler de leurs vies en plein milieu d’une mystérieuse histoire de meurtre. La femme qu’il rencontre en centre-ville et qui lui paie la bière, celle qui vie dans le foyer, est basée sur une femme que nous avons rencontrée avec Alberto. Elle a fait ses études à l’UC Berkeley, sa mère est décédée, elle a perdu sa maison et tout. Maintenant elle cherche à trouver un travail et n’y arrive pas. Elle n’est pas comme Eddy, elle n’a pas des addictions ou une maladie mentale à gérer.
Et tu as Eddy, un bipolaire, probablement non diagnostiqué, qui se soigne lui-même par l’alcool, mais il n’est pas au courant de ça. A travers le livre, ce qu’on fait avec Eddy est que, lorsqu’il voit le meurtre, il entre dans un délire bipolaire maniaque, et on le voit planer de plus en plus haut. Et lorsqu’il résout le meurtre, et qu’on arrive à cette dernière page, la dépression commence. Quand tu fermes le livre, il va avoir une très longue période avec une très lourde dépression, ce qui va le pousser à boire encore plus, ce qui va encore plus endommager son foie, et Eddy va peut-être mourir sur la plage d’une insuffisance hépatique. C’est la vérité, à propos d’Eddy, il se saoule déjà la nuit pour dormir, son foie souffre déjà. Tout cela est non-dit, mais c’est la réalité d’Eddy.
Chacun dans ce livre a une raison différente pour être dans la rue, une personnalité différente, une relation différente avec la drogue. Une autre chose que je tiens à mentionner, car je pense que c’est l’histoire de l’Amérique, tout le monde dans ce livre est défoncé. Les investisseurs Suédois, dans cette fête techno sur un toit, boivent des cocktails, chacun prend du speed, du crack, de l’herbe, de l’alcool. Chacun dans ce livre est défoncé, et c’est la réalité de l’Amérique, la drogue, l’économie de la drogue.
Une chose intéressante à propos d’Eddy et de toute l’histoire, est que ces sans-abris ne sont pas écoutés.
Oui, ils sont invisibles.
Et tout le truc à propos d’Eddy, le fait qu’il enquête sur le meurtre, et est effrayé à l’idée que personne ne puisse l’entendre et écouter ce qu’il a à dire. C’est une idée très puissante, donner de la voix à ceux qui n’en ont pas.
Oui, tu es le premier critique à mentionner ça, j’apprécie vraiment que tu y sois arrivé. Je ne peux pas mieux l’exprimer que ce que tu viens de dire, c’est exactement ça. Eddy peut crier à propos du meurtre pour toujours, et c’est jusqu’à ce que Frankie l’entende, et elle l’entend car…je ne veux pas trop en dire. Mais c’est exactement correct.
Goodnight Paradiseest publié chez TKO Studios, qui ont une manière très particulière de vendre leur comics. Ça ne va pas au marché direct au détail, c’est une vente directe au consommateur.
Tu peux aller sur www.tkopresents.com
C’est une pub gratuite, ça !
Oui exactement, mais c’est une pub qui est du côté du consommateur, car tu peux lire tous les premiers numéros gratuitement, pas besoin d’acheter quoi que ce soit. Actuellement, il y a quelques magasins qui les proposent, mais ils ont des deals avec TKO.
Et ils l’ont vraiment demandé, et il y a même un marchand Français qui a commandé certains de vos livres.
Oui, je l’ai vu en ligne et j’ai beaucoup apprécié. Un des problèmes du modèle aujourd’hui est que le coût de la livraison vers l’Europe est prohibitif.
Oui, il y a aussi l’édition digitale et le TPB, ce qui n’est pas différent de ce qui se fait dans le marché des comics US. Mais aussi la boite spéciale avec les 6 singles imprimés séparément, et ça c’est une manière différente de consommer les Comics, qu’en penses-tu ? Peut-être en as-tu déjà discuté avec Tze Chun ?
Durant le déjeuner qu’on a eu, il m’a expliqué ce concept, et ça peut faire peur. C’est probablement le travail le plus personnel de toute ma carrière, à cause de Venice Beach et de tout ce dont nous avons parlé, je connais tellement bien cette communauté. Je ne veux pas écrire un livre comme ça pour que personne ne le lise, je veux que ce soit lu par un maximum de personnes, je veux que soit imprimé indéfiniment. Ça fait peur de faire ça avec un nouvel éditeur qui peut disparaître et emmener ton livre avec lui.
Spécialement, dans le domaine de l’indépendant aux Etats-Unis.
Exactement, n’importe quoi peut arriver. Mais une des raisons pour lesquelles je voulais le faire avec Tze, c’est ce nouveau modèle. Merde, jetons une bombe dans les comics, et laissons-la exploser. Je pense que c’est un modèle qui est bien fait, qui respecte les revendeurs, ça respecte toutes les générations de lecteurs de comics. En même temps, c’est une nouvelle manière audacieuse d’attaquer le médium, et je trouve ça excitant. C’est la deuxième fois que je prends part au lancement d’une nouvelle compagnie et j'adore ça, car je sens que nous ne sortons pas simplement un livre, nous impactons toute l'industrie, et j'aime ça, je le referais peut-être bientôt.
Etait-ce du teasing ?
Je ne sais pas, on verra, on en reparlera l'année prochaine.
C'était vraiment du teasing. Je pense qu'il y a un défaut dans le système. Les gens aiment attendre parfois le prochain numéro, et vous leur donnez tout en une seule fois. Et le second défaut que je vois est 'Que se passe-t-il si je veux une histoire en 12 numéros ?'
Je pense que le modèle avec 12 numéros peut marcher, et je te comprends.
Ou peut-être 24 numéros.
Oui, comme une maxi-série.
J'aime beaucoup ce que TKO me vend, grâce aux équipes créatives et au modèle, mais que se passe-t-il si je chercher le prochain Saga ou le prochain Walking Dead ? Si je cherche une ongoing avec une centaine de numéros, je ne trouverai pas ça chez TKO.
OK, deux points ici. Et je vais aussi répondre à ta question au sujet de l'attente du prochain numéro. Je ne parle pas pour Tze, mais je ne pense pas que le but est que toute l'industrie devienne TKO, il y aura toujours différents éditeurs proposant différentes choses et on peut tous vivre ensemble et prospérer. Tu pourras avoir tout ce que tu voudras, tu pourras avoir ta série de 100 numéros. Il y a de la place dans le modèle deTKO, et je parle pour moi uniquement, je ne parle pour personne chez TKO, d'avoir une sortie de 6 numéros, mais qui fait partie d'une continuité plus importante. Donc au lieu d'avoir 12 numéros par an, tu aurais 2 sorties par an. Tous les 6 mois, ou quel que soit le cycle de production, tu aurais tes 6 numéros. Ça serait comme lire Saga en plusieurs paquets au lieu d'avoir des numéros uniques, et c'est un modèle intéressant. Cela donne aussi la sensation d'attendre, genre attendre 6 mois pour une nouvelle sortie.
Quand j'étais petit, j'adorais Elf Quest, mais je n'ai pas lu les singles en noir & blanc. J'ai lu les sorties en format couleur et relié en de gros numéros. Et parfois, ça prenait énormément de temps pour que ces albums sortent. J'appréciais tellement l'attente, que je faisais exprès de ne pas lire les singles, même si j'allais en comic shop tous les Mercredis. Maintenant, si tu tiens vraiment à avoir une sortie mensuelle, un autre éditeur pourra satisfaire ce besoin.
Pour moi personnellement, c'est difficile d'attendre un mois pour une histoire 24 pages que je vais lire en 20 minutes et après je me retrouve de nouveau genre « Merde, je dois encore attendre ». Je ne crois pas que cela va disparaître, et je ne veux certainement pas mettre les Comic Shops à la rue. Je pense qu’ils sont des hubs cultuels où les gens vont se rassembler pour aimer cette culture. Je pense que celà est sauf. On peut avoir une baisse des ventes, ce ne sera pas la faute de TKO. On voit déjà aux Etats-Unis une baisse du nombre de Comic Shops, mais ce qu'on voit aussi, c’est qu’ils engagés, créatifs dans leur gestion, bien représentés, et où les gens se sentent comme à la maison dès qu'ils rentrent, qu'ils soient nouveaux lecteurs ou pas. Ces magasins prospèrent, font du bon boulot et se font une place dans la culture. Et il y a les magasins qui sortent des numéros tous les mois, justeMarvel et DC, ceux-là disparaissent, c'est comme ça que la culture fonctionne.
Le lancement de TKO suit une sorte de boom des éditeurs indépendants, car il y a eu plusieurs imprints l'année dernière, comme « Berger Books » chez Dark Horse, « Black Crown » de Shelly Bond chez IDW, et aussi Ahoy Comics qui essaie de changer la manière de consommer car ils publient des singles avec du comic et de la prose dedans. Le paysage des comics indépendants continue de se développer, mais est-ce qu'il y a de la place pour les comics indépendants à cause du marché du single ?
Car les chiffres de 2018 sont sortis, financièrement, le single a généré un peu plus de chiffre d'affaire qu'en 2017, mais en nombre d'unités commandées par les revendeurs, il y a eu une baisse de quasiment 6%. Les revendeurs commandent moins de singles car les gens en achètent moins, ils sont plus chers, spécialement chez DC et Marvel. Y a-t-il une place pour les comics indépendants sur le marché du single ? Et est-ce pour cette raison que TKO fait l'impasse dessus en publiant directement que des TPB ou des box de singles avec des récits complets ?
Super question, je n'ai peut-être pas toutes les infos du côté business. Je ne connaissais même pas ces chiffres, car je ne pense pas beaucoup à ça, je devrais probablement d’ailleurs. Actuellement, je pense qu'on consomme du divertissement en mode « Binge », il y a de moins en moins de pièces de divertissement avec une sérialisation de chapitres où il faut attendre. Je ne sais pas quel degré de patience il y a avec la culture, le groupe de gens qui veulent cette « attente » mensuelle doit être de plus en plus petit. Je ne sais pas ce qui arrive à ce marché, s'il y a encore assez de gens pour le garder en vie. En tant qu'auteur, je sais que j'ai écrit Goodnight Paradise comme des singles classiques, je ne l'ai pas écrit comme un numéro complet, car j'ai bien cette structure. Je n'aime pas attendre un mois, mais j'aime bien la structure en numéros. Un numéro avec un début, un milieu et une fin, mais qui parle d'une histoire plus importante. Ça serait triste de voir ça partir et de devoir écrire des histoires complètes uniquement.
Je ne sais vraiment pas quelle direction prendra le marché, ni comment réagiront les acteurs, je n'ai pas jamais été très bon pour ça. Je ne crois pas que TKO doit imposer sa manière de publier au marché, mais plutôt servir une niche où tu ne dois pas aller au comic shop tous les mois, ce qui une expérience très plaisante. Personnellement, je n’y vais pas toutes les semaines par exemple, j'aimerais bien mais je ne peux pas.
Tu peux consommer cette histoire en une seule fois, et tu peux l'avoir dans n'importe quel format. Je pense qu'ils tout ce qu'ils peuvent, sauf te donner cette expérience mensuelle, que tu peux bien sûr faire en lisant un single par mois.
Oui bien sûr, mais il faut avoir une discipline stricte pour ça.
Et une grande force intérieure.
Et il n'y a pas de pubs dedans.
Non, même pour les autres livres TKO, ce qui est plutôt fascinant. C'est un beau produit, qui est légèrement plus grand que la moyenne, pas pour votre marché en France, mais pour les Etats-Unis. Ils sont très beaux. Je sais qu'on a eu quelques commentaires négatifs aux Etats-Unis car les singles ne rentrent pas dans les boites de rangement classiques. Mais ils arrivent dans une belle boite collector, j'espère que ça va satisfaire les gens.
Est-ce que c'est en creator owned, où tu as tous les droits sur Goodnight Paradise et tu peux faire ce que tu veux avec ?
Non, ça ne l'est pas. Je ne détiens pas complètement les droits sur Goodnight Paradise. Je préfère laisser TKO communiquer sur leur politique, mais j'en parle juste pour préciser que j'ai fait un choix personnel, de travailler avec eux même si je suis à l'origine de l'histoire à 100%. J'aurais pu le faire avec « Image Comics », ou par un autre moyen où j'aurais gardé mes droits. Mais je voulais faire partie de ce lancement, j'ai beaucoup apprécié Tze et Sebastian Girner, l'éditeur. A l'époque, il n'y avait que moi et Alberto, Giulia Brusco et Steve Wands n'étaient pas encore avec nous, et je voulais qu'Alberto soit payé, alors j'ai pris le deal.
Est-ce que c'est quelque chose que tu vas faire à l'avenir, peut-être avec Image Comics ?
J'aimerais beaucoup, oui, mais je dois trouver comment faire payer mon équipe artistique, c'est ça le problème. J'ai des amis qui ont mieux réussi que moi financièrement dans le domaine du comic book, et j'envie vraiment leur capacité à pouvoir payer quelqu'un. Je ne veux pas partager le business de qui que ce soit, mais nous avons discuté plus tôt d'un ami à moi qui a eu une très grosse réussite l'année dernière, Pornsak était producteur TV avant, il a un revenu qui lui permet de payer des artistes. D'autres amis à moi ont bien réussi et peuvent faire ça. Moi, je ne suis pas dans une situation financière qui me permette de le faire.
Tu es en train de dire que lorsque vous faite un comics, l'artiste n'est pas payé avant ?
Si, il est payé à la page. Il y a une ou deux choses que je peux faire. Comme, essayer de convaincre un artiste d'attendre et de se faire payer à la fin. Bien sûr, je donnerai les droits à cet artiste, enfin ils les auraient quoiqu'il arrive. Si j'avais les droits sur Goodnight Paradise, Alberto les auraient aussi bien sûr. Mais c'est beaucoup demander à un artiste. Et puis il y aussi le Crowdfunding, que je ferai peut-être un jour, mais honnêtement je n'aime pas trop ce modèle.
On a vu plusieurs scénaristes ou artistes démarrer leur projet par un Kickstarter ou Indiegogo. Ce n'est pas quelque chose que tu veux faire ?
Ce n'est pas quelque chose que je veux faire, je le ferai éventuellement un jour. Ça me fait un peu bizarre d'aller voir le lecteur pour lui demander de l'argent avant que le produit ne soit fini, je sais que c'est un complexe personnel. J'ai aussi vu des amis le faire, c'est un vrai boulot, il y a beaucoup de travail derrière. Moi je veux faire du comics, je ne veux pas faire de la compagne de promo Indiegogo, je ne veux pas inonder mes réseau sociaux de messages type « S'il vous plaît, donnez-moi de l'argent », je ne suis pas un harceleur, je hais le harcèlement. C'est une réalité, j'ai quelques projets où je sais qu'aucun éditeur ne me suivra dessus, ils sont juste trop dingues. J'ai déjà du mal à trouver des artistes pour le faire. A ce niveau, j'envisagerai peut-être plus sérieusement ce modèle de financement, mais pour l'instant je ne préfère pas personnellement.
Qu'appelles-tu trop risqué ou trop fou ?
Je ne peux pas en parler pour l'instant. Il y a deux projets en particulier. L'un des deux est prêt à démarrer, il faut juste que je trouve un artiste qui veuille le dessiner. Ils ne sont pas traditionnels, ils ne sont pas facilement adaptables en film, et ils sont rythmés différemment. Le premier est un comicbook horrifique, qui est très lentement rythmé jusqu'à ce que ça s'emballe et devienne horrible, ça va être génial.
Comme « Hereditary » peut-être ?
J'adore ce film, j'en suis un grand fan.
Car il n'est assez lent mais les vingt dernières minutes sont folles.
Mais ça te donne un coup de jus. Ça serait similaire, mais ça reste quand même unique. Plus proche d'un « 2001 : Odyssée de l'Espace » de l'horreur.
Il y a un autre projet mais je ne me sens pas encore prêt à en parler. Je sens que pour ces projets, je vais devoir trouver un moyen de financement radicalement différent pour les lancer.
On est donc sûrs de te voir faire des comics pendant les années à venir.
Carrément oui.
Tu ne vas pas te mettre à écrire des séries TV ?
Je pourrais peut-être faire ça juste pour le chèque.
On parle de « Urgence Niveau 3 » et d'autres projets politiquement engagés, et mon collègue me disait avant que la question qui se pose immédiatement ici est : pourquoi tu n'écris pas pour des séries TV ?
Je n'y suis pas opposé. Ça serait vraiment amusant de travailler avec des acteurs. J'aime beaucoup les gens et ce qui me manque le plus dans les Comics, ce sont les visages humains. On peut en dessiner bien sûr, mais il n'y a rien de comparable à un visage humain. C'est excitant, mais je ne m'éloignerai jamais des comics.
C'est tout ce qu'on veut entendre ici.
Si je peux faire les deux, ça sera top et très excitant.
Merci beaucoup pour ce temps passé ensemble à parler de tes travaux. Et je ne peux qu'espérer qu'un éditeur français publie « Goodnight Paradise ».
Oui, j'adorerais ça. Moi, je veux qu'il soit publié, mais ça ne dépend pas de moi. Merci beaucoup.
< Chapitre précédentComicsgate, politique et comicsBienvenue, nous sommes très heureux aujourd'hui d'avoir Joshua Dysart avec nous. Bonjour Joshua.
Hey, merci de m'avoir invité.
Nous allons parler de toi, de tes travaux et de tes réflexions sur ce qui se fait dans le monde du comicbook, ainsi que tes derniers travaux comme « Urgence Niveau 3 » et « Goodnight Paradise » qui vient sortir chez TKO Studios.
Avant tout, tu es très connu pour le travail que tu as effectué chez Valiant Comics pendant les années passées. Il y a aussi un gros titre qui sort dans un ou deux mois [la semaine dernière, nda] : « The Life and Death of Toyo Harada ». Tu as déjà mentionné ce projet il y a environ un an et demi lors de notre rencontre à la Comic Con Paris en Octobre 2017, et tu ne pouvais pas en dire beaucoup. Que peux-tu nous en dire aujourd'hui ?
Je ne peux toujours pas en dire beaucoup car je veux que ça soit une surprise, et je veux que les gens soient pris dedans lorsque ça sortira. C'est le tour d'horizon définitif de tous mes travaux sur le côté Psiotique de l'univers Valiant. C'est un peu le summum de mon travail avec Toyo Harada. Donc, si vous êtes un fan de Harbinger ou un fan de Imperium, beaucoup de personnages d'Imperium seront de retour. Et si vous êtes un nouveau lecteur, ça sera très bien aussi car ça sera une histoire de science-fiction dingue, avec un peu de politique. Je pense que ça sera vraiment incroyable.
Ça a pris beaucoup de temps du lancement à la publication. Que s'est-il passé ? Est-ce que c'était à cause de l'écriture ? Ou bien les artistes prenaient beaucoup de temps ?
Pendant que j'écrivais Imperium, j'ai pitché cette idée pour une dernière histoire, ç'aurait été ma manière de terminer mon run, et c'était une version beaucoup plus succincte par rapport à ce qui sort maintenant. Ensuite, « Imperium » a été annulé et je n'allais plus faire cette histoire.
Nous avions commencé à travailler dessus, avec Warren Simons (l'éditeur à l'époque). Dinesh Shamdasani était encore le PDG de Valiant. Je ne sais pas à quel point vos auditeurs connaissent l'histoire de Valiant, mais à l'époque, le propriétaire était différent et la ligne éditoriale était complètement différente.
Nous avions commencé à réfléchir à sortir cette histoire en standalone, comme un projet épique, et nous sommes arrivés à ce format : Toyo Harada échoue à sa troisième tentative de conquérir la planète, il fait une rétrospective de sa vie, avec des flashbacks que nous utiliserions pour ramener pleins de super artistes. Cela nous permettait enfin de raconter cette histoire épique avec une narration profonde à plusieurs niveaux.
J'ai découvert qu'on peut faire un comicbook plus littéraire et plus dense en jouant avec une narration non linéaire dans le temps. Cela permet au lecteur d'expérimenter une histoire avec un large canevas.
Nous avons commencé à travailler de cette manière, maisDinesh est parti et l'éditorial a changé. Je ne savais plus ce que j'allais faire et ce qui se passait. J'étais en train d'écrire cette histoire et une nouvelle équipe éditoriale est arrivée, il y avait beaucoup de bouleversements.
Pour être honnête, je suis un auteur plutôt lent par rapport à d'autres, et il y avait du changement de management chez Valiant. Finalement, ce titre est passé par six éditeurs différents pendant son écriture. Chose intéressante avec tous ces changements (allers retour d'éditeurs, changement de propriétaire), il fallait constamment se battre pour garder le comics en vie.
On pourrait penser que l'histoire a changé avec tout ça, mais je suis persuadé que nous avons fait la meilleure série possible.
Depuis le premier éditeur jusqu'au dernier, l'histoire n'a pas du tout changé ?
Elle a changé, mais pour devenir meilleure. On a eu tout ce temps, pour repenser de meilleures idées. Je pense qu'en général, un travail qui prend une année (du moment qu'on ne le repense pas plus que nécessaire) sera de meilleure facture qu'un travail qui prend trois ou quatre mois. Aussi parce que parmi tous ses éditeurs qui sont passés, certains avaient de très bonnes idées.
Une des meilleures séquences de flashback du livre, est le résultat d'un changement, car mon éditeur à ce moment (Kyle avec qui j'avais très peu travaillé) n'aimait pas la séquence que j'avais écrite initialement. J'ai donc dû la réécrire, ce qui m'avait énervé à l'époque, mais je la considère aujourd'hui comme la meilleure séquence car nous avons beaucoup travaillé dessus.
C'est un des rares cas où un comicbook s'améliore grâce aux bouleversements tumultueux que subit le management et l’éditorial d’une maison d’édition. Et le dernier avec qui je vais franchir la ligne d'arrivée s'appelle Karl Bollers, il est fantastique, c'est lui qui apporte tout l'art autour du projet. Ça va être génial.
Penses-tu que le rôle d'un éditeur soit d'apporter des changements à l'histoire ? Car je comprends que chez Valiant, tu dois apporter des ajustements pour être en ligne avec la continuité de l'univers. Est-ce le cas pour Life and Death ? Car ça semble être une histoire prestigieuse sortie en one-shot sans considération pour le reste.
A cause de son temps de production, il est impossible de synchroniser cette histoire avec le reste de l'univers. Il y a un personnage important dans notre histoire qui est mort entre temps dans l'univers Valiant, on va juste laisser ça tel quel.
On espère que le lecteur pourra comprendre, ou on mettra peut-être une sorte de note dans la version finale, que l'histoire se situe à un certain point de la chronologie de l'univers Valiant.
Je pense que le rôle d'un éditeur en général, et spécialement lorsqu'il s'agit d'un univers partagé comme Valiant, devrait aider à découper une histoire. Je pense que d'autres auteurs ne seront pas d'accord avec moi, mais moi j'aime quand un éditeur challenge mon histoire, j'aime avoir des remarques. Je pense que même une mauvaise remarque cache une bonne raison, qui a amené sa formulation.
Les éditeurs peuvent donner la pire version de leurs remarques, ce qui est souvent le cas, qui semblent complètement stupides. Mais si tu t'assois, et que tu réfléchis bien au contenu de ces remarques, tu vas voir les problèmes. Il n'y aucun souci à revoir ton script dans tous les sens pour le rendre meilleur. Je pense qu'un bon éditeur est un bon casseur d'histoire. « Editeur de comics », avec le nombre de casquettes à porter, est un travail fou.
Ensuite, il y a l’univers partagé chez Valiant, DC ouMarvel, où tu dois savoir ce qu'il se passe avec tous les autres comics, et tu dois t'assurer que ton auteur le sache et ne le contredise pas. Je n'ai jamais été très bon pour opérer à l'intérieur d'un univers partagé, comme Valiant. Je suis fils unique, je n'ai pas l'habitude de jouer avec les autres. ChezValiant, nous faisions un sommet quelques fois par an, où tous les auteurs se réunissaient. Ça nous aidait énormément à garder un tout cohérent, en partageant nos idées. Parfois, tu ne savais plus où se termine l'idée de l'un et où commence celle de l'autre car nous passions 2 ou 3 jours dans une pièce à en parler.
Je crois qu'ils ne font plus ça et je trouve que c'est une honte, car c'était une des forces de l'univers partagé.
Finalement, oui, un éditeur fait beaucoup de choses pour un comicbook, c'est un travail de dingue.
As-tu remarqué des changements notables dans le fonctionnement de Valiant depuis l’acquisition par DMG ? Et les départs de Warren Simons et Dinesh ?
Je ne suis pas assez impliqué pour voir ça, je sais qu’il y a eu du mouvement du côté des éditeurs, certains sont partis et d’autres sont arrivés. Ils essayaient de trouver la bonne équipe, et c’est normal. Ils ont dû embaucher des éditeurs rapidement après leur arrivée, et maintenant que l’équipe est en place depuis un moment et qu’ils ont vu son travail, ils peuvent faire quelques ajustements. Les gens qui sont là maintenant sont vraiment géniaux, je pense que Karl et Robert sont vraiment géniaux.
Robert Meier ?
Oui Robert Meier et Karl Bollers, ils sont vraiment géniaux.
S’ils n’étaient pas géniaux, tu ne le dirais pas.
Je ne dirais pas qu’ils sont géniaux, mais je ne dirais pas qu’ils ne sont pas géniaux, exactement.
Il y a de gros investisseurs chez les éditeurs comics aujourd’hui. DMG, une entreprise Chinoise pour l’univers Valiant, Disney pour Marvel et Warner Bros pour DC Comics. Ne penses-tu pas qu’il y a une sorte de danger pour la production des comics ? Qu’ils ne soient plus dédiés pour raconter des histoires mais plus pour vendre des films ou des adaptations ?
Si, je le pense absolument. Premièrement, je pense que c’est un danger plus global, le corporatisme de tous les domaines. C’est fou comment les corporations sont capables de consolider leurs ressources, de consolider leur pouvoir globalement, c’est problématique pour plein de domaines, et ça l’est pour l’art en particulier. Il reste très peu d’endroits dans le marché Nord-Américain où tu fais du comicbook uniquement, où lorsque tu pitche un nouveau comicbook, la personne en face ne va pas se demander si ça fera un bon film ou une bonne série TV. C’est actuellement un positionnement très difficile pour le médium.
C’est une mauvaise période pour être écrivain, il y très peu d’endroits où tu peux écrire pour être payé, et non pour l’intérêt d’une entreprise importante. C’est dur pour le type d’histoires que j’aime raconter.
Parfois, je suis antagoniste au corporatisme, à un système global et homogène de valeurs. Particulièrement lorsqu’on essaie de faire du méga divertissement pour le marché Chinois, Nord-Américain ou Européen. Il s’agit de marchés très différents avec des valeurs très différentes et, franchement, des modèles gouvernementaux très différents qui permettent des formes d’expression différentes.
Donc oui, c’est très problématique et j’essaie juste de naviguer dedans du mieux que je peux. Je ne sais pas si ça sera mon dernier travail chez Valiant.
C’est la question que j’allais poser.
Je ne sais pas actuellement, je ne saurai pas le dire. J’aime beaucoup les gens présents chez Valiant actuellement, les gens qui produisent les comics dans les bureaux. Mais, je ne me suis toujours pas réconcilié avec ce qui est arrivé chez Valiant.
Il y a ce truc américain, et je ne parle pas de DMG et tout, cette tradition américaine où une jeune personne avec une vision part de rien pour construire quelque chose, et un gangster vient ensuite la lui prendre. C’est comme ça que l’Amérique s’est construite. Mais je ne dis pas du tout que ça ait un lien avec Valiant.
Non c’est n’est pas ce que tu es en train de dire [ironique]
Non, c’est ce n’est pas ce que je suis en train de dire.
Mais tu as un grand sourire qui le dit.
Oui, (Rires)
Qu’est ce qui t’as le plus attiré chez Valiant ? Qu’est ce qui t’a fait aimer cet univers quand tu as commencé à travailler dessus ? Tu as travaillé pour DC et Vertigo avant, mais qu’est qu’est-ce qui t’as emmené vers Valiant à ce moment ?
Je ne l’ai pas fait, je n’aimais pas l’universValiant, j’avais juste besoin d’un boulot, c’est tout.
Warren Simons m’avait appelé, je ne le connaissais pas encore. C’était peut-être la première fois que j’établissais une relation avec un éditeur avant d’avoir un travail. On venait de terminer Unknown Soldier chez Vertigo, et pour être honnête, j’avais beaucoup de mal à trouver du travail après, et c’était frustrant. Unknown Soldier avait été nommé pour 3 Eisner Awards, nous avions gagné plusieurs prix par ailleurs, nous étions constamment mentionnés au NY Times, à la BBC. J’avais aussi eu des discussions avec CNBC Africa au sujet des enfants soldats. Je pensais que nous avions quelque chose de très intéressant, mais en réalité, le marketing intermédia pour susciter de l’intérêt n’a pas attiré de nouveaux lecteurs en dehors du monde des comics, et les lecteurs réguliers l’ont trouvé trop déprimant ou quelque chose comme ça.
Est-ce que ça s’est bien vendu ? Car il y a toujours ce décalage entre les nominations pour des prix et les chiffres de ventes.
Je pense que nous sommes restés une année de plus que ce que nous aurions dû. Karen Berger qui était chez Vertigo à l’époque croyait dans ce comicbook, s’est battue pour, et nous a permis de rester pendant une année supplémentaire.
Une fois terminé, je ne sais pas, les gens me voyaient peut-être comme trop sérieux. Ou peut-être le fait d’être allé en Ouganda avec les enfants soldats m’a mis des gens à dos. En définitive, je n’arrivais pas à trouver du travail.
Quand Warren m’a appelé pour me proposer de travailler sur comicbook de super héros pour adolescents, je croyais que c’était un pari fou pour un éditeur. Je ne savais pas si je pouvais le faire, mais j’avais vraiment besoin du boulot.
Dans l’univers original Valiant, j’avais beaucoup aimé le travail de Barry Windsor Smith. J’avais lu ça dans les années 1990 et c’est tout ce que j’en connaissais. Je suis un grand fan de David Lapham, mais je n’avais jamais lu ce qu’il avait fait sur Harbinger. Je ne le connaissais pas jusqu’à ce qu’il fasse Stray Bullet.
Pour être honnête, j’aurais probablement refusé la proposition si j’avais d’autres opportunités, et je suis content de ne pas en avoir eues. C’était une aventure fantastique, j’aime beaucoup les personnages et ce que nous avons construit. Je crois que nous avons construit quelque chose d’unique.
Lorsque Warren m’a appelé, je pensais que le monde n’avait pas besoin d’un nouvel univers partagé super-héroïque. Nous fait quelque chose de différent et nous avons justifié notre position sur le marché, c’était une expérience fantastique.
En tant qu’auteur, comment écris-tu tes scripts ? Et comment travailles-tu avec tes artistes ? Est-ce que le fais à la manière Marvel, en laissant l’artiste faire les scènes, ou est-ce que tu écris des scripts très détaillés où tout doit être comme tu le décris ?
C’est un peu entre les deux. Mes descriptions de cases sont un peu plus détaillées qu’un simple résumé. Un de mes meilleurs amis dans l’industrie, Jeff Lemire, a des scripts très peu détaillés. Moi, je préfère donner une image, pas de la scène et l’environnement car je pense que c’est le travail de l’artiste, mais je veux communiquer une idée émotionnelle à l’artiste.
Lorsque j’ai commencé, on m’a dit que je ne devais surtout pas écrire quelque chose qui ne puisse être dessiné. Je déteste ce conseil, c’est un conseil horrible. J’aime expliquer à l’artiste ce que je veux, je peux donner des tonnes de descriptions qui n’ont rien à voir avec le dessin. Ça peut être un sentiment, une idée, un concept ou bien ce que je pense de ce moment. Et j’espère que ça va inspirer l’artiste.
Pourtant, la plupart du temps, je préfère laisser les artistes s’approprier l’histoire et faire ce qu’ils veulent, car on peut toujours changer le script ou le lettrage. Si un artiste décide de changer toute une page, ça me va du moment que l’intention et le thème restent présents.
Mes scripts décrivent case par case, ce qui se passe et comment je veux que les choses soient agencés, et ils incluent une idée émotionnelle pour l’artiste pour essayer de communiquer.
Aussi, il y un détail d’ordre technique et pratique que j’arrive à respecter dans 90% des cas, c’est d’écrire le script d’une page du comicbook en une seule page de papier, afin que l’artiste puisse la coller sur sa table de travail et avoir une vie d’ensemble de ce qu’il doit dessiner. Et moi, ça m’aide à quantifier le contenu d’une page.
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