Présent au Festival Super-Héros (avec PopCon 2019) ce weekend, l'illustre Bruce Timm, reconnu dans le monde entier pour les séries animées DC Comics telles que Batman, Superman ou Justice League, poursuit toujours aujourd'hui son travail - avec un nouveau film, Justice League vs Fatal Five, bientôt disponible par chez nous. L'occasion était à ne pas manquer, et c'est avec un immense plaisir que nous avons pu profiter d'une entrevue exceptionnelle avec Bruce Timm, que nous avons la fierté et le plaisir de vous partager aujourd'hui.
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Bonjour Bruce, et merci de nous accorder de ton temps. J'ai une première question très générale. Ça fait maintenant des années que tu travailles dans l'animation avec les personnages DC Comics. Comment entretiens-tu cet amour de ces personnages, pour divertir les fans avec eux ?
C'est un challenge, des fois. Si je fais des projets trop similaires à la fois, j'essaie toujours de les aborder avec un angle différents. Beaucoup des derniers films que j'ai fait sont des adaptations d'arcs de comics, et c'est intéressant de voir que chacun apporte son propre challenge : va-t-on rester au plus fidèle du matériel original, ou allons-nous faire des modifications parce que certains aspects ne se traduiraient pas aussi bien sur l'écran ? D'une façon, c'est déjà ça qui permet de garder l'ensemble intéressant.
Avec notre dernier film, Justice League vs Fatal Five, on a opéré une forme de retour à notre ancienne série d'animation, Justice League Unlimited. Et c'est très excitant d'y retourner, de reprendre le même casting vocal qu'à l'origine, de retrouver ces personnages. Ce n'est donc pas trop difficile, il suffit parfois de changer quelques choses. Ce serait plus difficile si je devais refaire une série TV avec les même personnages, et de les retrouver chaque semaine. Avec ces films, ça permet de maintenir mon intérêt continu.
Peux-tu m'en dire un peu plus sur la genèse de Justice League vs Fatal Five ?
C'est intéressant parce qu'à la base ça ne devait pas être une continuation de la série animée Justice League, ça devait simplement être un film en stand alone. On avait pas vraiment de point de départ, pas d'histoire que nous voulions adapter. On discutait beaucoup de l'histoire en s'échangeant des idées, mais on n'en avait pas vraiment de bonne qui émergeait. Dans un geste de désespoir, on s'est tourné vers le guide "Who's Who in the DC Universe" - ça nous aide parfois pour trouver de vrais bons vilains à opposer à la Justice League - à la recherche d'une bonne équipe de vilains, et on est tombé sur les Fatal Five. On a commencé à travailler dessus, en se disant que si on les utilisait, comme ils viennent du futur, que notre histoire parlerait de voyage dans le temps, qu'il devrait y avoir des implications avec la Legion of Super-Heroes. A ce moment, on n'avait toujours pas fait de liant avec l'ancienne série Justice League, puisque les deux personnages principaux sont Star Boy de la Legion, et Jessica Cruz, la nouvelle Green Lantern.
Il fallait donc trouver une façon de donner leur voix à la Trinité. Et on s'est dit qu'on allait ramener le casting original de Justice League : Kevin Conroy, Susan Eisenberg et George Newbern. Mon idée ensuite était de réutiliser les designs d'un film qu'on avait fait par le passé, Justice League : Crisis on Two Earths, parce que je ne voulais pas que ça ressemble aux films New 52 que fait DC depuis plus de cinq ans. Je ne voulais pas que les gens le confondent avec cette continuité, même s'ils ont été faits par le même designer. Mais j'aimais ceux qu'il avait fait pour Crisis on Two Earths - ils sont assez différents, ça aiderait le public à bien faire la différence. On est donc allés dans cette direction puis le producteur des films DC façon New 52 est venu me voir et m'a dit "tu ne penses pas que les gens vont être déroutés par les designs de Phil et les confondre avec nos films ?" - et je savais au fond de moi qu'il avait raison.
On était déjà dans la production à ce moment, on avait déjà rassemblé le casting vocal original et la seule chose que nous pouvions faire alors était de reprendre les designs de la série animée Justice League. Ce qui a vraiment payé au final, puisque ça nous a permis d'utiliser des personnages qu'on avait en stock, pour les arrière plans, et c'est important puisque ces films sont très serrés au niveau du budget, on n'a pas les moyens de se refaire tout un stock de personnages pour les fonds. Avec mes séries télévisées, on a 20 ans de stock characters à notre disposition. On a faits quelques ajustements pour que ça s'intègre mieux dans cette continuité de Justice League. Ça a été assez compliqué mais je pense que ça a été pour le mieux, et que le public appréciera de retourner à cet univers.
Tu ne souhaitais pas moderniser les designs des personnages que tu as réutilisés ?
A vrai dire, non. Parfois lorsque je regarde d'anciens modèles je les trouve horrible, mais ça n'a pas été le cas ici. Je le dis souvent, mais de toutes les séries sur lesquelles j'ai travaillées, c'est Justice League Unlimited que je préfère. Je ne regarde jamais mes anciennes séries, mais parfois je me refais un peu de Justice League malgré tout. J'aime beaucoup le travail accompli avec James Tucker et tous les autres. On n'a vraiment pas ressenti le besoin de retravailler quelque chose sur ces designs.
Penses-tu que le grand public puisse avoir des difficultés à saisir ce qu'est la Légion des Super-Héros ? Ce n'est pas compliqué de présenter ce genre de personnages - alors que tu en as déjà introduit une tonne avec JLU...
J'essaie toujours de garder cette idée en tête, notamment lorsqu'on pave l'histoire. On essaie de se rappeler que tout le monde n'est pas un fan de comics, ou n'a pas une grande connaissance de l'univers et de ses personnages. On essaie de garder l'histoire cohérente de façon à ce que quelqu'un qui ne connaît pas les comics puisse suivre le déroulé malgré tout. Je suis assez mauvais pour savoir si on a réussi à cet aspect. Dans le film, il y a une ellipse de 10 mois dans le présent de l'histoire, et on savait que ce serait un challenge pour le faire comprendre au spectateur. Parce qu'on avait littéralement pas la place de mettre une banderole "dix mois plus tard" à l'écran, ça ne fonctionnait pas. Mais je crois qu'on s'en est bien sortis, les premières critiques sont encourageantes.
De la même façon que Justice League vs Fatal Five poursuit JLU, on peut voir ton film Batman & Harley Quinn comme un successeur spirituel de Batman : the Animated Series. Tu as une envie de revenir à l'ambiance de tes anciennes séries animées par moments ?
C'est délicat. Le truc, c'est que Batman & Harley Quinn avait une autre tonalité, c'était plus irrévérencieux, plus edgy, et je savais que ça allait automatiquement le séparer de Batman : TAS. Les gens ont un amour profond de cette série animée, et c'est quelque chose que j'ai fait il y a si longtemps, avec un groupe de personnes complètement différent, auxquelles je n'ai plus accès puisqu'elles sont parties ailleurs - et certaines sont parties également - et ça fait que je n'ai vraiment pas envie de revenir à Batman : TAS. Je veux dire, Batman & Harley Quinn est aussi proche de la série que ce que je souhaite, il y a quelques mélanges avec la vieille Batmobile, mais un nouveau design pour Batman. C'est ce que je peux faire au plus proche, avec toutes ces petites différences.
Pour Justice League Unlimited c'est un peu différent, parce que le spectre des personnages de cet univers est bien plus vaste. C'est parfait pour faire un film. Si les gens se disent qu'ils en ont marre de Batman, Superman et Wonder Woman, ça nous permet de ramener d'autres personnages, à qui on ne pourrait pas confier à eux seuls un film, mais qui peuvent s'intégrer avec la Justice League.
C'est pour ça que je parlais plus de successeur spirituel, si on ressent une atmosphère, il y a malgré tout des différences. D'ailleurs dans tes derniers films je trouve que le ton est souvent plus difficile, et la violence plus crue. A qui penses-tu aujourd'hui que tes films s'adressent ?
C'est assurément destiné à un public plus vieux que celui des anciennes séries animées. La décision vient plutôt des décisionnaires chez Warner Home Video, car ils pensent que c'est notre meilleur atout de viser un public un peu plus âgé que les jeunes enfants. On essaie quand même de garder en tête que ça ne doit pas être trop violent pour que les enfants puissent les voir. J'utilise les films Marvel comme référence : il y a des gros mots, de la violence, parfois des morts, mais personne n'a dit qu'il ne faut pas emmener des gamins voir Captain America ou Iron Man ! Ce sont des choses en tout cas qu'on peut se permettre, bien plus que si on faisait ça pour la TV, pour des enfants. Le monde est un peu plus mature aujourd'hui, et on a plus les restrictions qu'on avait il y a 20 ans.
Tu parlais en effet de la censure dans ton grand entretien (Modern Masters) avec Eric Nolen-Weathington. Tu n'as plus ce genre de problèmes ?
Non pas vraiment. A chaque histoire où l'en sent qu'on va devoir pousser vers un contenu plus adulte, on fait en sorte de se mettre au clair à l'avance avec ceux de Warner Home Video et DC Comics. The Killing Joke était le premier à être Rated R pour des raisons évidentes, et c'était une expérience. Personne ne savait comment ça allait fonctionner, et ça a été un gros succès. Depuis, on est un peu plus ouvert à l'idée, mais tout film n'a pas besoin d'être "adulte". Le seul qui l'ait été ensuite a été Gotham by Gaslight, pour le reste on a une assez bonne idée de ce qui est acceptable et ce qui passera à la MPAA ou non. On doit parfois enlever un peu de sang, c'est tout.
D'un point de vue créatif, il y a une grosse différence à faire un film Rated-R comparé à un film PG-13 ?
C'est intéressant car tous les autres producteurs ont leurs propres préférences. Personnellement, je trouve toujours un peu bizarre que dans un film de super-héros, avec des personnages qui portent ces costumes colorés, tu te retrouves avec du sang et des tripes un peu partout. Sur le langage, je suis moins regardant : tout le monde dit "cul" ou "bordel" de temps à autre. Mais d'autres producteurs, puisqu'ils ont un peu plus de marge de manoeuvre, tiennent vraiment à en profiter : "je veux des cerveaux qui explosent" ! Je n'ai pas besoin de ça, je préfère rester un peu propre, c'est probablement mon inclination naturelle. A moins bien sûr qu'il s'agisse d'une histoire plus sombre, comme The Killing Joke ou Gotham By Gaslight, évidemment !
A propos de Batman By Gaslight, il y a d'autres Elseworlds que tu aimerais explorer ?
Il y a quelques histoires qui existent et auxquelles on a pensé comme forme de suite à Gotham by Gaslight.
Mais tu ne peux pas dire lesquelles, j'imagine ?
Non, pas vraiment (il sourit).
En tant que producteur, peux-tu nous expliquer comment se prennent les décisions lorsqu'il s'agit de faire un film d'animation ?
On a des réunions hebdomadaires avec le personnel de DC Comics, et l'on discute de ce qui est en production et de ce qui arrive. Et une fois tous quatre ou six mois, on a un meeting géant avec ceux de Warner Home Video et DC, tout le monde est là. On a grosso modo un plan étalé sur cinq ans, on fait les choses à l'avance. Comme on doit sortir quatre films par ans, on essaie de les planifier en fonction de chaque période temporelle. C'est à ces réunions que l'on décide si on veut faire des adaptations strictu senso des comics et si on veut aller vers des histoires originales. Très souvent, il s'agit d'un mélange des deux. C'est une collaboration entre DC, Warner Bros. et Warner Home Video.
J'ai envie de faire un petit aparté sur la série animée Green Lantern, qui est réalisée en CGI. Qu'est-ce que ça a changé pour toi vis à vis de ton travail avec l'animation "classique" ?
Il y a beaucoup de différences entre les deux, mais je ne pense pas que l'une soit meilleure que l'autre. A vrai dire, j'ai été surpris de voir comment je m'amusais sur la série Green Lantern. J'étais toujours un peu réticent à l'utilisation de CG, surtout parce que j'avais vu pas mal de très mauvaises séries ou films qui en utilisaient. Quelque part ça nous a aidés, car on savait ce qu'il fallait éviter. On savait que plus la série serait "réaliste", moins bon ça serait, surtout avec les petits budgets alloués pour la télévision. A l'époque, on arrêtait pas de s'en référer à The Incredibles, qui était ce qui avait été fait de mieux. Ce n'était pas aussi cartoony que ce que nous allions faire, mais ça m'avait vraiment rappelé des séries en stop-motion, avec des personnages qui s'animeraient comme des poupées. Ils ont été assez malins pour styliser le monde, afin que ça ne ressemble pas simplement à ce que tu vois en regardant par la fenêtre.
En rendant les choses plus cartoony, ça nous a forcer à garder cette direction en tête, notamment lorsqu'on a fait les designs des personnages, des lieux, des planètes. On aurait pu partir dans une direction beaucoup plus réaliste ou détaillée, d'autant plus avec une série de SF, mais on a pensé que ça marcherait plus avec une direction stylisée, exagérée. On s'est penché sur de vieilles illustrations de science-fiction des années 50-60, produites par de supers artistes comme Jack Gaughan ou Ed Emshwiller, qui ont été notre principale source d'inspiration pour ces mondes extra-terrestres ou les véhicules. Ils avaient une approche audacieuse, pleine de couleurs, qui n'a rien à voir avec le photoréalisme.
Le vrai avantage qu'on a eu avec Green Lantern, c'est que c'était la première fois qu'on avait une série qu'on travaillait en "animation complète". Parce qu'avec l'animation classique et les limitations des budgets, les personnages sont en quelque sortes limités dans leurs mouvements. Certains ne font que du surplace ou ne bougent que les lèvres - ce qui n'a rien de mal, mais avec les CGI, si les personnages ne bougent plus, ils ressemblent à des statues. Il faut donc qu'il y ait toujours un peu de mouvement. Mais quand je regarde d'autres séries en CG, je trouve que souvent les personnages surjouent, à bouger dans tous les sens - donc on a essayé de trouver un équilibre. Garder une façon naturelle et réaliste pour les personnages de se conduire, avec une direction artistique stylisée. On s'en est bien sorti je trouve, ça ressemble à une série que j'aurais regardé - si je ne l'avais pas produite (rires).
Comment trouves-tu que l'animation "classique" a évolué de façon technique depuis tes débuts ?
Il y a à l'évidence beaucoup plus d'outils que l'on peut utiliser, et notamment des outils numériques. C'est bien plus pratique pour les véhicules, personne n'a envie de les dessiner à la main ! C'est mieux de les faire en CG ou cell-shading. Les outils de montage et d'édition qu'on a aujourd'hui sont bien meilleurs qu'autrefois. Si on a une scène qui n'est pas bonne, ça nous permet de faire plein de corrections dans la salle de montage. On peut rééditer certains passages, il y a pas mal de petites astuces qui nous aident. Mais il n'y a pas eu en vérité de grosse révolution en termes de technique pour l'animation en 2D.
Beaucoup de personnes qui ne connaissent pas grand chose à l'animation, lorsque je leur parle de mon travail, me disent "oh tout est fait par ordinateur maintenant" - alors que ce n'est pas du tout le cas. On dessine encore beaucoup à la main. Bien sûr on peint les personnages numériquement et les décors sont modélisés numériquement, mais il y a toujours des artistes derrière le tout. Certains ont essayé d'apporter des changements, pour travailler une sorte d'entre deux avec le numérique, mais ça ne marche pas des masses - en tout cas pas avec nos moyens.
Pour conclure, parlons de toi, de Bruce Timm. Arrives-tu à voir comment ton travail et son héritage a pu influencer l'animation dans son ensemble ?
Je t'avoue que j'ai du mal à le ressentir. Je ne saurais pas dire en quoi mon travail a été une influence. Bien sûr il y a certaines approches stylistiques ou de réalisation dont je ressens une influence, mais je suis trop proche de ce travail. Je suis toujours surpris de rencontrer des gens qui sont ravis de ce que j'ai fait, qui me disent que j'ai bercé leur enfance. C'es super, vraiment ! Mais de mon côté, je vais simplement au travail tous les jours ! Je ne sais pas si ça répond à ta question ?
En tout cas, on va continuer de te voir dans l'animation, tu ne vas pas t'arrêter ?
Oh non, en tout cas pas dans les prochaines années à venir.
C'est une bonne nouvelle ! Merci beaucoup !
Remerciements : Paul Renaud.
Photo : Bruce Timm et votre rédac' chef préféré.