Dans les années 1980, une batterie d’œuvres viennent accompagner un grand renouvellement dans la façon dont s'écrivent les revues de super-héros. Depuis Marvel UK, un britannique, anarchiste, punk, et particulièrement érudit, va dynamiter un par un les idéaux naïfs de la culture séquentielle, les archétypes des personnages du Golden Age et du Silver Age en venant interroger les grands mythes fondateurs. Lorsqu'il commence à travailler sur Captain Britain ou Marvelman, Alan Moore ne se contente pas de raconter une nouvelle aventure pour chacun de ces personnages - il va, en revanche, chercher à déstructurer la façon même dont l'un et l'autre ont été inventées, et délivrer la vérité que l'on aurait caché aux lecteurs sur leurs origines réelles.
Parti dans l'idée de détruire plus que de créer, Moore aura au final façonné des personnages pré-établis en venant casser ce que les fans avaient toujours pris pour des vérités acquises, comme un auteur de la remise en question. A l'envers de certains scénaristes qui se contentent de ce type d'effets de manche pour choquer ou surprendre, celui-ci va, en revanche, dépasser le stade de ces renversements dans le regard que l'on porte sur tel ou tel personnage, généralement assez tôt dans le récit, pour véhiculer une idée. Un message sur l'art, la culture, la politique, ou parfois sur les sciences, l'histoire, et tout l'éventail de thématiques qui forment la bibliographie d'Alan Moore, celui que l'on a coutume d'appeler le plus grand des auteurs de comics.
Pour beaucoup, Swamp Thing est à ranger dans la catégorie des chefs d'oeuvre de l'auteur de Watchmen et V for Vendetta, voire comme son meilleur travail. Un avis qui ne se justifie pas forcément par des critères formels, mais plutôt par la teneur du message général. Là où Marvelman prenait le chemin d'une critique sur le surhomme, que V lançait un brutal appel à l'anarchisme ou que Watchmen se présentait comme un brûlot désabusé contre les super-héros du présent, Swamp Thing reste l'une des oeuvres les plus positives de Moore une fois prise dans sa globalité. Parti sur les traces de Len Wein, le scénariste s'appropriera le personnage pour faire de la Créature des Marais une réflexion poétique sur la nature, l'amour par-delà les apparences et la coexistence pacifique du végétal et de l'humain. Une sorte de traité ésotérique gorgé de réflexions héritées du mouvement hippie, avec les bribes d'horreur nécessaires au passage de témoin.
C'est en effet dans l'horreur que démarre Swamp Thing, lorsque Len Wein, dans la foulée du Man-Thing de Marvel, invente ce personnage en 1972. Respectueux de ces arcanes mystiques et de la tonalité proposée par l'auteur original, Moore prendra son temps avant de se déconnecter complètement de cette ambiance de sériel d'épouvante, inspiré par les revues EC Comics, pour développer plus tard ses idées, ses expériences et le fil rouge de son histoire. Le premier volume proposé par Urban Comics va suivre cette trajectoire, qui serpente entre des thématiques de comics d'horreur proprement dit, un habillage esthétique qui emprunte à l'art psychédélique et quelques épisodes transversaux, qui feront appel au panthéon classique des démons, esprits ou fantômes de DC Comics. Etrigan, le Phantom Stranger ou le Spectre seront de la partie.
La saga de Swamp Thing d'Alan Moore est aussi un réel produit de son époque. Dans les années 1980, les auteurs de comics commencent à perdre l'habitude de faire parler ou penser le super-héros pour décrire ses actions ou son état d'esprit - on met alors à profit les cases de narration, ces fameux encarts qui servaient autrefois à présenter les personnages ou à expliquer les ellipses temporelles, pour proposer une nouvelle façon de raconter une histoire. Sous la plume de Moore, les cases sans dialogues, silencieuses, se retrouvent gorgées de texte et d'une ambiance plus dense. L'auteur déploie son amour pour la littérature gothique, entre Edgar Allan Poe et Howard Phillips Lovecraft sur les épisodes les plus effrayants, ou beaucoup plus ésotériques à d'autres moments.
Sur ce premier volume, Holland - on ne vous gâchera pas la réinvention si vous n'aviez jamais lu de Swamp Thing auparavant - va affronter le Floronic Man, découvre qu'une forme d'énergie connecte les créatures du monde végétal, faire le deuil de son identité d'humain, voyager entre le réalités et trouver l'amour. Une romance sincère qui ouvre les portes, dans le dernier numéro compilé dans ce relié, vers l'intrigue de fond de tous les prochains ouvrages. Avec Swamp Thing, Alan Moore explore les barrières conventionnelles de ce à quoi pouvait bien ressembler un run de super-héros à l'époque, avec la générosité tonitruante d'un Jack Kirby, ou les rebondissements perpétuels des comics du Silver Age dans un monde plus sérieux, plus profond, plus poétique ou effrayant par endroits. On ne s'étonnerait pas de retrouver des aliens au détour d'un bois dans le Marais, ou de la façon dont le scénariste mélange les pratiques sexuelles d'un homme-plante avec sa consommation personnelle de LSD. Incroyablement généreux et sans aucune fausse note, le bouquin est une feuille blanche pour un auteur avec énormément d'idées, et une parution sans aucune contrainte pour s'exprimer.
A l'image de son approche didactique de la magie dans Prometha ou de son hommage aux découvertes scientifiques dans Tom Strong, Moore va aussi et surtout utiliser Swamp Thing comme un manuel de découverte. Sur les plantes, le monde végétal. On se souvient que l'auteur avait, presque par accident, inventé la Terre-616 de Marvel dans Captain Britain - avec moins d'aléatoire, il va créer un monde tout entier qui continue de servir aux oeuvres modernes de DC Comics, le Green. En prenant un peu de hauteur, on pourrait choisir de voir la série de Moore et Bissette comme une tentative d'explication sur la façon dont fonctionne l'esprit végétal, sur les mécanismes du monde silencieux des plantes, ces êtres vivants qui accompagnent les animaux, plus mobiles ou moins mystérieux.
Avec le Green, Swamp Thing invente une sorte de petite religion inspirée par le bouddhisme, avec une énergie apaisée et fascinante en forme de porte ouverte sur la méditation et la nature qui n'aura de cesse d'être développée dans les volumes suivants. Si Marvelman ou le Dr Manhattan servaient à décrire avec avec justesse les rouages de l'esprit d'un surhomme ou d'un dieu, Swamp Thing va, par une mosaïque d'idées fascinantes, tenter de comprendre les désirs, les aspirations et la philosophie d'un représentant du monde végétal. Ce qui ne rendra la série que plus fascinante, et un véritable ovni dans la bibliographie de cet auteur encore très proche à l'époque des idées du flower power, voire des comics DC en règle générale. Swamp Thing ouvre les portes d'une oeuvre bien plus intéressante qu'un simple enchaînement d'aventures, de rencontres et de combat - on peut aussi la voir comme un traité ou une expérience très générale sur le fonctionnement d'un esprit de la nature.
Cela étant, le bouquin a aussi sa dose de mysticisme plus habituel, et c'est évidemment à cet endroit que l'on retrouvera l'horreur ou l'infestation chère à Stephen Bissette. Pas forcément à l'aise sur les visages et les gros plans - un énorme point faible de l'ensemble de ce run - l'auteur excelle sur la silhouette et l'aspect de sa Créature, ainsi que sur les effets d'ambiance, les créatures rampantes ou l'instillation d'une horreur pestilentielle dans ses cases ou pages pleines. On retrouvera de plus en plus d'idées visuelles à mesure que le récit commencera à repousser ses propres limites, à élargir le spectre de ce que Moore jugera utile de raconter ou non. Si l'on peut ne pas adhérer au trait de l'artiste, plus à l'aise sur les superbes couvertures peintes, certains moments restent proprement incroyables à regarder, à l'image de la fameuse scène d'amour qui clôture ce premier tome.
D'une manière générale, on pourra saluer la quantité de styles, de thèmes et d'idées développées par Moore pour cette entrée en matière - mais il serait malheureux d'oublier le nombre d'éléments plus ambitieux attendus pour les volumes suivants. Si le premier tome du Swamp Thing d'Alan Moore commercialisé par Urban Comics est déjà un petit chef d'oeuvre en soi, on pourrait le comparer au premier tome de Miracle Man chez Panini, hautement incomplet sans l'infatigable envolée vers les explorations de thèmes aliens et la multiplication des possibilités offertes par l'auteur une fois que celui-ci aura su capter son lector. Capable d'aller très loin après avoir passé le cap de l'introduction, l'auteur aura livré avec cette saga de la Créature des Marais un petit monument en grande partie responsable de l'arrivée des grands Anglais quelques années plus tard ou de la création de Vertigo une décennie plus loin. Un chef d'oeuvre incontournable de l'histoire des comics, et une superbe manière de rentrer dans l'univers de ce personnage.
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