Il n'y a pas si longtemps, à l'écrit ou dans les discussions entre potes - si vous conversez comics avec vos potes, entre deux "dis donc il a fait chaud hier" ou "t'as vu le dernier tweet de Trump" dans vos soirées folles de weekend ou en terrasse - il était plutôt mal vu de dire que l'on préférait Venom aux autres vilains de Spider-Man. Vous pouviez toujours tomber sur le puriste contributeur de Marvel Wikia, là pour vous rappeler que le costume alien noir était au départ une opération lecteur vaguement racoleuse pendant Secret Wars, le Spider-fan des classiques qui vous citera Kraven et le Bouffon Vert parce que faut pas déconner, et le néophyte sympa et rigolo qui vous lancera d'un air complice et mutin "haha, Spider-Man 3, haha, ha". Et ainsi, le débat sera définitivement scellé pour les diverses strates de fans avec le minimum de connaissances requises.
Or, depuis peu, il n'est plus impossible de défendre son amour de Venom. Sorti des quelques bons runs et de vraies bonnes histoires consacrées au personnage et à la mythologie symbiotique depuis sa création, deux noms sont venus amener leur lot de révolution à un moulin plus ou moins poussiéreux. Depuis leur prise de fonction, Donny Cates et Ryan Stegman auront dynamité une par une toutes les certitudes figées de la race Klyntar, depuis Planet of the Symbiotes jusqu'à l'essence profonde de ces créatures, l'idée établie qui voudrait que Venom soit le premier de son espèce à avoir visité notre planète, que celle-ci évoluerait sans chef ou que les Poison seraient leurs prédateurs naturels. Puisque, oui, le fandom du gluant aux grandes mâchoires revient finalement d'assez loin.
Avec Absolute Carnage, Cates et Stegman confirment, dans un événement en forme de fête d'anniversaire, la place prépondérante du héros dans les tableurs de Marvel, avec une mini-série aux mutliples dérivés dont le but sera de rejouer une bataille déjà très connue. Venom, Carnage, Spider-Man, mais à une toute autre échelle. Moins intéressée par l'envie de sauvegarder la tranquillité des habitants de New York que d'empêcher un génocide de super-héros ou de sauver le monde d'une apocalypse probable, ce petit événement vient sanctifier une donnée acquise, mais pas encore exploitée à fond par la Maison des Idées : Venom est à nouveau cool, et cette fois, sans dessin animé cool pour lui redorer son blason. On aurait presque envie de dire que le run surcompense la médiocrité du héros par-delà les BDs, mais ça se fait pas de taper sur un Hardy à terre.
Dès les premières pages d'Absolute Carnage #1, Donny Cates applique la méthode classique de ce type d'événements pensés pour être perméable par les lecteurs extérieurs au run en cours. Quoi qu'on puisse s'interroger sur le procédé, puisque, en définitive, le numéro pourrait aussi bien s'appeler Venom #17 tant il continue à la quasi-virgule près le parcours lent d'un Eddie Brock réinventé, il y a plus d'un an, par l'équipe actuelle. A ceux qui n'auraient pas suivi, Cates se sera effectivement attaché à changer les contours de la mythologie des symbiotes à coups de retcons, dans un habillage plus cosmique et remontant à l'origine même de l'univers Marvel.
Pendant que les Celestials fabriquaient les planètes et les systèmes solaires des différentes galaxies, un dieu apparut dans le néant. Knull, divinité du chaos, aura passé un certain temps à affronter les architectes cosmiques en créant, de son côté, une race de soldats malléables et doués de conscience : les symbiotes. Après être apparu dans le premier arc de la nouvelle série Venom, sous la forme d'un immense dragon, il a été révélé que Knull sommeillait quelque part dans le cosmos, attendant d'être réveillé pour reprendre sa conquête de l'espace et annihiler toute forme de vie. Carnage, après découvert cette nouvelle origine et l'existence de ce dieu des symbiotes, décide d'exploiter une secte à sa gloire pour tenter de contacter le tyran et d'entreprendre, ensemble, de détruire l'univers.
Pour ce faire, le tueur fou va tenter de récupérer les restes d'ADN symbiotique éparpillés sur tous ceux qui auront un jour porté le costume gluant - un tour de passe passe habile de Donny Cates qui donne une utilité rétroactive aux nombreuses, nombreuses fusions malsaines du costume de Venom avec le reste des héros Marvel. Un gimmick de forceur, appliqué, entre autres, pendant Venomverse et à de nombreux autres moments de l'histoire du personnage, qui pouvait se résumer à "et si machin portait le costume noir et devenait encore plus fort et super méchant ? Haha. Ce serait bien, n'empêche". Avec un large éventail de cibles à abattre, Carnage se met donc en chasse, en n'oubliant pas de réserver une place spéciale à son géniteur dans son grand tableau des trophées.
Ce premier numéro démarre vite, et démarre bien. Carnage y est immédiatement traité comme un psychopathe à la Joker, un parallèle évident, avec un grand plan d'action et un coup d'avance sur les héros en place. Tout commence dans une ambiance de thriller urbain, où Eddie et le petit Dylan sont traqués par le vilain, que l'on devine à chaque coin de rue. Le numéro bifurque ensuite vers un moment plus intime, avant de puiser généreusement dans les codes de l'horreur avec une scène dans un asile psychiatrique, qui nous rappelle que Batman n'a pas le monopole des tueurs fous. Le numéro passe d'une scène à l'autre dans un rythme quasi-sans fautes, académique, et qui sait mesurer ses effets dans le découpage pour doser avec justesse les dialogues et les moments d'action.
Le coeur du numéro, un dialogue avec Spider-Man dans un restaurant de New York, est probablement l'un des passages les plus réussis. Des dialogues bien écrits, plutôt authentiques si l'on comprend l'histoire commune de ces deux personnages, et qui nous feraient dire qu'un Donny Cates aurait sans doute des choses à apporter au Tisseur au vu de sa capacité à jouer avec l'humour du héros, la mise en scène ou le décalage du sérieux et du comique. A l'inverse de beaucoup de scénaristes tentant de comprendre la mécanique de Spider-Man, l'auteur préfère économiser les répliques et laisser le dessin parler, plutôt que de faire du personnage un moulin à paroles qui n'aurait de marrant que le ridicule de son obsession à meubler les silences. Les quelques dialogues sur Dylan échangés entre Peter et Eddie sont, à cet égards, plus percutants par la pudeur générale de ce petit bout d'intrigue développé depuis quelques numéros dans Venom, tandis qu'une ou deux vannes méta' bien senties viennent donner un peu de couleur à ces environnement très gris.
Plus généralement, Cates semble avoir compris l'intérêt de piocher dans la mythologie Marvel ce dont il avait besoin - quitte à avoir écarté la quasi-totalité des inventions du dernier volume. Le scénariste emprunte à Dan Slott une idée des derniers temps de son run avec le Red Goblin, un Norman Osborn infecté par le symbiote de Carnage, et qui finit par être persuadé qu'il est le vrai Cletus Kasady après avoir perdu son identité et récupéré tous les souvenirs du super-vilain. Un jeu de double pas idiot, et très Slott-ien en définitive, qui joue son rôle à plein dans cette mini-série où Carnage va donc pouvoir se dédoubler : la version du gourou totalitaire et maître d'oeuvre de son plan d'apocalypse, et la version plus classique, ambiguë et dotée des capacités du Green Goblin par-dessus le marché. Ce genre de fanservice où l'on peut s'amuser à compter les échelles de puissance ou imaginer une baston à deux contre deux avec Spider-Man, Venom, Carnage et un super Carnage, joue sur les bonnes cordes d'un événement estival tout de même pensé pour être efficace et divertissant. Encore que la tonalité générale reste fataliste, et où l'on voit deux héros acculés face à une menace de trop grande ampleur - affronter un dieu, pas évident pour les personnages de la gamme arachnéenne.
Dans le même ordre d'idée, on pourra s'éclater de voir les symbiotes rendus à un statut d'armée sans visages, qui leur correspond finalement mieux que l'habituel festival de versions alternatives bariolées, avec formes, couleurs et designs spécifiques. Ici, les sbires de Carnage n'ont pas tous droit à leur costume spécial, à une personnalité ou à un nom puisé dans le champ lexical de la méchanceté, le travail de réinvention de Cates sapant ainsi l'outil purement marketing de ces vilains, généralement créés à la va-vite et déclinés ad nauseam dans les comics Spider-Man de ces vingt dernières années. Redevenant une armée de méchants avec la gueule d'une armée de méchants, aux ordres d'un général tout puissant et déterminé, l'impression d'une menace commune fonctionne plus que l'impression d'un équipage de super-vilains façon années quatre-vingt à la Psycho Rangers. Il est aussi plus facile de croire à la menace symbiote en la ramenant à des référents culturels communs, armée alien ou armée de zombie, plus répandus.
Comme souvent, la force du numéro vient aussi, ou surtout, des dessins de Ryan Stegman, de l'encrage de JP Mayer et des couleurs de Frank Martin. L'habituelle patine de gris verdâtre et de rouge orangée continue d’accompagner cette déclinaison de la série Venom avec le même talent, donnant un véritable corps à cette part sélective de l'univers Marvel et l'habillant d'un véritable style immédiatement identifiable. Stegman est comme à son habitude excellent sur les silhouettes, les corps des symbiotes comme dans leur expressivité - en ajoutant ici au visage d'un Spider-Man parfait, dans ses mimiques, sa stature ou sa gestuelle. Les pleines pages sont magnifiques, l'artiste s'amuse à utiliser l'aspect huileux des symbiotes pour découper certaines de ses cases, et on sent une écriture à quatre mains faite pour laisser aux dessins la puissance de chaque effet.
En résumé, un excellent premier numéro. Absolute Carnage #1 n'a rien de grandement original, à l'exception de cette distanciation permanente avec la façon passée dont Marvel exploitait les symbiotes dans la périphérie des séries Spider-Man. Il fonctionne en revanche à tous les niveaux : un événement qui se prend au sérieux, maîtrise le dosage des dialogues, le rythme et comprend l'intérêt de répartir harmonieusement l'écriture entre l'action, la peur, la place laissée au développement de ses héros ou leurs interactions, et les bons emprunts à l'histoire de Marvel quand le besoin s'en ressent. A noter que, dans une perspective plus globale, on peut pleinement se foutre des tie-ins qui seront développés en parallèle (mais vraiment), il serait en revanche difficile de passer à côté de ce petit moment de bravoure si l'on est lecteur de la série Venom. En réalité, si l'éditorial choisit de faire de ce segment un arc séparé pour capitaliser dessus, il reste bien une simple suite au run de Donny Cates et Ryan Stegman, qui, lentement mais sûrement, continuer de mordre la cheville d'Agent Venom de Rick Remender dans la liste des immanquables sur le baveux. A lire entre deux explosions de neurones sur House of X, histoire de laisser votre cerveau se reposer sans s'abrutir - voire vibrer pour un bon trip de thriller, d'horreur et d'action.
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