Au fil des derniers mois, la sortie, imminente, du Joker de Todd Phillips n'aura cessé de prendre en importance, devenant l'un des événements majeurs de cette année de cinéma loin au-delà de la case qu'occupe traditionnellement le répertoire des adaptations de comics. Toute une série de mots ont déjà été écrits à son sujet, toute une série d'interprétations déjà proposées. Et tandis qu'une partie de la presse s'émerveille déjà à l'idée de publier un classement des meilleures prestations des comédiens qui auront incarné le clown de Gotham City, qu'une autre s'étonne d'être sortie satisfaite d'un film érigé sous l’emblème d'une enseigne culturelle généralement habituée à d'autres résultats, les débats agitent encre la toile, pour comprendre, lire entre les lignes le message profond de cette "adaptation". Pour le meilleur comme le pire, il y a, effectivement, matière à s'interroger.
Joker puise sa matérialité et une partie de son discours dans le cinéma du Nouvel Hollywood, une période brève, mais passionnante, dans l'histoire du septième art vu par les Etats-Unis. Après plusieurs décennies d'auto-censure, de jeunes réalisateurs, parfois provocateurs, auront émergé de l'abysse du système des studios et du contrôle des idées pour proposer des œuvres complexes, plus violentes parfois. La contre-culture, les bouleversements sociaux, les marginalisés, des anti-héros en reflet de l'idéologie traditionnelle et du rêve américain, opposés à un renouvellement des générations et à toute une série de fractures dans les doctrines de la nation étoilée. Un cinéma de renversement, balayé par un retour à l'équilibre vers une philosophie plus traditionnelle avec la reprise du pouvoir par les studios, les franchises et les films de commande quelques années plus tard.
D'aucuns diraient que le présent et un Hollywood contaminé auraient des airs de folle ressemblance avec les décennies du Code Hays, et qu'un besoin certain d'oeuvres neuves et plus libertaires pour contredire ces quinze dernières années à capitaliser sur des marques, sans saveur, se faisait sentir.
Pendant le Nouvel Hollywood, un nom en particulier sera parvenu à traverser les ravages du temps. En 1976, Martin Scorsese et le scénariste Paul Schrader s'inspirent du tireur Arthur Bremer, un solitaire déséquilibré qui aura tenté d'assassiner Richard Nixon avant de se rétracter, et de tirer sur le politicien George Wallace, pour inventer le personnage de Travis Bickle dans le film Taxi Driver. Une analyse diffuse de la psychose d'un chauffeur de taxi, obsédé par les prostituées et la "saleté" de New York, qui tentera de se forger une identité de redresseur de torts avec plus ou moins de succès. Joker emprunte le prénom de Bremer et le cahier de ce-dernier, qui avait servi de journal de bord à l'authentique tireur dans l'élaboration de son plan et le récit de ses idées noires. L'autre inspiration la plus évidente dans la confection d'Arthur Fleck est, évidemment, un autre personnage campé par Robert de Niro dans le cinéma de Scorsese, Rupert Pupkin dans La Valse des Pantins (The King of Comedy) avec son envie de poursuivre une carrière de comique et son obsession pour Jerry Lewis, animateur vedette d'une émission de divertissement. La muse de Scorsese est évidemment présente, pour le clin d'oeil et l'hommage mémoriel.
On pourrait retrouver d'autres référents historiques liés au placement du Joker de Phillips dans les années 1980 : la tuerie de Bernhard Goetz, qui assassine quatre jeunes noirs de New York dans une ligne de métro en état de légitime défense contestable, l'insécurité et le résultat des premiers chocs pétroliers sur l'emploi dans la ville, la médiatisation des entrepreneurs et le début des années bourse, de Wall Street. Dans l'ensemble, les sujets sélectionnés inscrivent autant le film dans une époque passé que dans un présent facile à identifier.
Dès l'ouverture, une voix de radio détaille une ville au bord du gouffre : les budgets de l'aide sociale sont réduits ou coupés, le chômage en hausse, des rues violentes, de folles inégalités et un milliardaire qui se présente à la mairie. Sur ses deux grands axes centraux, la transposition de cette rébellion contre la politique et l'argent par l'homme de la rue fait de Gotham une petite Amérique pour l'allégorie utile d'un message contre les 1%, le mépris de classe, les inégalités et un gouffre sociétal prêt à accepter les figures de messie. Les masques de clowns évoquent les mouvements Occupy Wall Street ou Anonymous, dans un présent qui a accepté le symbole de Guy Fawkes et, paradoxalement, l'héritage de V for Vendetta comme un élément normalisé du paysage culturel et de la contestation sociale.
L'autre axe est, bien entendu, celui de l'individu. Joker raconte l'histoire d'Arthur Fleck, aspirant humoriste obsédé par l'émission Late Night With Murray Franklin, où l'animateur, entre deux prestations comiques, reçoit des personnalités et détaille l'actualité sur un ton moqueur. Là-encore, on pourrait trouver des parallèles à tirer avec le présent, les Stephen Colbert ou John Oliver modernes, ouvertement orientés politiquement et vraisemblablement appréciés par Todd Phillips et Scott Silver, responsables du script : là où le Murray Franklin de Robert de Niro se présente au départ comme une figure d'antagoniste, il demeurera au final l'une des rares voix de raison dans un monde chaotique qui a choisi de s'éloigner du bon sens ou des débats d'idées.
Fleck est atteint d'un trouble physique, une sorte de syndrome de la Tourette qui provoque en lui un rire incontrôlable dans les situations de stress ou d'angoisse. L'idée paraît, au départ, grotesque pour un personnage censé se diriger vers l'incarnation du Joker, mais la prestation de Joaquin Phoenix dans ces nombreuses scènes d'hilarité, gênantes, déplacées, joue à plein sur le renversement du rire conventionnel et de l'imagerie du clown enfermé dans une pathologie. L'acteur est méconnaissable dans la plupart de ces scènes, dans une prestation toute en nuances où l'intériorité inquiétante d'un Travis Bickle est sacrifiée sur l'autel d'un enfant piégé dans un corps d'adulte. En apparence, cependant. Le film ne cesse d'emprunter au Killing Joke d'Alan Moore - où l'on retrouve des répliques citées, très explicitement - pour mettre à distance le spectateur de ce personnage dans un jeu d'empathie et de dégoût. L'inspiration trouvée dans ce comics permet aussi à Phillips et Silver de jouer avec ce que l'on peut croire ou non de ce que nous raconte le personnage.
Beaucoup de lecteurs auront toujours préféré croire que le Joker n'avait pas d'origine, en suivant l'idée que ce-dernier n'était pas fiable pour raconter sa propre histoire. Christopher Nolan aura déjà interrogé cette idée avec les différentes versions des cicatrices de Heath Ledger dans The Dark Knight et, de la même façon, Phillips choisit de proposer des fausses pistes. Celles-ci vont guider le spectateur, dans des moments faciles à repérer, vers l'acceptation d'une certaine ambiguïté : tout ce qui nous est montré, par le prisme d'un individu acceptant de vivre dans un monde délirant, n'est pas à prendre au pied de la lettre. Ce personnage n'est pas digne de confiance, et, après que cette notion aura été posée, l'empathie se craquelle pour révéler l'origine réelle d'un fou dont les actes ne peuvent pas être justifiés par le récit développé dans son propre inconscient.
S'il ne s'était pas appelé Joker, Phoenix aurait pu être baptisé "le danseur" pour son interprétation du célèbre super-méchant. Passant de scènes splendides où il occupe l'espace, souvent seul, sur des musiques dont les paroles jouent avec ironie sur le désespoir et l'absurdité de l'existence, à des moments de calme ou d'agonie, le comédien s'est métamorphosé pour ce rôle dans sa silhouette, ses mimiques ou sa voix. Plus fragile qu'iconique, le personnage gêne par sa présence, à l'étroit dans une ville peuplée de millions d'inconnus auprès desquels il passe pour une nuisance permanente.
A noter que le film est tourné en 1.85, à l'inverse des productions habituelles dans le registre des adaptations de comics, qui préfèrent généralement le ratio horizontal du cinémascope, plus approprié pour les grandes scènes de bataille, d'explosion, de démonstration visuelle sur fond vert. Dans un cadre plus serré, Joker paraît plus étouffant ou, peut-être accidentellement, plus humain. Un cadre moins large que ceux que l'on choisit pour rendre compte de vastes univers colorés, et plus haut pour cadrer l'histoire d'un homme dans un climat de perpétuel enfermement.
La peinture de cette Gotham City, superbe dans son carcan de film passéiste, est un autre merveilleux hommage au New York de Taxi Driver, où la beauté des lueurs nocturnes se confronte en permanence à la sauvagerie d'une jungle urbaine inhospitalière. Depuis la lumière jusqu'aux choix de décors ou de costumes, Joker est un film magnifiquement, habillé par les plages sonores lourdes ou anxiogènes d'Hildur Guðnadóttir. On se souviendra de la scène du métro, jouant sur une astuce de mise en scène facile mais bien exécutée (le contraste de la lumière et l'obscurité), on se souviendra de la première fois où Fleck devient le Joker en n'ayant pas le temps de finir son maquillage dans son appartement, on se souviendra de l'entrée de Joaquin Phoenix dans une salle de cinéma où Les Temps Modernes de Chaplin distrait un parterre de fortunés dans une superbe salle aux allures d'opéra - et où se recoupe d'ailleurs une esthétique connue de la tradition Batman. Le "gotha de Gotham", les smokings, le héros en costume. D'autres scènes marquent moins, mais si d'aucuns aiment à résumer la performance de Joker à une simple prestation réussie de Joaquin Phoenix, le film est, dans son ensemble, une merveille artistique presque sans fautes de goût.
Pris avec un peu de recul, Arthur Fleck évoque, de son côté, des connaissances, des collègues, des rencontres du quotidien, ces gens qui peuvent mettre mal à l'aise, et que la société choisit d'isoler dans l'arrière-plan. Sans proposer de se mettre à la place du personnage, le film interroge sur notre capacité à ignorer la solitude ou la dangerosité inhérente à cette catégorie d'individus que l'on retrouve, périodiquement, dans les quotidiens télévisés des Etats-Unis. Des personnes seules, mises à l'écart des groupes et habitées par des pulsions morbides. La potentialité supposée du film à devenir un modèle pour ces gens du monde réel repose finalement sur sa difficulté à choisir un camp - le suivi psychologique de Fleck, par exemple, va être sacrifié par la mairie qui ne finance plus les programmes d'aide aux personnes (pauvres) atteintes de troubles mentaux. Par ce biais, le scénario pose la question de cette pente savonneuse. La société ou le capital sont ils les premiers responsables des meurtriers de masse ? Ou bien, Fleck était-il de toute façon perdu de par sa vie et ses choix individuels ?
Dans un brouillard d'idées contradictoires venues s'entrechoquer dans la dernière demi-heure, Joker est pourtant bien, que l'on veuille bien l'admettre ou pas, un film de la saga Batman. En jouant avec le mythe, la reconnaissance des masses et le rôle même du justicier masqué, le destin d'Arthur Fleck évoque celui de Bruce Wayne quelques décennies plus loin. Devenu une figure de héros contre les privilégiés de Wall Street, Joker pose la question du rapport à la violence dans les sociétés morcelées par les inégalités sociales, et de quel genre d'individu les gens sont prêts à suivre ou à imiter pour leur propre survie. Le film propose un miroir déformant des acquis que l'on pose généralement sur la Chauve-Souris et son tissu d'idéaux moralement acceptables, en proposant un mouvement de contestation parti d'un acte désespérément violent par un personnage qui, costume à l'appui, cesse d'être un individu pour devenir un symbole.
Cette version des faits, contestataire mais particulièrement intéressante, brouille encore une fois les pistes du message de fond. Joker ne se voit pas comme le héros, il ne se voit pas non plus comme un individu engagé politiquement - comme si Todd Phillips, longtemps avant les premières interviews, avait anticipé les questions de journalistes cherchant à comprendre où se situerait son film sur l'échiquier des convictions modernes. En sortie de séance, en cherchant à démêler le vrai du faux, apparaît la question de la justification, de ce double discours qui veut donner un héros à l'Amérique des laissés pour compte en cherchant au pire endroit, et, dans le même temps, à faire du clown un revanchard individualiste devenu un héros malgré lui et ne cherchant qu'à assouvir une vengeance égoïste et à l'envers de tout un mouvement. Phoenix ne trahit jamais cette ambiguïté. La dernière demi-heure est un mélange glacial de moments parfaits où le comédien habite cet emblème du chaos avec une justesse magistrale, pour la tamiser quelques instants plus tard de la même gêne, du même malaise qui aura accompagné le héros pendant toute son existence de marginalisé.
Lorsque le maquillage apparaît, Phoenix devient le Joker, mais il ne cesse jamais d'incarner Arthur Fleck. La dualité d'Alan Moore s'efface devant un rapport au réel, avec ces véritables tueurs du quotidien qui ne seront jamais de grands vilains de comics impeccables dans leur réflexion et séduisants pour le commun des spectateurs par leur capacité à imprimer une case de leur charisme ou de leur discours, fascinant. Jusqu'au bout, Fleck reste à la fois un Bremer et un Bickle. Iconique, superbe, et l'instant d'après, tristement réel et pathétique. Le vilain fuit le débat que le film lui propose, dans l'un des rares échanges sur les idées et la finalité absurde de sa croisade, comme un couperet moral de rationalité contre le délire des radicalisés ou des tueurs fous. Dans les conversations qui suivront la sortie, cet élément particulier, ce regard posé par les scénaristes et le metteur en scène, devrait être le plus intéressant à étudier : apologie ou envie de briser le miroir dans lequel le public pourrait se reconnaître ? S'il y a bien des risques sur l'identification éventuelle pour certains Arthur Fleck du monde réel, la lecture proposée s'éloigne de beaucoup de la réputation que s'est déjà taillée Joker sur les réseaux sociaux.
A l'image du regard au spectateur de Bickle dans la dernière scène de Taxi Driver, le film inspecte sa propre ambiguïté en refusant d'être tout l'un ou tout l'autre. Un compas moral volontairement flou, qui rend autant justice au chaos incarné par le Joker qu'à la dangereuse humanité de ce dernier. A l'image de La Chute, qui avait fait débat en Allemagne, où on lui avait reproché d'humaniser Adolf Hitler, le film de Todd Phillips rappelle que les monstres ou les tueurs n'apparaissent jamais dans un vide culturel et social - et qu'ils sont, au départ, des humains que l'on aurait pu croiser au carrefour d'une rue.
Enfin, par-delà ces débats (de société), Joker fait du bien en tant qu'oeuvre d'art produite dans le système des studios. Le constat moderne est sans appel : Disney a gagné, dans son exploitation commerciale des héros de comics, en oubliant que cet art est, au départ, un simple support de récit et pas un modèle de fabrication à reproduire à la chaîne. Les comics ont aussi des Killing Joke, des Night Cries, des Batman Ego et des Long Halloween. A sa façon, Joker annonce, comme ces premiers films du Nouvel Hollywood, l'apparition d'une lueur au bout d'un long tunnel d'applaudissements, de rires, de déclinaisons de structures déjà vues et de films peu mémorables vite consommés et vite digérés. Un superbe hommage à la richesse des super-héros, à leurs personnages souvent plus denses que ce que l'armée de producteurs en place dans les hautes sphères d'Hollywood en auront compris, et un rappel de l'universalité d'un univers précis. Celui de Batman, un héros rongé par les psychoses, dans une ville peuplée de fous fabuleux, hauts en couleur, et susceptibles d'interroger notre rapport à la justice, à la santé mentale ou à l'escalade de la violence.
Il est plus que probable que Joker rebute pourtant les fans de comics, laissés pour compte dans cette lecture de cinéaste qui choisit plus souvent de rendre hommage aux chefs d'oeuvre du cinéma qu'à ceux de la bande-dessinée. Pourtant, toutes les grandes étapes clés du medium se seront construites sur ce type de lectures à la marge, par des artistes prêts à rompre les codes pour apposer une vision singulière à un environnement familier. Avec un budget de production modeste, une envie de réfléchir plus que de divertir, une exigence artistique certaine et un ensemble fascinant, Joker pose un débat plus intéressant, au demeurant, que la validité des choix musicaux de Suicide Squad, savoir qui aurait dû dire Martha en premier ou si certaines scènes coupées n'auraient pas dû être intégrées dans la version cinéma.
Si ces débats là ont évidemment leur importance pour les fans, et continueront d'exister en parallèle d'oeuvres différentes, on sera, enfin, heureux de savoir qu'il est possible de sortir du cadre conventionnel et d'aller chercher des publics ou des sensibilités différentes. Jusqu'ici, peu de choix étaient proposés. Avec Joker, au-delà du simple exercice de style, le cinéma de super-héros atteint une maturité synonyme de diversité de l'offre : une porte de sortie pour ceux qui ne recherchent pas de combat final, de course-poursuites et de jolis effets spéciaux. En cela, on se doit d'applaudir Warner Bros. d'avoir enfin osé, et Todd Phillips de s'être transcendé pour proposer, sans aucun doute, le meilleur film de sa carrière.
Énormément de mots auront déjà été dits, énormément de textes auront déjà été écrits sur le cas de Joker, invraisemblable prise de pouvoir d'une figure connue dans le paysage pop culturel sur le cinéma de la contestation ou de l'analyse de sujets. Avec un ensemble artistique irréprochable, quelques errances dans l'écriture, une prestation hors normes de Joaquin Phoenix et un double discours que l'histoire se chargera d'étudier, le spectateur se retrouve en face d'une anomalie dans l'appareil traditionnel des adaptations de comics. Une adaptation inavouée de Killing Joke où Batman n'est pas totalement absent, et qui revient avec adresse rappeler au cinéma moderne que la pensée du Nouvel Hollywood ne s'est pas complètement éteinte, à l'envers des reboots et de la promotion des marques opérée pendant cette dernière décennie. Si la prochaine a une leçon à retenir du parcours étrange d'Arthur Fleck dans sa Gotham City jaune et bleue, espérons que celle-ci ne soit pas d'interdire aux artistes d'aller vers les sujets dangereux, mais, au contraire, de réussir à les traiter avec suffisamment d'intelligence pour qu'un public fana' de super-héros sorte de la salle en ayant plus de questions que de réponses, et un regard pertinent à poser sur le présent. That's life, comme dirait l'autre.