Avec la sortie, toute proche du Joker de Todd Phillips aux Etats-Unis, DC Comics capitalise à plein sur les histoires mettant en scène le clown, sous toutes les coutures. Quoi qu'elle ne soit pas directement liée à l'actualité médiatique entourant le personnage depuis peu, la figure d'Harley Quinn profite de cet appel d'air entre Joker et le film Birds of Prey, associés à l'incroyable élan éditorial de ces dernières années dans les kiosques et les reliés. Devenue l'une des principales sources de revenu de DC, Harley est mise à l'effort en cette rentrée avec différentes sortes de projets (Harleen, Criminal Sanity, Breaking Glass), revenant tous plus ou moins sur les premiers pas de la jeune femme, sa rencontre avec l'avatar du chaos responsable de sa plongée dans la folie.
Harleen de Stepan Sejic est probablement le moins original de ces trois projets. Là où Breaking Glass, de Mariko Tamaki et Steve Pugh, s'intéresse à une jeune Harley en vadrouille dans Gotham City à travers une série de rencontres où se canonise la construction de sa personnalité en décalage avec l'influence du Joker, où Criminal Sanity propose une version de leur relation dans un format d'enquête criminelle, où Harley serait la Holden Ford ou Clarice Sterling d'une relecture du Joker comme un tueur en série mystérieux, à l'inverse, Sejic va se contenter, dans une mini en trois pour raconter ce que l'on connait déjà. Une version longue de Mad Love où l'on tentera de comprendre la descente aux enfers d'une jeune psychiatre bien intentionnée et retournée par un sociopathe charismatique.
D'aucuns diraient que l'idée d'actualiser Mad Love n'est pas mauvaise, pas plus que l'envie de remettre l'héroïne au coeur du récit. Mais, dès le récit original de Paul Dini et Bruce Timm, Harley est bien le personnage central. Son parcours nous est expliqué, la conclusion de l'ouvrage est suffisamment adulte pour transcender l'appareillage bon enfant du dessin, et le propos suffisamment diffus pour lire entre les lignes les métaphores figées de ces deux créatures de fiction. Harley en figure de femme battue prête à pardonner à son mari violent, un Joker frustré amoureux de Batman et manipulateur chronique dépourvu de sentiments. Harleen marche dans ces traces, troquant les envies de cartoon de Dini et Timm contre une gouache adolescente, qui renforce l'impression d'évoluer dans une fan fiction lycéenne de bonne tenue.
S'intéressant à l'idée qu'une vie de violence et de perpétuel instinct de survie aurait un effet délétère sur le cerveau et la capacité à l'empathie, le docteur Harleen Quinzel cherche à faire financer un programme de recherche pour mettre ses théories en application. Après une rencontre fortuite avec le Joker, celle-ci devient obsédée par ce vilain qui hante ses cauchemars, jusqu'à ce que, coup de bol, un financier du nom de Bruce Wayne accepte de mettre la main à la poche pour adouber ses théories et lui donner l'opportunité de s'exprimer. Harleen est transférée à l'asile d'Arkham, où elle deviendra, en toute logique, la comparse costumée du pire des adversaires de Batman. Suivez le guide, le parcours est fléché.
Particulièrement bavard, ce premier numéro tape contre les limites du DC Black Label et de cette construction en trois numéros étendus. Un format adopté pour limiter la casse en cas d'échec (on peut l'imaginer) ou proposer aux lecteurs, rangés dans la catégorie des grandes filles et des grands garçons, des formats de narration plus longs et qui se passent du principe de cliffhangers ou de lents suivis dans une durée supérieure à trois mois, à l'inverse des mini-séries classiques. Savoir où l'on va pose problème dans ce type de constructions, en sapant la possibilité de surprendre ou de maîtriser le rythme.
Dans le cas de Harleen, ce trois fois soixante pages risque vite de lasser - dans l'absolu, rien de ce qui nous est raconté n'est réellement nouveau. Sejic bavasse, aimant les cases de pensées rouges de son personnage principal en surimpression de sa peinture numérique, souvent froide, peuplée de différents effets plus ou moins agréables à l’œil. L'ensemble cherche vraisemblablement à ancrer l'histoire dans une atmosphère de conte contemporain, où les rues grises de Gotham évoquent le réel, confronté à une série de cauchemars claustrophobes faits d'images fantasmées, et de cadrages jouant avec les ombres et les silhouettes pour amplifier le statut d'icône ou appuyer sur l'ironie grinçante des rencontres et les moments charnières de la vie de l'héroïne, jusqu'à la réplique de clôture. Certains effets fonctionnent, encore que l'on pourrait trouver à redire sur cette envie de mythifier la relation Harley et Joker, comme une sorte d'origin story macabre sur deux idoles de la culture pop' et leur inévitable lien.
Cette façon de faire paraît finalement assez décalée avec l'histoire réelle ou fictive d'Harley Quinn, un personnage de second plan propulsé au devant de la scène grâce à la personnalité de son inventeur, qui en fait vite une parabole sur le cartoon candide et décalé, puis, sur l'émancipation et l'humour méta-fictionnel en d'autres temps et d'autres mains. La mise en scène de Sejic et l'esthétique générale jouent sur des effets que l'on a pu avoir tendance à retrouver dans un genre de fiction très précis, et très premier degré : les préquelles. Dans les films d'horreur, pour placer avec force de mise en scène et d'effets variés le moment où Leatherface empoigne pour la première fois sa célèbre tronçonneuse, où quand un jeune Hannibal se découvre un goût pour la chair humaine. Dans le cas d'icônes superbes, avec les dernières secondes de Casino Royale ou le moment où Indiana Jones hérite de son chapeau dans l'introduction de La Dernière Croisade.
Des méthodes pour jouer avec un décalage méta' sur la constitution de ces figures emblématiques de la culture populaire, et auquel le titre même de la série répond (la fameuse mode des patronymes, point de non-retour dans l'utilisation des franchises, employés pour symboliser un aboutissement ou un point d'origine ultime et dépouillé). On pourrait se demander si le mythe d'Harley Quinn et du Joker est à mettre à de tels niveaux, si cette rencontre revêt une telle importance, une telle dramaturgie, et correspond réellement aux qualités essentielles d'Harley, comme d'autres tentatives récentes pour assombrir l'héroïne ou la placer dans un contexte disproportionné. La construction ressemble plus ici à celle d'un Solo, ou on fabrique une origine et un mythe autour d'un personnage habitué à d'autres standards. A se demander si DC Comics n'a pas bêtement confondu la popularité commerciale d'Harley avec la densité ou la tonalité thématique censée l'accompagner.
Dans l'absolu, cependant, cette façon de prendre l'histoire Harleen Quinzel très au sérieux et dans ce format glacial et inhabituel serait la seule vraie innovation du volume de Stepan Sejic. Ces choix se traduisent par des dialogues, désincarnés, au regard du personnage espiègle ou, quelque part, déjà complexe de ses versions précédentes, et par cette esthétique qui fraye dans des eaux étranges. Au travers d'une scène avec Lucius Fox, l'héroïne passe plutôt pour une sorte de Felicity Smoak de contrefaçon, scientifique résolue mais peu sûre d'elle et rarement prise au sérieux par ses pairs.
A noter que l'homme de confiance de Wayne Enterprises est ici dessiné comme un bel homme d'âge mur, avec la même recherche de physiques, en inadéquation avec les portraits traditionnels de Gotham City, qui fait du Joker de ce numéro une sorte de prince charmant des ténèbres. Plutôt carré, musculeux, les cheveux éparpillés sur le visage, une mâchoire d'acier et un regard perçant : un Joker dont il ne reste plus, de ses attributs physiques habituels, que le nez crochu et le menton prononcé. Une approche de bande-dessinée dans les codes des oeuvres pour jeunes adultes, entre une belle jeune femme relativement "normale" et un beau ténébreux, charismatique en dépit de ses tendances meurtrières.
Au-delà du dessin, le scénario de Sejic garde quelques qualités notables : ce premier numéro cite explicitement Mad Love et la relation d'Harleen avec un de ses professeurs de fac', son "surnom" hérité de la blague "chevaucher sa Harley" et les tendances mythomanes du clown. On trouve aussi une référence au Batman de Tim Burton, quand le vilain dessoude son lieutenant avant de se tourner vers un autre de ses hommes pour le bombarder "nouveau bras droit". Une scène explique la différence entre la recherche de la vérité et l'envie de soigner les malades contre la réalité des lobbys pharmaceutiques, qui ne financent pas les projets où le profit n'est pas garanti, et une autre rappelle la difficulté du débat de la santé mentale comme justification des pires horreurs, vu par un Harvey Dent inquiet de voir les gangsters échapper à la justice sous cet argument.
Ces qualités, associées avec quelques découpages intéressants, n'ont cependant rien de suffisamment élaboré pour éviter le fatidique sentiment de redite. Qu'on le veuille ou non, l'origine définitive d'Harley Quinn, Mad Love, joue contre la Harleen de Stepan Sejic en devenant un point de comparaison naturel. Puisqu'il s'agit tout simplement de la même histoire. Si beaucoup avaient regretté que Batman : Zero Year change la série de faits retracés par le Year One de Frank Miller et David Mazuchelli, le bouquin de Scott Snyder avait, au moins, le mérite d'innover, et Paul Dini, par-delà les quelques pages consacrées à la vie de Harley et à sa rencontre avec le Joker, proposait aussi une aventure inédite dans Mad Love, poussant plus loin notre rapport au clown et sa relation avec le justicier de Gotham City. En n'oubliant pas de proposer des personnages dépassant le cadre d'archétypes déjà vus, avec de la personnalité et différents degrés de lecture.
Dans le cas présent, l'esthétique seule ne suffit pas, et risque même de déplaire fortement à ceux qui n'accrochent pas à ce style, très particulier, très numérique et très inhabituel dans ses choix de couleurs. Bavard, trop long pour ce qu'il développe, ce premier numéro n'augure rien de follement passionnant, sauf pour les fans de l'artiste qui en auront certainement pour leur argent. D'une manière générale, l'avalanche de projets Joker ou Harley Quinn semble avoir été commandée pour de mauvaises raisons, sous l'argument du réflexe usé qui voudrait que chaque film devrait engendrer une explosion de sorties détaillant chaque facette des personnages concernés. En définitive, l'origine d'Harley Quinn méritait certainement d'être interrogée. Répétée, mythifiée ou prolongée dans un traitement particulièrement premier degré et dessiné comme une romance pour adolescents, pas forcément.
Harleen #1 se matérialise sous le regard du lecteur comme l'étonnant aboutissement d'une longue exploitation commerciale, qui aura poussé DC Comics à faire un peu trop de Harley, de Joker et de Batman ces dernières années. Occupant à eux trois une bonne partie des sorties du DC Black Label, en n'oubliant pas Heroes in Crisis, le Batman Who Laughs ou les différentes séries sur l'ancienne psychiatre, l'éditeur aurait perdu de vue les fondamentaux de chacun d'entre eux pour les décliner, bêtement et simplement, à différentes sauces selon les propositions des artistes. Sans être fondamentalement mauvais, ce premier numéro vient surtout montrer les limites ou le trop plein de cette exploitation, ou poser la question de ce sempiternel retour à l'origin story déjà vue, déjà lue et déjà, somme toute, achetée par des milliers de lecteurs. Cette obsession des premiers pas d'un héros et d'une héroïne auquel on revient à intervalle régulier serait presque un passage obligé pour les personnages populaires, avant de leur donner la chance de s'émanciper et de raconter autre chose. Aussi, on se dirigera plutôt vers Breaking Glass, la Harley de Sean Murphy ou la série animée de DC Universe si l'on est fan, mais pas au point de tout acheter les yeux fermés.