Ouvrage indispensable de l'histoire des éditions Marvel, la mini-série Marvels de Kurt Busiek et Alex Ross est réapparue en ce début d'année sur les étals des volumes Panini. Une version "moderne" qui ajoute aux quatre chapitres du relié habituel le numéro spécial Marvels : Epilogue #1 publié l'an dernier pour les vingt-cinq ans de cet énorme travail. Une belle opportunité de le redécouvrir, au moment où Busiek et Ross reprennent peu à peu une activité plus soutenue dans les colonnes de la Maison des Idées, et pour répondre au travail de fond proposé par Urban Comics sur l'importation (en Français) des oeuvres de l'artiste peintre.
Marvels appartient à cette catégorie de bouquins qui comptent. A l'instar de Kingdom Come, un chef d'oeuvre apparu dans une décennie plus sèche sur le plan des histoires importantes, et plus généreuse sur le plan du dessin. Se présentant comme un superbe hommage à l'âge d'or et à l'âge d'argent des comics Timely et Marvel, la mini-série trace les contours d'un début de carrière fulgurant pour deux prodiges s'apprêtant à entrer dans l'histoire de l'art séquentiel, deux styles qui n'évolueront plus, cantonnés à une méthode unique en son genre. L'un à la machine à écrire, l'autre au pinceau, et l'histoire des héros de Marvel, le rapport à l'histoire, au réel, au point de vue banal de l'homme de la rue, et à la superbe des surhommes dans leur dynamisme, leur vol majestueux entre les gratte-ciels de l'urbanisme américain.
Marvels démarre par l'invention du premier "super-héros" de Timely Comics, avec quelques pages en peintures et en prose sur la première Torche Humaine. Suivront ensuite Namor et Captain America, puis tous les autres grands héros des premiers temps de Marvel pendant la fameuse mode des super-héros de 1940. A la différence de beaucoup d'autres, Kurt Busiek choisit toutefois de ne pas s'intéresser de trop près à ces figures de personnages puissants ou costumés. Aux musclés, aux monstrueux ou aux héros bannières, il préfère l'homme du quotidien, citoyen normal dans un monde de miracle, à l'image de son travail sur Astro City. Le héros est un photographe du nom de Phil Sheldon raisonnablement inspiré du journaliste Ben Urich, qui va vivre, au premier plan, l'apparition des "Marvels", un surnom qui qualifie l'ensemble des héros à pouvoirs, des personnages de comics qui forment le quotidien de cet univers vécu à hauteur d'homme.
Le point de vue choisi met en perspective l'histoire même de Timely Comics et de Marvel sur plan plus terre-à-terre : imaginer la vie d'un individu au milieu de la foule, pendant que se trament au sommet des bâtiments de New York les aventures des gloires costumées. Busiek déploie une panoplie d'astuces et de techniques bien trouvées pour donner un sens du réel à ces faits que l'on découvrait, à l'époque, dans des revues pour enfants. Les scénarios mettent en scène une gravité, un sérieux, une peur panique de la foule face à l'apparition de tel ou tel super-méchant guignolesque, un miroir déformant du racisme de l'Amérique blanche devant les X-Men et l'authentique parabole sur la différence posée à l'époque, ou un décalque très authentique de la fascination du peuple pour les icônes populaires à quelques temps de là. L'auteur prend un point de vue d'adulte sur le fantasque et le pittoresque des héros de l'ère Stan Lee, avec les planches d'Alex Ross et son style photo-réaliste pour appuyer cette superbe réinvention. Entre les coutures de la biographie fantasmée de Phil Sheldon, s'instaure un propos méta-textuel sur les comics de super-héros. Leur grandeur, leurs faiblesses, leur traitement médiatique.
Le photographe, éborgné pour avoir voulu voir de trop près un combat entre Namor et la Torche, devient l'incarnation du regard du lecteur. L'oeil de la caméra. Dans un monde qui ne s'embarrasse pas avec la fiction séquentielle - réflexion logique, pourquoi vendre des comics quand le monde lui-même est suffisamment rythmé pour distraire - Sheldon invente l'équivalent local de la bande-dessinée. Des albums photos à l'effigie des vedettes enrichis de textes descriptifs, dont un numéro spécial pour le mariage de Reed Richards et Sue Storm, à l'image des Wedding Specials courants dans l'industrie de la BD, que l'on peut aussi choisir de lire comme une main tendue vers la yellow press, les revues prenant pour sujet les vedettes du cinéma apparues avec les premier temps de la télévision.
Plus haut, avant la guerre, les journalistes attendant de connaître l'issue du combat entre la Torche et Namor écoutent la radio, qui décrit leur affrontement comme les vieux sériels audiophoniques d'autrefois. Ces formats d'histoires narrées à la voix ont longtemps été le seul support d'adaptation pour bien des personnages, à l'époque où tous les foyers aux Etats-Unis ne possédaient pas de télévision. Celle-ci se fera aussi une place dans cet hommage méta' aux héros de fiction, avec des affrontements filmés comme des reportages sur le terrain ou d'authentiques films d'action de la grande époque. Dans cette grande place accordée aux médias, Sheldon passe pour un équivalent de Jack Kirby. Inventeur, narrateur, et en quelque sorte dessinateur, le bonhomme est aussi un vétéran de guerre. Passionné par les figures costumées, il claque la porte de l'industrie et choisit de ne plus participer au monde des Marvels - comme Kirby, abandonnant son histoire au début des années 1970. Son rapport avec les différents "éditeurs" présents évoquerait la relation de travail du géant avec des Martin Goodman ou Stan Lee, dans un réel habillé de fiction.
Ce rapport méta' à la matière des super-héros serait aussi à lire selon un agenda particulier. Publiée en 1994, la série des Marvels intervient cinquante années après la parution de l'ouvrage La Séduction des Innocents du psychiatre Fredric Wertham. Célèbre pamphlet contre la bande-dessinée, prétextant d'une influence supposément néfaste des comics sur l'esprit des enfants, la sortie de ce bouquin s'accompagnera d'une fronde dans l'opinion publique contre les super-héros. L'environnement quotidien de Phil Sheldon est empreint de cette défiance perpétuelle. De quidams de la rue choisissant de haïr ou de mépriser les surhommes, plutôt que de les remercier pour leur service.
Là-encore, cet élément peut aussi se lire à un autre niveau - comme une critique ou un hommage à l'esprit des récits de l'âge de bronze. Passant après les volumes plus optimistes, plus lumineux, où tout finit bien, de l'âge d'argent, la transition vers cette autre période sera marquée par un déclin progressif de l'utopie pour mener vers des thématiques plus sociales où la mort apparaît enfin. La sanctification de cette période chez Marvel se traduira par le décès de Gwen Stacy, épisode immensément culte et vécu avec comme une affreuse déchirure par Sheldon qui voit l'idéal de ses justiciers préférés disparaître au moment où la fiction entre de plus en plus dans le champ du réel. De ces innocents qui n'ont pas pu être sauvés.
Comme dans la plupart des oeuvres de Kurt Busiek, Marvels est aussi une superbe aventure humaine. Armé d'un don quasi-unique pour les récits de vie, l'auteur épluche l'existence de Sheldon depuis ses débuts de journaliste ambitieux jusqu'à son rôle de père, oubliant, dans la passion du travail et l'acharnement de ses obsessions personnelles, l'importance de sa famille et de ses enfants. A l'image de ce que le scénariste proposera sur Superman : Identité Secrète ou Batman : Creature of the Night, l'humanité prend une place toute particulière dans une oeuvre où tant de héros invincibles s'entrechoquent et se bousculent à intervalles réguliers. Une séquence particulièrement touchante voit la famille Sheldon accueillir une jeune mutante cherchant à échapper aux persécutions, sur fond de manifestations brutales contre les minorités dans les quartiers résidentiels. La scène frappe, évoque une réalité pas si lointaine des Etats-Unis, contre les populations noires réclamant leur part de droits et d'égalité sociale. Plus loin, lorsque Galactus rend visite aux humains dans une adaptation à couper le souffle du triptyque de Lee et Kirby, on suit un Phil désemparé face à l'apocalypse, rentrant chez lui pour serrer contre lui sa femme et ses deux filles pour la toute dernière fois. La peinture de cet ultime repli familial face à la fin de tout est belle, touchante, sincère (et autres platitudes pour décrire un sentiment qui ne se décrit pas).
Passant à travers l'histoire de Marvel comme un témoin privilégié, le photographe nous offre une perspective qui ne s'était encore jamais vue. Là où des projets comme les Grand Designs ou Secret History of the Marvel Universe évoquent la naissance et le parcours des puissants, Kurt Busiek et Alex Ross traversent une uchronie de fiction qui s'intéresse aux petits, aux normaux, aux humains banals, en prenant le sujet au sérieux, et en n'oubliant pas le rêve et la majesté de cette forme d'art à part entière que recouvrent les super-héros. Magnifique voyage dans les interstices des cases, le hors champ des aventures de justiciers, sans jamais trahir la promesse de ne pas intervenir ou de ne pas chambouler le canon de la continuité.
Une histoire probable, puissante, qui remet en perspective la naïveté de plusieurs époques en décrivant avec une grave maturité une génération entière de fiction pensée pour les plus jeunes - signant ainsi une parabole avec ceux qui formaient le corps même de l'industrie des comics. Les auteurs, comme des journalistes, ou témoins d'un événement qui les dépassera plus tard, de la même façon que le public assistait sans le comprendre à la naissance de nouveaux mythes dans l'inconscient américain, de Hercules ou Hector modernes sous une armée de paire d'yeux subjugués. A d'autres niveaux de l'histoire, on trouve des réflexions sociales ou politiques sur les Etats-Unis des années soixante, aux vedettes de l'époque ou à la part sombre des fantasmes que l'on porte aujourd'hui sur ces décennies passées. Un Clark Kent et une Lois Lane se baladent ici ou là, dans un jeu de références chères à Alex Ross.
Difficile d'ajouter quoi que ce soit sur les qualités de peintre de cet immense artiste, tenu en très haute estime dans l'histoire de l'illustration de BDs. Se réappropriant les costumes souvent poussiéreux de ces grandes époques, Ross rend son propre hommage, entre réalité et clins d'oeils, aux tenues, aux postures, aux physique des surhommes de Timely et Marvel. Absolument magnifique, le volume trouve toute sa majesté dans cet éternel jeu de postures réalistes dès qu'il s'agit du peuple et de ces visages qui regardent vers le haut, et de cabrioles invraisemblables et élancées dès que les super-héros entrent dans le champ du regard. Hommage aux dynamisme de Kirby, aux superbes traits de Romita Sr., mais aussi à Norman Rockwell, Edward Hopper, aux codes de l'image et des costumes de deux périodes des Etats-Unis. Ici ou là, on retrouve des couvertures de comics mises en scène dans le paysage, souvent décalquées à l'identique pour appuyer le rapport entre la fausse réalité de Sheldon et celle plus vraie de l'histoire authentique, des numéros imprimés sur papier dans notre monde à nous.
En ce qui concerne le Marvels : Epilogue #1 qui clôture cette réédition, on aurait aimé un ensemble plus large ou plus analytique. En sort une réplique à lire au second degré - lorsque Sheldon, comme Kurt Busiek, admet qu'il était incapable de ne pas abandonner sa retraite - et une petite conclusion sur le chapitre mutant. Comme dans le monde de Marvel, les X-Men ont gagné leur place dans la normalité des super-héros à partir d'une certaine époque où l'enjeu du racisme se sera fait moins important. Pour ça, et pour retrouver un Alex Ross du présent toujours agile de ses pinceaux, on aime ce complément qui a le mérite de conclure sur une note plus optimiste que la première mini-série.
Que reste-t-il à dire ? A l'ombre des numéros publiés de mois en mois, d'années en années, qui s'acharnent à poursuivre encore et toujours les aventures de héros ou d'héroïnes aussi vieux que nos grand-parents, Marvels parle autant des comics que de leur industrie, de leur réalité et de leurs lecteurs. Analyse fascinante sur le phénomène culturel des justiciers masqués, tranche de vie poignante, exercice de style réussi, Phil Sheldon conte, dans l’entrebâillement du troisième et du quatrième mur, l'histoire de l'entreprise Marvel, l'histoire de ses artistes, l'histoire de ses icônes depuis que ceux-ci sont apparus pour la toute première fois pour marquer à jamais l'imaginaire collectif des Etats-Unis. Un ensemble foisonnant et passionnant pour celles et ceux qui aiment ou veulent aimer la bande-dessinée, illustré par un artiste qui se sera inscrit à son tour au panthéon des légendes depuis. Seul véritable reproche : un format plus agrandi aurait permis de mieux profiter des planches (même si c'est plus pratique pour trimbaler dans le train).
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