Alors que l'on fête ces derniers temps de nombreux anniversaires à gros chiffres, la question du vieillissement des super-héros continue de se poser. Les grands personnages ont été créés il y a des décennies, et n'ont pas vraiment eu le droit de prendre de l'âge, afin de rester pertinents pour un lectorat qui, lui, continue de se renouveler. La sainte continuité des comics a cet avantage qu'elle permet d'aller piocher dans des histoires écrites il y a très longtemps, pour en développer de nouvelles, et donner l'impression d'une très longue saga pour chacun de nos personnages préférés.
Le souci, c'est que cette méthode tendrait à prêcher pour un certain immobilisme, et ne vise pas à faire grandement évoluer les héros et héroïnes dans tous les âges de la vie, avec ce que chaque période peut impliquer. Parce que même lorsqu'on est Spider-Man, les grands pouvoirs et les grandes responsabilités ne sont pas les mêmes que l'on ait vingt ans ou cinquante bien marqués. Alors que justement, le Tisseur fête bientôt ses soixante balais, c'est avec le projet ambitieux Spider-Man : L'Histoire d'une Vie que Chip Zdarsky nous propose le concept suivant : et si l'on retraçait le parcours de Peter Parker en temps réel, depuis son apparition dans les années '60 jusqu'à nous jours ? A proposition audacieuse, le résultat est réussi.
Audacieuse, parce que le but de Zdarsky n'est pas d'inventer de toutes pièces cette histoire où Peter Parker vieillit "en temps réel", mais bien d'incorporer dans cette timeline les plus grands événements dans l'historique du Tisseur. On s'intéressera donc à ces moments marquants de Spider-Man en comics, adaptés, voire mélangés, pour tenir cette formule où chaque chapitre se concentre sur une décennie de l'existence du super-héros. Des débuts de Spider-Man en passant par la mort de Gwen Stacy, avec une emphase soutenue sur la saga du Clone, un certain costume noir, jusqu'au passage de flambeau à Miles Morales. L'Histoire d'une Vie est autant une réinvention bien ficelée qu'un hommage respectueux à ce qu'a vécu, depuis sa création, Spider-Man. On ne citera pas toutes les histoires référencées pour ne pas gâcher la lecture, mais vous êtes prévenus : c'est riche. Bien entendu, cet élément rend l'ouvrage plus appréciable pour celles et ceux qui connaissent déjà bien les grandes sagas dédiées au Tisseur, mais Zdarsky, en détournant les références pour les faire coller à son récit, laissera aussi les profanes à se familiariser avec des idées qu'il pourra ensuite retrouver dans les comics originels.
Là où le scénariste réussit également son entreprise, c'est en n'oubliant pas que faire vieillir normalement Parker implique que le monde qui l'entoure subit avec lui le passage du temps, qu'il s'agisse de héros ou d'alliés. Zdarsky prend donc le pari de donner une interprétation de ce que donneraient également des ennemis rattrapés par le grand age, des héros sonnés et bouleversés par les événements du monde réel - par exemple, comment illustrer le conflit de Tony Stark et Steve Rogers, qui donnera lieu à Civil War, en plaçant les prémisses directs dans la Guerre du Vietnam. L'occasion aussi de jouer sur des questions d'héritage et de choix de vie. La relation entre Spider-Man et Norman Osborn, par exemple, ou Dr. Octopus, trouve des justifications (parfois surprenantes) pour expliquer que l'animosité dure aussi longtemps. En parallèle, c'est aussi avec une certaine finesse que le scénariste réussit à lier dans une même vie les deux grandes histoires d'amour de Parker avec Gwen Stacy et MJ.
Révélé sur la saga comique Sex Criminals avec Matt Fraction, et formé dans un premier temps aux titres légers chez Marvel comme Marvel 2-in-1 ou Peter Parker : the Spectacular Spider-Man (sur lequel il se familiarisait déjà avec l'univers arachnéen), Zdarsky a su prouver par la suite qu'il savait aussi traiter les sujets sérieux et apporter des enjeux importants dans ses histoires. Dans Spider-Man : L'Histoire d'une Vie, il n'est pas que question de faire une grande réinvention de la vie de Parker, mais de parler de ses motivations, de ses rêves, et de jouer sur le dogme de ses principes fondateurs. Qu'on passe d'un étudiant plein d'idéaux et révolté contre la politique de son pays, à un homme mûr qui délaisse sa famille par sens du devoir, Parker doit composer avec ce costume qui se transforme en fardeau sur le poids des années. Cet acharnement à vouloir faire le bien trouve une belle résolution, touchante, qui pourra arracher une larme aux lecteurs et lectrices les plus sensibles.
Sur la partie artistique, on retrouve Mark Bagley, dessinateur parmi ceux qui ont marqué l'histoire en dessins de Spider-Man, et qui se montre à un niveau toujours très élevé. Bien entendu, chacun apprécie ou non la patte du dessinateur, qui colle à une certaine idée du mainstream efficace. Le trait et l'allure se veulent modernes, l'action détonne, le vieillissement des personnages est réussi, héros comme vilains, et les planches sont bien remplies. Le contrat est donc honoré, à ceci près qu'un projet comme Spider-Man : L'Histoire d'une Vie, aurait gagné à être collaboratif. Puisqu'il s'agit d'avoir une décennie par chapitre, on aurait aimé que Marvel (ou Zdarsky) confie la tâche à un artiste différent à chaque fois, et que le style en vigueur de l'époque soit adapté pour que l'ambition du scénario colle aussi à une démonstration de savoir faire sur le plan visuel. Bien entendu, on ne jugera pas l'ouvrage sur ce qu'il aurait pu être mais sur ce qu'il est, et Bagley a clairement de quoi se défendre. Un peu plus de folie dans le découpage n'aurait pas été de trop ; par ici, en revanche, on aime toujours autant de voir Spider-Man se détacher en surimpression des décors par les gros contours encrés.
Et si Peter Parker avait vieilli naturellement depuis sa naissance ? Avec cette simple idée, Chip Zdarsky fait de Spider-Man L'Histoire d'une Vie une réinvention du mythe du Tisseur audacieuse et futée. Entre réinvention et hommage permanent aux grandes sagas de l'Homme-Araignée, le scénariste applique le sacro-saint discours des responsabilités en l'adaptant en fonction de l'âge. Un récit touchant, aussi plaisant à découvrir pour les amateurs de Spidey que pour les profanes qui auront droit à une proposition qu'on ne retrouve hélas pas tous les jours. Avec un Bagley efficace aux dessins, le titre est à placer au sein des belles surprises, ponctuelles de la Maison des - cette fois- bonnes Idées.
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