C'est le déconfinement ! Joie ! Après quelques jours en réouverture partielle, rendue possible par des systèmes de "click & collect", les lecteurs de comics peuvent retourner dans les librairies spécialisées et les comic shops de France. Par la même occasion, le circuit de l'édition peut redémarrer, les éditeurs ayant quantité de bouquins en retard à fournir aux libraires. Oui, beaucoup ayant fini leurs piles à lire (les fameuses "PAL"), la soif de nouveautés se fait sentir. Après ces six semaines d'arrêt quasi-complet, n'y aurait-il pas en revanche un risque à vouloir relancer la machine "comme avant" ?
Le monde d'après, c'est un concept qui ne s'appliquera pas qu'à la vie pratique, car tout le secteur culturel a pâti de la crise du coronavirus. Le secteur du livre a, comme beaucoup d'autres, pris de plein fouet les mesures de confinement généralisées, avec une mise au pas de tous les rouages de la chaîne. Les éditeurs ont suspendu leurs publications puisque les librairies n'étaient plus ouvertes. Ces dernières ne pouvaient pas toutes continuer à faire de la livraison, ou ont choisi de ne pas en proposer pour sauvegarder la santé des livreurs et autres distributeurs. Et tout au début de la chaîne, grand nombre d'auteurs et artistes ont vu leurs projets être mis en pause, voire stoppés, quand d'autres qui devaient voir le jour se verront sûrement reportés à bien plus tard. Sans oublier bien sûr les équipes créatives qui devaient sortir un bouquin juste avant la fermeture des librairies.
Un constat effroyable pour tout un secteur d'activité, à tous les niveaux. A l'heure du déconfinement, on aurait envie de relancer la machine, d'aller alimenter cette belle industrie de la bande dessinée, mais cette reprise porte avec elle un danger : le risque d'un colossal embouteillage des sorties, un problème pour les éditeurs, qui voudront sortir au plus vite tous les titres qui devaient arriver au début du printemps et dans une fenêtre temporelle réduite. Les libraires devront en conséquence faire des choix dans leurs commandes ; et pour être sûr de faire leur chiffre d'affaires, il faudra bien miser sur les valeurs sûres, les titres les plus vendeurs, au risque de laisser mourir des sorties plus risquées, potentiellement plus riches artistiquement (le critère déterminant de la marque ou du personnage vedette n'étant pas le point fort des indé').
Dans le circuit normal, la surproduction, malgré ce qu'elle a de surréaliste dans un secteur où l'offre est bien plus importante que la demande, reste une façon de procéder "acceptable" car pour une bonne partie des maisons d'édition, les plus grosses ventes permettent généralement de soutenir les ouvrages plus atypiques, moins en vue, qui se vendront moins, mais seront peut-être plus intéressants à lire, à découvrir, pour nourrir un lectorat fidèle et plus exigeant en termes de qualité, au-delà du plus grand public. Dans l'après-confinement, cette façon de faire ne sera plus viable, puisque, avec l'embouteillage à prévoir, les "petits" ne profiteront pas de ce soutien et seront directement réexpédiés à l'éditeur, s'ils sont déjà commandés. Ces retours, qui permettent au libraire d'être remboursé de sa commande (dans une méthodologie saine en temps normal), ne sont pas du tout à l'avantage de l'éditeur, qui doit se retrouver à gérer un stock d'invendus. Bien souvent, ces livres partent vers ce qu'on appelle le pilon : ils sont détruits, tout bonnement, parce que le coût de cette destruction revient moins cher que de devoir entreposer ou stocker le surplus.
Le second problème dans la reprise des sorties, c'est que si les nouveautés arrivent trop rapidement, les titres publiés juste avant le confinement, ou qui ont été bloqués par la fermeture des librairies, n'auront même pas le temps d'exister. A chaque office (livraison de nouveautés), les boutiques doivent faire de la place pour les ouvrages flambants neufs. Là aussi, le risque est que ceux qui avaient un peu de temps pour exister dans les rayons (histoire que le bouche à oreille puisse se faire, ou que la bonne personne en parle sur ses réseaux sociaux) disparaîtront en un clin d'oeil. Au cours des dernières semaines, on surveillait donc avec appréhension les plannings de reprises des éditeurs de comics.
Sachant en outre que cette partie du secteur de la bande-dessinée, en France, est particulièrement petite : les comics ne représentent au final que 10% du marché, et les questions soulevées ici sont encore plus importantes si on s'intéresse à toute l'industrie du livre illustré dans le pays, concernée par les mêmes problématiques avec le déconfinement. De plus, on a la "chance" de ne pas trop s'intéresser à la question des auteurs (qui vivent de leur côté une période dramatique), puisque les éditeurs de comics français font pour la quasi totalité des ouvrages du "simple" achat de droits - ce qui n'est en rien une dépréciation de leur travail, bien évidemment. Cela signifie qu'une baisse des ventes chez nous n'aura pas le même impact sur le revenu des auteurs du collectif anglo-saxon, qui ont déjà eu l'occasion de publier au préalable leurs travaux sur le marché américain, avant d'être traduits et importés en France.
Pendant le confinement, un éditeur (qui a tenu à garder l'anonymat) nous confiait en vue de cette reprise : "Il n'est pas déraisonnable de penser que les librairies vont privilégier à la ré-ouverture les livres a fort potentiel de vente. Ils sont en bout de chaîne, et leur survie est en jeu. Elles n'auront pas la capacité d'encaisser deux mois (au moins) de sorties reportées. Il me semble irréaliste d'imaginer qu'a la réouverture des librairies, les lecteurs vont se ruer et dévaliser leurs étagères. Il est probable que certains cartons repartent directement chez le distributeur. Il me semble que la conduite responsable pour les éditeurs est de limiter le nombre de sorties pour le reste de l'année et privilégier les titres qui semblent les plus forts. La superposition des nouveautés serait néfaste a toute la chaîne du livre, petits éditeurs compris, évidemment."
Ce n'est pas pour rien qu'on a vu plusieurs maisons d'édition faire leurs annonces avant de se rétracter et proposer des plannings modifiés. Au milieu du mois d'avril, un premier agenda des éditeurs diffusés par DelSol nous parvenait. On découvrait avec une pointe de stupéfaction que Panini Comics annonçait pour le 20 mai pas moins de vingt titres, softcovers et albums confondus. Un chiffre énorme qui peut représenter parfois le nombre annuel de sorties d'un petit éditeur (à la Kinaye, Bliss Editions ou HiComics). Fort heureusement, la maison d'édition sera revenue sur sa première intention, et ne proposera ses premières nouveautés qu'à compter du 3 juin. Une date qui semble plus raisonnable : entre le 11 mai et le 3 juin, on comptera au moins trois semaines pleines pour laisser vivre les sorties du début d'année, ainsi que certains titres bloqués au moment du confinement (les Bloodshot de Bliss, mais aussi quelques indés de Delcourt). A côté, on voit qu'Urban Comics, à l'instar de son homologue à deux lettres américain, y va plus fort, avec une reprise des nouveautés fin mai - même si là aussi, on voit des efforts faits sur le nombre de sorties par semaine, vu à la baisse par rapport à "avant".
On voudrait bien entendu, dans un monde idéal, parier sur une entente cordiale des différents acteurs du marché, qui accepteraient de "jouer le jeu", en limitant le nombre de sorties, les tirages des albums, en étalant le retard sur un intervalle de temps le plus large possible, de façon à ce que les libraires puissent respirer, et que les plus petits éditeurs aient plus de chances pour faire vivre leurs ouvrages. Bien entendu, Panini, Urban et Delcourt (qui représentent à eux trois plus de 80% du chiffre du marché des comics VF) seront dans le viseur plus que les autres, puisque c'est leur production qui, si elle était trop importante, mettra à mal tout ce pan de l'édition. Pourtant, ces trois éditeurs ont eux aussi des titres importants, risqués, à défendre, et qui apportent beaucoup à la richesse de l'offre. Un Swamp Thing d'Alan Moore a tout autant le besoin d'être défendu qu'un titre indé' face aux monstres Batman et compagnie.
Dès lors, en attendant de voir les choix des uns et des autres, tant des éditeurs que des libraires, qui vont devoir composer avec leurs propres envies de mettre en avant tel ou tel ouvrage, et les réalités économiques qui vont forcer à commander les best-sellers, le lectorat a lui aussi aujourd'hui sa part de responsabilité. Peut-être plus encore en ce moment où "relancer l'industrie" devient un geste politique. Soutenir les titres indés ? Les plus petits éditeurs ? Attendre un peu plus longtemps pour miser sur les "hits" qui sont amenés à rester longtemps dans les rayons (on ne doute pas qu'un Batman : Last Knight on Earth soit encore là dans plusieurs semaines) ? Punir ceux qui surproduiront trop pour inciter à revoir la façon de faire ?
C'est peut-être en ce moment que les lecteurs, par leur pouvoir d'achat, ont l'opportunité de dicter une autre façon de fonctionner de cette industrie. Un circuit qui doit de toute façon être revu en profondeur, à bien des égards. Mais si l'on commençait par "calmer le jeu", ne plus se presser, ne pas se précipiter sur la nouveauté coûte que coûte - en somme, prendre plus de temps pour ses lectures plutôt que de miser sur la quantité ? Si pour les comics, l'attitude de nos éditeurs est quelque part dépendante de la façon de faire Outre-Atlantique, nous avons en tant que lecteur, très certainement, une carte à jouer pour faire évoluer le marché de demain.