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La Ligue des Gentlemen Extraordinaires : La Tempête - Dernière croisade du géant

La Ligue des Gentlemen Extraordinaires : La Tempête - Dernière croisade du géant

ReviewPanini
On a aimé• Somme de références et de réflexions
• Un jeu sur les formats de récits
• Invitation à la culture
• Une fin de carrière en forme de feu d'artifice
On a moins aimé• Les lunettes de l'édition Panini ne fonctionnent pas
• Demande un sérieux investissement de lecture
• C'est (déjà) fini
Notre note

L'année dernière, Alan Moore mettait un point final à sa carrière de scénariste de bande-dessinée avec le dernier volume de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Après quatre décennies à opérer à différents endroits de l'art séquentiel, l'auteur retrouvait son vieil ami Kevin O'Neil pour un dernier volume, peu de temps après avoir occupé la décennie avec l'excellente trilogie Nemo, branchage dérivé de la généalogie des Gentlemen plus proche des premiers chapitres, en esprit. La Tempête a, depuis, été publiée en Français chez Panini Comics, pour combler un coin de bibliothèque chez les amoureux du sorcier de Northampton, probablement heureux de retrouver un Moore plus exubérant que dans ses folles rêveries littéraires.

Mais, pour ceux qui auraient pu déjà sentir une sorte de résistance à la lecture de Jérusalem en langue originale, ce dernier volume de La Ligue pose un problème comparable d'accessibilité. D'entrée de jeu, la première critique à adresser à l'auteur, en replaçant l'ouvrage dans une longue progression personnelle, est encore la même : La Tempête est un ensemble dense, complexe à aborder, souvent confus ou verbeux et qui ne fait rien pour faciliter le travail au lecteur impatient. De la même façon que Moore a pu se fâcher avec les super-héros, trop enfantins, trop simplistes, trop peu malléables aux propos utiles, il paraît vraisemblable que le bonhomme en ait aussi eu assez de mâcher sa narration au profit d'un grand public qui ne l'intéresse plus - à l'image de bien des écrivains qui n'ont plus rien à prouver, il évalue désormais son travail à la hauteur de ses propres goûts, sans concessions aux codes rigides de la fluidité d'un scénario.
 
La question se joue d'ailleurs à plusieurs niveaux - d'une part, Moore gonfle les muscles, pour prouver à ceux qui l'accusaient de radoter ou de s'être enfermé dans une case d'élitiste aigri, qu'il est encore capable d'inventer de nouvelles façons de raconter des histoires. La Tempête, comme toute oeuvre testamentaire, est aussi un immense fourre-tout d'idées qu'il gardait en tête depuis longtemps, compilées en un seul bouquin. Là-dessus, les choix de format, le rapport au matériel comics, les ruptures du quatrième murs sont nombreux, participant à créer cet effet d'oeuvre complexe ou difficile d'accès. La méthode a, en réalité, un sens, et accompagne une obsession de Moore distillée entre Jérusalem et Providence : interroger les rapports de sens entre l'histoire, le mythe, la fiction et la réalité, le débat de l'oeuf ou de la poule appliquée à l'invention et au réel dans un grand jeu de "qui a d'abord inspiré qui". 
 

 
La Tempête démarre presque immédiatement après le dernier volume de la Ligue, Century. Alan Quatermain est mort, Night (Bottes de Cuir) a rejoint l'équipe de Mina et Lando, et le vieux Jimmy (James Bond) a pris la tête du MI-5 en se faisant désormais appeler M. Sans ressources, les trois héroïnes vont se tourner vers le dernier né de la lignée des Nemo, Jack, avatar moderne des combattants de la liberté, tandis que Jimmy cherche à détruire les derniers vestiges de la fiction d'autrefois pour imposer sa vision du monde, plus cruelle, plus patriarcale ou sexiste, dépourvue de grandeur ou de noblesse. En toile de fond, Moore s'amuse également à recomposer l'histoire du super-héros dans le monde compliqué de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, un point de vue que les volumes précédents n'évoquaient que très partiellement. Dans un hommage croisé aux grandes oeuvres du comic strips, aux sagas cosmiques de Jack Kirby ou Steve Ditko, du comparatif entre l'industrie du surhomme américain contre celle du surhomme britannique, l'ensemble est là-encore extrêmement dense, et nécessitera beaucoup de recherches pour comprendre certains jeux de références ou d'explications généalogiques dans les rapports entre éditeurs et auteurs de BDs.
 
Avec sa fameuse rengaine, comment enrichir la fiction séquentielle, Moore puise dans ses expériences avec le Black Dossier ou Watchmen en faisant passer ses personnages par différentes formes de récit. Le comic strips, origine matricielle du super-héros mais aussi du roman noir et de la fiction d'espionnage par ricochet, mais aussi la publicité, les magazines de vacances, la BD en trois dimensions (encore) ou l'écriture en prose. Lorsque les héroïnes débarquent sur l'île du Captaine Nemo, un grand plan d'ensemble montre la civilisation inventée par ce révolté, vu de loin, et présenté comme une sorte de carte de parc d'attractions. Pour souligner la nature magique et particulière du Blazing World, ce-dernier est encore présenté avec la fameuse "technologie" de l'optique en trois dimensions, utilisant la stéréoscopique colorimétrique du rouge/vert, une technique très en vogue dans les années '50 à l'époque des revues, des premiers comics en 3D ou des diffusions télé'. 
 

 
Les couvertures de chaque numéro compilé dans cette édition rendent hommage à différentes catégories de BDs de cette période, désuètes, avec les périodiques romantiques à la Young Romance, les anthologies d'horreur à la EC Comics, ou un dernier numéro baptisé "2010AD", à la fois un hommage à la suite de 2001, L'Odyssée de l'espace et à 2000AD, hebdomadaire britannique considéré (à raison) comme la pépinière des géants de l'écriture ou du dessin britannique. Moore ou O'Neil y ont fait leurs premières armes, et conclure leur carrière mutuelle par un renvoi à ce fanzine monumental et très anglais passe pour un hommage logique et bienvenu à l'esprit de ces révoltés originaux (Pat Kills, John Wagner). D'autres hommages aux comics underground se baladent ici ou là, avec des références à Mad Magazine ou aux satiristes de la génération Crumb. Au-delà d'une simple nostalgie pour ces vieux garçons et les kiosques de leur enfance, la méthode s'inscrit aussi dans une grande recomposition de cette ère où les comics, gorgés de promesse, n'appartenaient pas encore à l'imaginaire dominant des corporations et du cinéma. Où le super-héros était encore un simple type de récit proposé en bande-dessinée, sans représenter la norme ou sans prendre systématiquement la tête des ventes. 
 
La façon dont Moore réinvente l'histoire du super-héros dans la diégèse de La Tempête interroge aussi, de façon satirique, les rip-offs anglais des personnages costumés venus des Etats-Unis, pour montrer comment l'art britannique avait pu présenter davantage de failles ou des équipes tournés vers d'autres obsessions que le prodige physique ou sportif. A sa façon, le Captain Universe est une réponse déformée de son propre Miracleman (Marvelman), un plagiat anglais de Captain Marvel (Shazam), qui, cette fois, n'hérite pas des pouvoirs de figures viriles ou épiques de l'Antiquité mais des grands noms de la science, des mathématiques et des arts. Les hommages à l'histoire des comics de justiciers sont très nombreux, avec des clins d'oeils aussi sincères que tordus par endroits. Moore et O'Neil tirent à feu nourri sur la récupération des super-héros par le cinéma, le refus des grosses sociétés à lâcher cette impressionnante planche à billets, et le critère normatif ou fascisant de ces personnages (le Comicsgate est d'ailleurs explicitement moqué dans un des faux courriers des lecteurs en fin de volume, rappelant à l'extrême droite moderne que Moore n'est pas favorable à la réappropriation de Rorschach).
 

 
D'une manière très générale, la finalité du volume revient à énumérer les grands arguments posés par l'auteur dans différentes oeuvres ou différentes entrevues : la façon dont l'argent étouffe l'art, et dont des figures comme James Bond, Harry Potter ou les super-héros ont tué l'innocence et la créativité de la fiction pendant le XXème siècle. L'un en déconnectant l'oeuvre de son auteur, en refusant de voir la créature laisser sa place et en devenant une franchise l'immortelle, l'autre en interrogeant l'effet de ce type de bouquins sur la compréhension sociale d'idées comme la magie et tout ce qui va avec (la quête du miraculeux, la quête de sens, l'interrogation sur le langage, l'art pictural ou les sciences) et le dernier, enfin, jouant un rôle de rouleau compresseur culturel auto-suffisant et perpétuellement renouvelé, prenant une telle place qu'il interdit aux autres d'exister dans son sillage, ou reposant sur une figure d'hommes tout puissants en accord avec la pensée individualiste, contre le progrès collectif et l'entraide sociale. La "vengeance" que propose Moore sera de voir ces formes de fiction plus anciennes envahir la réalité en représailles, quitte à détruire le monde au passage.
 
A la différence de travaux plus anciens, comme Watchmen ou From Hell, le scénariste manie avec moins de finesse les différents degrés de lecture, en étant cette fois un peu plus percutant quitte à chercher volontairement à agacer. D'aucuns trouveront le volume masturbatoire (en fonction de l'envie ou de la flemme de comprendre ce que l'auteur essaye de dire, ou de la volonté de participer à ce grand jeu de pistes et de références) ou incompréhensible. Pourtant, le travail n'est pas si différent de premiers volumes de La Ligue, beaucoup plus faciles d'accès. Il s'agit toujours de comprendre qui est qui, d'où vient qui, et d'ajouter à cette recherche un degré supplémentaire de compréhension. Savoir, par exemple, que l'Homme Invisible et les martiens de la Guerre des Mondes ont été écrits par le même H.G. Wells permettait de comprendre pourquoi les deux en venaient à s'unir dans la première génération. En définitive, Moore aura peut-être fait découvrir l'écrivain à quelques férus de bande-dessinées, qui ne connaissaient de ces deux concepts que leurs adaptations. Ici, le raisonnement est à peu près similaire, mais joue avec cent fois plus de concepts, de noms, de références et de private jokes
 

 
Comme une sorte de tacle à cette génération qui consomme avant tout les oeuvres du présent, et avant tout certains médias particuliers, comme le cinéma ou les séries télé', on serait tout à fait en droit de se dire que Moore fait exprès d'en mettre partout pour inciter les gens à se documenter sur les personnages d'autrefois, ou énerver ceux qui n'auraient pas envie de faire cet effort. Voire plus généralement, de proposer au lecteur ce qu'il a toujours fait : lire en filigrane d'un récit conventionnel (puisque sur le papier, il s'agit toujours d'un grand méchant provoquant une apocalypse par son comportement égoïste, et de héros cherchant à l'en empêcher si l'on voulait résumer l'intrigue générale) un propos plus général sur le rapport entre l'auteur et son lecteur, entre l'objet artistique que peut représenter une bande-dessinée, les interconnexions des oeuvres entre elles, l'héritage social et holistique d'une société en mouvement. Autrement dit, une BD en forme d'aboutissement, qui explose comme un immense feu d'artifice où tout s'entrechoque - références, formats de récits, questionnement du réel et du fictionnel, sens politique ou historique, monstres, super-héros, pulps, aventuriers d'autrefois, littérature, cinéma, etc.
 
La Ligue des Gentlemen Extraordinaires : La Tempête est donc bien le point final du Moore des comics, sorti avec ses rengaines et ses rancœurs de quarante années passées à combattre une industrie de plus en plus normée, et qui n'aura eu de cesse de le pousser vers la sortie tout en capitalisant sur ses chefs d'oeuvre individuels. A ce sujet, le bouquin passerait aussi pour une sorte de réponse méta' au rôle tenu par Sean Connery dans l'adaptation ciné' des premiers tomes de la Ligue - l'acteur reprenant une sorte de posture à la James Bond en vieil agent du gouvernement britannique, en retraite en Afrique comme Flemming aux Caraïbes, toujours accro' aux alcools forts, à la drague et agile de son pistolet. Le film faisait même de Moriarty un vilain de James Bond, avec une base dans le grand nord et un plan de conquête par l'armement. Moore détruit toute la récupération des romans de Flemming par les productions Albert Broccoli, et la manière son son oeuvre fut utilisée pour jouer le rôle de véhicule nostalgique au Bond originel du cinéma (en ajoutant qu'il s'agira d'ailleurs du dernier rôle de Connery, la méta-fiction répond à la méta-fiction).
 

 
Énormément d'autres éléments seraient à décortiquer dans le grand maillage présenté par Moore et O'Neil (toujours agile de ses crayons), et on ne doute pas que les biographes du scénariste auront à proposer un appendice relatif à cette seule saga de vingt ans que représente La Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Un avis compilé pourrait résumer le volume à une sorte de grande lettre d'adieu aux comics, par un auteur qui ne se sera jamais complètement senti à sa place dans les cases cadenassées de l'industrie, ou par un amoureux des lettres et de l'importance cruciale de la fiction sur le monde réel. Brumeux, complexe, labyrinthique, La Tempête est toutefois assez optimiste dans sa conclusion, en empruntant un gimmick de résurrection à Miracleman dans une futur en forme d'utopie pour ceux qui auront su quitter le monde avant qu'il ne prenne feu - ceux qui auront, comme Moore, claqué la porte, refusé le compromis ou de vivre au milieu du chaos sauvage de l'entre-déchirement. A ceux-là, il reste l'amour, la danse, l'exploration des idées et des mondes, un bilan bien plus enthousiaste que la peinture que l'on fait généralement de ce grand barbu authentique, à l'aise avec ses idées et son tempérament d'anarchiste érudit. A noter également : procurez vous les lunettes 3D rouge/vert des éditions anglophones, celles fournies par Panini ne permettent pas de profiter de l'effet d'optique de la dimension Blazing World.
 
Comme pour Miyazaki, Scorsese ou Tarantino, une génération de génies constructeurs de mythes est en passe de s'achever vingt ans après le début du XXIème siècle, à mesure que le temps passe et que la culture se réorganise pour fermer certains livres, à ranger dans les bibliothèques poussiéreuses du passé. Quoi qu'il soit sans nul doute le scénariste le plus important de l'histoire des comics, Alan Moore est aussi, avant tout, un homme de contradictions. Ainsi, il achève la Ligue des Gentlemen Extraordinaires sur une réponse quasi-globale à toute sa carrière d'auteur, mais sous une forme qui appellerait presque un renouveau inespéré, déconnecté des erreurs du passé et avec une immense page blanche (en l'occurrence, spatiale) pour recommencer sans s'embarrasser des luttes ou des ralentissements d'autrefois. Cette main tendue s'adresse peut-être aux rêveurs, ou bien à une autre génération montée à bord du Nautilus pour poursuivre l'aventure, avec de nouvelles idées, de nouveaux plans, de nouveaux projets, pour reprendre l'imaginaire aux mains crochues des industriels et les figures de héros à celles des fascistes malfaisants. Après avoir déjà inspiré un renouvellement profond dans le paysage de la BD anglophone, on espère que le lectorat ne s'arrêtera pas à une apparente complexité pour écouter la somme, immense, de leçons à retenir, d'histoires à apprendre et de directions données dans l'interprétation rétroactive du XXème siècle posée par ce grand barbu. Conclusion facile pour le moindre de ses travaux (nous en voulez pas, c'est lui qui l'a inventée) : il paraît même que rien ne finit jamais.
Corentin
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