Seconde poule aux oeufs d'or de DC Comics après Batman, Harley Quinn profitait l'an passé d'un important regain d'exposition dans les publications papier. Si l'ancienne petite amie du Joker n'a jamais cessé d'être très présente depuis le succès de l'ongoing d'Amanda Conner et Jimmy Palmiotti, les arrivées successives des films Joker et Birds of Prey permettaient de voir le nouveau label "prestige" de l'éditeur à deux lettres accueillir un projet fort enthousiasmant : Harleen. Mené sur tous les fronts par Stjepan Sejic (Aquaman, Suicide Squad), le récit en trois chapitres se propose d'explorer les débuts d'une relation amoureuse (?) iconique, avec dans ce tome la lente déchéance d'une psychiatre qui va se brûler à force de trop jouer avec le feu.
Publié en cette période de reprise du circuit de l'édition française, Harleen est désormais le quatrième recueil original du Black Label à traverser l'Atlantique pour rejoindre la collection du même nom chez Urban Comics (après Batman : White Knight, Batman : Damned et Batman : Last Knight on Earth). Si l'on reste toujours dans le même univers Gothamite, force est de constater qu'un peu de changement vis à vis du Chevalier Noir ne fera pas forcément de mal. Bienvenue donc aux côtés d'une Harleen Quinzel, fraîchement diplômée, qui postule une idée de travail intéressante : les comportements criminels (et notamment de ceux des plus fous de Gotham) seraient liées à l'inactivité d'une zone du cerveau liée à l'empathie - et à la capacité de ressentir ce sentiment envers son prochain. Bien qu'elle ne soit pas sûr d'elle du fait d'un passé étudiant houleux, la docteur Quinzel écope d'un financement pour ses travaux, et peut mener des entretiens à ces fins dans l'Asile d'Arkham. Seulement, un nouveau prisonnier y fait son apparition : le Joker. Un cas d'étude fascinant pour ce fou dangereux, que Sejic représente là comme une rockstar. De la fascination à l'admiration, la relation entre le Clown Prince du Crime et sa psychiatre attitrée va basculer dans quelque chose de bien plus charnel, et bien moins professionnel.
Pour quiconque a un peu véhiculé l'univers de Batman ces vingt dernières années, la relation entre Harley et le Joker n'est un mystère pour personne. D'aucun retiennent par ailleurs l'excellent récit Mad Love de Bruce Timm, qui reste à ce jour un chef d'oeuvre incontournable pour qui s'intéresse à décrire cette relation, supposément amoureuse, en vérité bâtie sur un ensemble de manipulation et de comportement abusif de la part de Mr. J. Avec Harleen, Sejic essaie de faire son propre récit de Mad Love, en se basant sur des bases bien connues, tout en voulant apporter un angle plus psychologique, en se mettant au plus proche de son héroïne, et en prenant un rythme bien plus lent. On sent dans le découpage une volonté de décrire une forme de descente aux enfers, qui n'est pas forcément douloureuse. Bien sûr, le lecteur sait que dès le départ, Harleen n'est que la proie d'une manipulation supplémentaire, mais l'auteur donne les clés en mains pour comprendre la relative fragilité psychologique de son héroïne.
Le portrait est en effet double : on se retrouve en face d'une femme, forte d'une thèse de doctorat, intelligente et résolument motivée dans ses travaux de recherches. Une personne qui garde la tête haute malgré ses quelques travers moraux (tout dépend de votre conception de la morale, ceci dit) qui lui valent quelques soucis dans sa carrière. Mais l'on voit aussi en Harleen une volonté très forte de braver le danger, parfois même au-delà du raisonnable - avec cette attirance pour un côté obscur rendu bien plus séduisant quand le Joker est dessiné de la sorte par Stjepan Sejic. A côté, l'héroïne révèle aussi ses faiblesses, un certain manque de confiance en soi, et une envie de faire ses preuves dans un domaine essentiellement masculin (qui se fiche pas mal d'égratiner jusqu'à son nom), le manque clairement d'avoir quelqu'un qui la comprenne... qu'un certain Mr. J se fera une joie d'exploiter.
Harleen présente quelques longueurs et des répétitions dues à cette volonté de Sejic d'explorer les pensées de son protagoniste principal. La démarche est ici de prendre son temps, d'aller d'étape en étape, tout en s'intéressant au travail de psychiatre du Dr. Quinzel - l'angle de la théorie que cette dernière soulève se montre assez intéressant, mais ne sert que de prétexte au final, et ne sera pas tant discuté ou exploré que ça. Si l'on ne doute pas de la sincérité de l'artiste d'avoir voulu dépeindre l'activité professionnel d'Harleen avant qu'elle ne tombe pour son Clown, la démarche n'a pas été menée jusqu'au bout - au contraire par exemple de Kami Garcia sur Criminal Sanity, pour lequel l'autrice s'est aidée d'un vrai profiler. On discute donc beaucoup, on explore l'univers du point de vue de la future Harley, et les éléments classiques du personnage font leur apparition, petit à petit. Sans faire de fan service à outrance, Sejic s'y connaît en distillation, pour faire plaisir à son lectorat, et mettre des pistes largement ouvertes à d'autres volumes ou un spin-off - par exemple sur Ivy, personnage secondaire que l'on se plaît à retrouver tout au long du livre.
On ressent malgré tout une certaine forme de retenue dans les derniers tiers sur le côté interdit de la relation qui unit Harleen au Joker, et notamment cette forme de passion dangereuse, et de l'excitation qui en résulte. Connaissant les travaux du dessinateur, notamment son comicbook érotique Sunstone, à voir certaines scènes, et en se remettant en mémoire les déboires du Black Label justement sur la question du sexe, il y a fort à parier qu'une version plus crue, plus coquine, de Harleen était en prévision au départ, et a dû s'adoucir pour garder un érotisme très léger - une scène d'amour, quelques allusions à des draps trempés : le label "adulte" de DC Comics reste doucement adolescent sur le sujet. Non pas qu'il faudrait absolument des scènes plus explicites, mais l'on sent que Sejic voulait aussi aborder cet aspect de la relation entre les deux tourtereaux - d'autant dans le feu des premiers moments -, qu'un Sean Murphy avait déjà peiné à simplement esquisser dans son White Knight.
Il faut dire que le dessin de Stjepan Sejic, pour peu que vous adhériez à l'aspect très numérique, a quelque chose de diaboliquement envoûtant. On pardonnera au Joker ce look de bellâtre bien trop agréable à l'oeil quand on comprend l'envie de l'auteur d'en faire une sorte de star - et que Harley passe d'un psy' à une groupie ; du reste le dessinateur a un trait qu'on dirait délicat, avec des personnages féminins forcément sensuels, sans jamais être vulgaire ou trop sexualisés - en dehors des scènes où le sexy s'impose. L'approche assez réaliste du dessin joue pour beaucoup dans l'attrait visuel général, surtout que l'auteur s'en donne à coeur joie pour dépeindre l'univers tout entier de Gotham City.
On se plaît donc à explorer les couloirs de l'Asile d'Arkham aux éclairages vacillants, tout comme on suit Harleen dans les ruelles de Gotham City, où le moindre tournant peut s'avérer dangereux. Sejic travaille les ombres, les volutes de fumée, les effets de lumière pour verser dans une ambiance fantastique, gothique même, qui confère à Harleen une bien belle âme. Le trait reste en revanche un peu plus figé lorsque l'action se fait plus pressante, le dessin ayant du mal à accompagner la force des mouvements des personnages. Pour ce type d'ouvrage, à n'en pas douter, la patte graphique reste une plus-value de taille, et sera certainement déterminante dans votre envie de passer à l'acte de lecture - et donc d'achat.
Le seul gros écueil, mais aussi le principal, d'Harleen, est de nécessairement souffrir de la comparaison avec Mad Love, difficilement détrônable quand on aborde cette thématique. Là où l'angle de Sejic est plus réaliste, axé sur l'approche psychologique des personnages, avec un rythme posé, le tome pêche à n'aborder qu'un seul côté de cette idylle, mettant de côté tout ce qu'il doit subvenir ensuite. Le Joker abusif, qui n'exploite Harley Quinn que dans ses propres intérêts, qui lui fait miroiter un amour qui reste en fait à sens unique (parce que la vraie girlfriend de Mr. J, c'est Batman, vous le savez) - tout ça est mis de côté, peut-être pour une suite (quoi qu'elle puisse mettre beaucoup de temps à nous parvenir), et laissant un côté d'inachevé à la fin de l'ouvrage. Harleen peut se considérer comme une bonne redite d'une origin story déjà bien connue. Mais en étant incomplète, difficile de tout lui pardonner, même si la partie graphique est réussie.
Quand on vous parle des origines de Harley Quinn, difficile d'avoir d'autres mots à la bouche que "Mad Love". Pour Stjepan Sejic, l'occasion lui a été proposée de livrer sa propre version d'un récit emblématique, avec son angle d'attaque, et un rythme décompressé qui lui fait un peu de tort. Ce projet du Black Label a un très gros point fort avec le dessin très marqué (et qu'ici on trouve très beau), permettant de voir Sejic sur une bonne partie du bat-verse. Et quoi qu'on soupçonne que le récit aurait pu être plus "adulte" à certains égards, l'essai de ce (premier ?) tome est convaincant. Dommage que ces trois numéros n'amènent pas à décrire, justement comme le faisait Mad Love, l'autre aspect de cette relation "amoureuse", celui qui vient après les premiers émois.
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