L'an dernier, peu de temps avant la sortie de X-Men Grand Design : X-Tinction #1, le journaliste Rich Johnston de BleedingCool signait un court billet d'humeur baptisé, en substance, "Pourquoi il est impossible de livrer une critique de cette série". Le papier en question reposait plutôt sur la difficulté de composer entre la réinvention proposée par Ed Piskor et ses propres souvenirs de jeunesse, en particulier vis-à-vis de la saga de Chris Claremont. Le fait est que le projet Grand Design dans son ensemble ne correspond pas aux archétypes critiques d'usage, de par sa nature bicéphale, à mi-chemin entre le guide de lecture et l'hommage récapitulatif aux X-Men d'autrefois.
Récemment, le troisième volume des X-Men de Piskor a été traduit et importé en France chez Panini Comics, pour conclure la série sans proposer de fin véritable. Les Grand Design se présentant davantage comme une invitation à la lecture, la véritable conclusion est forcément frustrante, dans la mesure où elle nous incite seulement à reprendre en canon le chemin parcouru dans ce grand résumé. En définitive, ce qui rend aussi la tâche de critique plus compliquée : ce genre de projets trop rares seraient presque à juger dans la catégorie des travaux de restauration.
Pour Grand Design : X-Tinction, Ed Piskor recoupe avec la fin des années 1980 et le début des années 1990, comme pour clore la saga sur l'entrée dans l'ère "moderne" et éviter de s'approcher de trop près des dernières transformations encore importantes de la continuité. Sont évoqués, l'apparition de Psylocke ou Gambit, l'île-nation de Genosha, le cas de Madelyne Pryor, l'entrée en scène de Jubilee, Mr. Sinister et les Marauders, entre autres nombreux clins d'oeils à cette période faste pour les trentenaires ou quarantenaires qui auront eu la chance de côtoyer ces héros de visu. Sur le plan de l'écriture, Piskor se repose sur énormément d'exposition pour digérer ces énormes sagas en l'espace de quelques planches, quitte à survoler certains points précis. Les transitions sont moins habiles que dans les premiers numéros, pour une raison toute bête : au moment de proposer Grand Design, l'auteur a commencé par réadapter les aventures du Silver Age, où les histoires étaient plus courtes, plus auto-contenues, souvent plus fantasques et beaucoup plus simples. Si bien que son style elliptique collait à cette collection "d'épisodes", où un arc entier pouvait se résumer en deux pages.
En l'occurrence, le style de Claremont étant plus ample en terme de personnages présentés, de va-et-vient entre différents points de la carte et en transformations variées, sans oublier l'aspect multi-dimensionnel et la problématique du temps présent et du temps futur, Piskor doit faire de grosses concessions à la lisibilité pour faire rentrer son histoire dans un format digeste. Aussi, contrairement aux deux volumes précédents, X-Tinction correspondra mieux à ceux qui ont déjà une bonne connaissance de l'univers X-Men, moins qu'aux petits nouveaux. Pour réviser, éventuellement. Avec une encyclopédie en ligne à portée de mains, encore mieux. Mais les occurrences de concepts ou de héros à peine suggérés risquent bien d'en paumer un ou deux, ce qui n'était pas forcément le cas jusqu'ici. Au demeurant, cette réalité technique n'a rien d'une surprise : Chris Claremont s'est fait connaître pour sa capacité à tenir les histoires sur le long, et pour ne s'apposer aucune limite en termes d'univers. Devoir résumer ces grands cycles à deux numéros (certes, étendus) donne forcément une impression de tassement, d'arcs cadenassés dans un récipient étroit.
Cela étant, cette critique est surtout vraie pour peu que l'on compare X-Tinction à ses prédécesseurs. Par exemple, à ceux qui trouvaient l'historique de Madelyn Pryor compliqué ou rébarbatif quand on le résume à l'écrit (faut dire que c'est pas évident), Piskor réussit assez habilement à faire le tri dans la continuité pour proposer une version canonique claire et précise. Il en va de même pour la mutation de Psylocke en ninja. En revanche, Nathan Summers est le grand perdant de l'équation : mis en avant dans les premières pages, on s'attendrait à ce que l'auteur s'intéresse un peu plus à son évolution vers le rôle de Cable, hélas très peu abordé. Là-encore se pose le second problème de ce grand projet, fascinant au demeurant : où doit s'arrêter l'initiative ? Pourquoi ne pas avoir continué jusqu'à l'ère moderne ? Voire même, pourquoi ce choix de format, adapté pour les premières périodes mais qui oblige à trier dès lors que l'on entre dans la grand ère des X-Men que l'on connaît ? La réponse est sans doute dans la question : avec Grand Design, Marvel a tenté une expérience. Celle-ci a suffisamment fonctionné pour mettre en branle les Fantastic Four de Tom Scioli ou la History of the Marvel Universe de Mark Waid, mais comme tout prototype, ce-dernier volume montre une petite limite dans l'exercice.
Rien de rédhibitoire, X-Tinction fonctionne heureusement très bien à plusieurs degrés, à la fois comme bible narrative et comme immense travail d'archivage généreux et accessible - avec ses faiblesses, tout bonnement. Côté dessin, pas de surprises non plus. Ed Piskor n'a plus rien à prouver de ce côté là, avec des teintes ocres, jaunies, les "Ben Day Dots" et les réinventions de silhouettes ou d'expressions, une précision dans les contours et les costumes évoquant une oeuvre à la croisée des chemins entre les comics de super-héros dans leur plus bel appareil et le dessin underground de la génération Crumb ou Pekar, superbe objet Pop Art en hommage à l'illustration de bande-dessinée. Le bouquin vaut au moins le coup pour ses planches, comme les précédents, avec un gros travail dans les découpages pour parvenir à faire tenir ensemble ces intrigues condensées. On se plairait à rêver d'une histoire de long-terme par Ed Piskor sur un projet qui ne se cantonnerait pas à un travail d'archiviste, mais bel et bien pour une série "au premier degré" dans le paysage moderne des mutants. Ou bien au moins un Spider-Man Grand Design, moins beige et plus bleu.
X-Men Grand Design : X-Tinction se présente comme la conclusion d'une grande expérience de Marvel Comics pour prendre, enfin, la nostlagie consumériste au sérieux. Plutôt que de rappeler un auteur du passé, de ramener un personnage perdu ou de recycler l'éternel même relaunch, les éditeurs de la Maison des Idées ont trouvé une parade intelligente et racée de faire du neuf avec du vieux. Sur ces six numéros (ou trois volumes), Ed Piskor a posé la base d'une expériene à réitérer, en affinant ou corrigeant au fil des tentatives. Pour l'heure, aux amateurs des X-Men comme aux débutants prêts à s'accrocher, les Grand Design n'attendent plus que d'être découverts, en n'oubliant pas de raccrocher les wagons avec des lectures complémentaires pour ceux qui seraient, dans l'intervalle, tombés amoureux des enfants de l'atome.
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