Depuis quelques années, Mark Millar se concentre sur le développement de projets originaux. D'autres se chargent de poursuivre l'existence de certains de ses premiers personnages : Steve Niles et Marcelo Frusin ont la garde de la seconde série Kick Ass, tandis que Hit-Girl suit un format de parution anthologique. Le retrait progressif du créateur sur cette "saga" particulière s'explique peut-être pas une répartition des droits pour le cinéma : aux dernières nouvelles, le studio Marv Films de Matthew Vaughn reste propriétaire de la saga Kick Ass. Le cinéaste est encore crédité comme co-créateur du personnage (attendu que le script du premier film a été écrit en parallèle du comics original), et les plans de sa société de production incorporent encore l'éventualité d'un reboot de Kick Ass au cinéma. Comme d'habitude avec Mark Millar, il suffit de suivre la piste des brouzoufs.
Dans l'absolu, les choix opérés sur Kick Ass ou Hit-Girl ne posent pas de problème, en dehors du manque flagrant de direction de fond pour l'héroïne en combi' de plongée et de sa lointaine cousine, paumée dans un voyage autour du monde avec très peu de projets franchement captivants. Le principe n'était pourtant pas idiot : adapter les aventures de la "petite garce" avec une nouvelle équipe créative pour chaque environnement. Le Canada pour Jeff Lemire, Hollywood pour Kevin Smith, l'Italie pour Rafael Scavone. Une annexe sanglante et surarmée de l'escale Thalassa où la parole était donnée à des spécialistes d'un certain environnement, ou d'équivalent séquentiel de la saga Far Cry : à chaque lieu sa mythologie, ses brigands, son sociopathe meneur d'hommes à décapiter, sous la forme d'intrigues automatiques où le décor a plus d'intérêt que le scénario proprement dit.
Dans le cas de Hit-Girl à Hong Kong, un premier problème se pose : Goran Palov ou Daniel Way ne passent pas pour des auteurs particulièrement identifiés comme spécialistes de l'Asie - l'un est né en Croatie, l'autre dans le Michigan. Les deux loustics s'attaquent à un sujet facile d'accès et très évident dès lors que l'ancienne cité indépendante apparaît dans le champ de l'imaginaire occidental : les triades, les gangsters, la corruption de la police, des sujets traités à maintes et maintes reprises dans le cinéma policier de Hong Kong. Cette direction est particulièrement décevante compte tenu des réalités de la ville depuis la rétrocession au gouvernement chinois.
Dans Hit-Girl à Hollywood, Kevin Smith n'hésitait pas à s'attaquer à un sujet de société. Le harcèlement et les abus sexuels dans les hautes sphères du cinéma, représentées par la Coupeuse de Bites, une héroïne parallèle et rivale de Mindy cherchant à démembrer les producteurs coupables de scandales sexuels. En comparaison, s'installe un immense paradoxe dans la carrière de Mark Millar, parti d'un job de satiriste acide et furieusement inspiré aux côtés de Grant Morrison pendant ses débuts, pour devenir un simple gestionnaire de franchises embourgeoisé une fois ses galons de marchand d'imaginaire acquis sur la colline d'Hollywood. De fait, le personnage d'Hit-Girl elle-même se vend comme une immense parodie des Etats-Unis. Une petite gosse à couettes et à sac à dos rose bonbon, élevé par un dingue amateur de fusils automatiques et de super-héros qui l'endoctrinera pour tuer dès son plus jeune âge. De la part d'un Ecossais démissionnaire de Marvel, et populaire pour sa lecture cynique des héros costumés, une immense main tendue à travers la gueule du Second Amendement ou des partisans de milices privées et de justice individuelle. La perspective de suivre l'héroïne dans une série d'aventures coup-de-poing sur le même plan satirique avait une certaine ambition, mais, comme souvent, le gouvernement dictatorial chinois écope d'un passe-droit.
Mindy se met donc en chasse d'un boss de triade interchangeable, avec la panoplie d'effets de manche violents ou vulgaires de rigueur pour gonfler (un peu) l'intérêt de ce vilain. Une scène de foutage de gueule envers les joueurs de LovePlus, quelques belles planches par ci par là, une intrigue sans but ni moments mémorables, le volume paraît daté dans ce qu'il propose en terme de générosité et d'utilisation du terrain de jeu. Le scénario est particulièrement serré, comme si l'équipe avouait son manque d'inspiration sur ce sujet battu et rebattu - quitte à ne choquer personne en ne prenant pas parti, il aurait au moins été intéressant d'aller piller les chefs d'oeuvre du cinéma asiatique en composant une intrigue plus dense sur les fameux "infiltrés", le monde fascinant de l'underground de Hong Kong ou la hiérarchie des triades. En définitive, l'ouvrage se lit comme un DVD de back catalogue sans scènes fortes et avec un pitch susceptible de tenir sur un ticket de métro (c'est facile, regardez "Hit-Girl tue les méchants, devient pote avec bande de jeunes, fin").
Sur l'utilisation de Hong Kong, là-encore, l'ensemble est très pauvre et assez peu recherché. La philosophie ou la culture locale ne transparaissent pas dans cette intrigue qui aurait aussi bien se dérouler au Vietnam ou en Thaïlande, pour peu qu'on arrive à remplacer le mot "triade" par un équivalent délocalisé. Bon point pour l'embryon de propos sur la place des femmes dans la haute société de Hong Kong, et les dessins de Parlov en général, quoi que lui-même ait choisi de ne pas se fouler. Dans l'ensemble, le volume tient debout, l'intrigue court du début vers la fin sans fausse note particulière, et aux amateurs de lectures (très) occasionnelle, Hit-Girl à Hong Kong n'est pas un comics qui insulte son lectorat. En revanche, l'ensemble est fade, pauvre, et on commence à se demander, au fil des volumes, vers quelle finalité Mindy vole-t-elle sans cesse. Le personnage n'évolue pas, ne vieillit pas, la plupart des auteurs ne cherchent pas à interroger de notion intime chez cette gosse embrigadée, ni, à l'extrême inverse, à développer sa croisade vengeresse au-delà des besoins de la commande.
Il serait intéressant de faire un bond dans le temps, voir si la petite reste sur cette tonalité simpliste en grandissant, si Hit-Girl ne chercherait pas à amplifier son opération de lutte contre le crime, ou bien si l'adolescence finirait par la rattraper vers une envie de vie plus posée ou normale. Ce que Frusin et Niles font mieux dans Kick Ass - à défaut d'être passionnante, la saga de Patience Lee a au moins l'intérêt de ne pas recycler l'esprit Dave Lizewski, préférant construire quelque chose de neuf. Cela étant, encore une fois, personne n'était contre le principe du polar anthologique aux quatre coins du globe. Mais, à mesure que le temps passe, presque aucune de ces tentatives ne sera parvenue à proposer une histoire allant un peu plus loin que le sympathique, distrayant, ou bien plus généralement, passable. Mobiliser des artistes vedettes et talentueux pour si peu d'efforts et si peu de souvenirs une fois le volume reposé est toutefois assez cohérent avec les autres séries de l'empire Mark Millar, ce qui est déjà pas mal : le gars est clair avec sa ligne édito'.
Hit-Girl à Hong Kong, c'est un peu comme vos vacances en Asie annulées suite au confinement. Vous espériez découvrir une culture, être surpris, voyager, vous amuser, et en définitive vous avez du vous contenter des rouleaux de printemps du traiteur en bas de la rue - d'accord, c'était pas dégueulasse, mais à un moment donné, la vie a plus à offrir. Combien d'aventures automatiques et sans surprises (ou de dessinateurs brillants enfermés dans des projets de commande sans ambition) devra encore vivre Mindy avant que le vieux Mark se motive à taper dans la fourmilière ? La réponse est vraisemblablement dans la question : autant qu'il en faudra, tant que Matthew Vaughn ne se sera pas décidé à proposer un reboot de l'héroïne au cinéma ou en série télé'. En attendant, on occupe le terrain, avec un projet cool dans l'idée mais décevant à l'arrivée. Puis un autre. Puis un autre. Puis un autre.