Ndlr : Cette critique, parue en août 2020, accompagnait la sortie en VO du roman graphique Pulp d'Ed Brubaker, Sean Phillips et Jacob Phillips. Delcourt publie cette semaine une (bonne) traduction en VF de cette fantastique histoire, l'occasion de remettre ce papier en avant. Les forces et faiblesses du titre n'ont heureusement pas eu le temps de changer en moins d'un an.
A noter en addendum : Quoi que le travail de Delcourt soit à saluer sur la production Brubaker/Phillips en général, avec un catalogue qui accompagne l'ensemble des projets de nos tontons préférés du polar, le relié français de Pulp pose une fois encore un problème du format. La taille du volume, proportionnelle au choix des auteurs pour l'édition américaine, n'en est pas moins frustrante compte tenu de la qualité des dessins et des couleurs de Pulp ou des autres séries du duo, qui mériteraient de plus grandes pages pour être pleinement appréciés. A voir si l'éditeur français dispose d'une marge de manoeuvre sur la question, mais attendu que Pulp ne sera sans doute pas réédité en intégrale, la qualité du bouquin mériterait à elle-seule d'être remarquée sur une étagère.
A l'avant-front d'une réflexion générale sur le roman graphique, Ed Brubaker et Sean Phillips se livrent depuis quelques années à une série d'expériences sur les formats de publication. Il y a quelques années, avec My Heroes Have Always Been Junkies, ces deux géants s'attaquaient à leur tout premier "OGN" en commun, en passant par-dessus le système traditionnel de distribution en single issues. Pour sceller le point de départ de cette philosophie de transition, le volume annonçait au passage la nouvelle série Criminal, chez Image Comics, un excellent titre, censé là-encore diriger le lectorat vers des lectures plus épaisses.
Les différentes éditions reliées de Criminal (Bad Weekend et Cruel Summer) ont une petite astuce : pour inciter leurs fans à préférer les trades aux singles, Brubaker et Phillips ajoutent quelques scènes supplémentaires et inédites aux histoires publiées au format mensuel - une parabole sur les versions longues (ou director's cut) proposées en blu-ray pour les amateurs de l'art cinématographique. Une façon intelligente d'orienter les gens vers la librairie plutôt que le kiosque, qui profite à cette catégorie d'auteurs (comme pour d'autres grands noms d'Image Comics) plus populaires sur le marché des TPBs, plus à l'aise avec les formats longs et moins centré sur l'effet de cliffhanger permanent des titres de surhommes en costume. En suivant cette logique, Brubaker et Phillips soignent donc leur "production" de romans graphiques avec Pulp, débarqué tout récemment. Tuons le suspense : le résultat est évidemment excellent.
Le cas de Pulp est un assez bel exemple de tout ce qui fonctionne dans l'écriture d'Ed Brubaker. Vétéran de la fiction policière, de ces histoires de détectives en imperméable inspirées par le genre du film noir, d'espions, de militaires, de flics portés sur la bouteille et de gangsters à gueule cassée dans les rues de cités sombres et nocturnes d'une Amérique poussiéreuse, l'auteur répond à la tradition littéraire formée par James Ellroy, Raymond Chandler ou Richard Stark, avec de fréquentes paraboles sur le cinéma, là-encore, d'un autre temps. Le scénariste quitte très rarement cette zone de confort (même en cherchant à s'attaquer à d'autres mythologies, comme les super-héros, ou l'oeuvre d'Howard Phillips Lovecraft avec Fatale) dans laquelle il s'est installé, en cherchant moins à varier les genres qu'à parfaire ce qu'il comprend et connait déjà. Sur le papier, Pulp passerait presque pour un travail facile, une évidence dans la bibliographie de cet auteur au vu des thématiques convoquées.
En l'occurrence, le roman graphique suit l'aventure de Max Winters, auteur sans le sou de séries de cowboys publiées en magazines, dans les Etats-Unis des années 1930. Lui-même est un ancien braqueur de diligences, qui a vécu la dernière génération de gangsters du far west avant l'industrialisation et la Première Guerre Mondiale. Cette fiction et cette réalité vont vite s'entremêler, en passant par un vaste brassage des codes du "pulp" et les obsessions historiques et métafictionnelles de ces lointains ancêtres du comics ou du roman noir. Le sujet correspond aux habitudes de Brubaker et à son goût pour la mise en abyme de l'écriture - pourtant, au-delà de ce synopsis initial, l'auteur tire des réseaux de correspondance avec des sujets bien plus actuels. La montée du fascisme aux Etats-Unis, le racisme envers les immigrés des pays latins, l'échec du système capitaliste, la façon dont les éditeurs de revues ont escroqué les pionniers de cette première génération, et bien entendu, le reflet de sa propre vie d'écrivain obsédé par le passé et ces héros emblématiques du roman national américain.
Au demeurant, le titre Pulp évoque justement cette capacité à frôler en permanence le quatrième mur (un auteur pulp qui a vécu la vie de son personnage, et se retrouve embarqué dans une dernière aventure pulp au crépuscule de son existence), à l'image du roman éponyme de Charles Burkowski, parodie philosophique de ces histoires de détective, de leur quête permanente de la vérité et du sens. Avec ce roman graphique, Ed Brubaker contemple sa propre bibliographie, sa propre carrière de scénariste biberonné aux fins morales où le policier pugnace arrête l'assassin ou déjoue le complot planqué au coin de la rue. Le fait de mettre en scène un auteur exposé à ce décalage entre réalité et fiction permet à Brubaker d'aborder son propre rapport au réel : dans les bouquins, le méchant perd à la fin, parce qu'un type valeureux s'est mis en travers de sa route. Pour un scénariste confronté au quotidien souvent morose du présent, avec une Amérique prise d'assaut par l'extrême-droite (et un environnement séquentiel où évoluent aussi des groupes de pression néo-fascistes), le fait de voir que le vrai monde ne fonctionne pas selon ces règles charge l'aventure de Max Winters d'une puissante vérité, presque biographique, avec quatre-vingt dix ans de décalage.
Un auteur de fiction pour la presse plutôt âgé, et qui pose un regard morose sur ces Etats-Unis où les méchants sont de plus en plus nombreux, et où le système capitaliste a échoué. Cette mise en abyme permet aussi à Brubaker de parler des comics d'hier et d'aujourd'hui : les jeux de concurrence des grands éditeurs, la façon dont ceux-ci vont s'immiscer dans le processus créatif et aller contre l'envie des artistes, les rémunérations souvent dérisoires, et surtout, la fameuse question du droit d'auteur inexistant dans les contrats salariés. Cette partie du propos évoque forcément le petit chef d'oeuvre Bad Weekend, un arc de la série Criminal centré sur un auteur de comics en convention, dans lequel Brubaker évoquait l'histoire ombrageuse de l'industrie de la bande-dessinée américaine avec beaucoup de talent et un peu de rancoeur, contre les studios, l'obsession des puissants costumés et l'ingratitude d'un secteur industriel en lutte permanente contre ses travailleurs. Avec Pulp, le scénariste peut revenir aux origines même de la discorde : lorsque les premiers auteurs de fiction et de comic strips étaient durement exploités, et que des hommes comme Jerry Siegel ou Joe Shuster ont vu leur personnage accaparé par une entreprise cupide et vorace. La pertinence de ce propos résonne encore depuis les années 1930 pour un duo comme Brubaker et Phillips, partis de Marvel Comics pour tenter leur chance en indépendants dans une structure qui leur laissait (enfin) l'usufruit de leurs droits d'auteurs.
D'une manière générale, Pulp évoque cette confrontation permanente entre l'histoire glorieuse des idéaux américains, la fabrique de l'héroïsme et des rêves de justice triomphale, contre la réalité. Max Winters se rêve en Robert E. Howard de l'aventure de cowboy, quand il parvient à peine à joindre les deux bouts. Lorsque le héros tente d'empêcher deux petites frappes de s'en prendre à un jeune juif dans le métro new-yorkais, il se fait casser la gueule tandis que la foule, passive, observe sans intervenir. Lui n'aura pas de retraite, et craint de laisser sa femme seule et sans argent après la crise cardiaque de trop. Le combat contre le fascisme évoque énormément des séries de propagande de cette époque perdue, à la Indiana Jones : on imagine que les nazis américains (une réalité historique déterrée par Brubaker, le Amerikadeutscher Bund ou Bund Germano-Américain, une organisation qui visait à boycotter les commerces juifs et promouvoir la coopération entre l'Allemagne et les Etats-Unis) envoient des fonds au Troisième Reich pour financer la conquête de l'Europe, dans un esprit complotiste inspiré par The Shadow ou tous ces super-héros qui combattaient les fameux espions allemands infiltrés dans le pays dans les premiers comics des années 1940. Une fois ramené dans le réel, les choses sont en fait bien plus simples, presque bêtement normales, comme si la fiction échouait à saisir ou à comprendre la nature humaine et cherchait à simplifier les faits pour mieux les expliquer.
Dans cette perspective, Ed Brubaker pioche dans sa colère d'adolescent, ancien junkie et passé proche d'une peine de prison, pour proposer une double-réponse à la façon dont les bande-dessinées ou la fiction en général peuvent répondre à ces problématiques réelles. D'une part, en préférant rechercher la plénitude du quotidien, de la routine ou de la vie de famille, ce qui correspond sans doute à la vision du scénariste sur le bonheur dans la vie de tous les jours. De l'autre, parce que Pulp reste une bande-dessinée, en n'oubliant pas de finir sur la perspective de justice et de rêve que proposaient jadis ces bande-dessinées en noir et blanc : en rendant à un héros désillusionné la colère de ses flingues devant les inexactitudes du système, contre ces salauds qui frappent les femmes et votent pour des tyrans. A bien des niveaux, Pulp serait ainsi l'équivalent séquentiel du film Impitoyable, dans lequel Clint Eastwood revenait symboliquement sur sa propre carrière d'acteur de western en opposant le fantasme au réel, l'amertume de l'âge aux souvenirs romancés, et en n'oubliant surtout pas de flinguer les enfoirés avant le générique de fin - rien de plus normal, c'est un cowboy après tout.
Cette qualité invraisemblable pour la mise en abyme et la fiction méta', évoquant à la fois la vie de l'auteur, le présent politique et le passé iconographique des Etats-Unis, cette réflexion sur le temps long et le rôle de l'écrivain face aux illusions perdues, dessinent les contours de Pulp dans le panthéon de la bibliographie Brubaker. Après avoir évoqué sa jeunesse dans My Heroes Have Always Been Junkies, le bonhomme livre la réflexion d'un homme de cinquante ans obsédé par le passé, pour remettre un peu d'ordre dans les choses. Dans le paysage actuel de la bande-dessinée, difficile de trouver un auteur aussi à l'aise avec sa propre méthode - selon le fameux principe "écrire la même histoire sous différents titres", Ed Brubaker vise une sorte d'apogée dans son propre style, qui devient à chaque coup un peu plus précis, un peu plus travaillé, un peu plus parfait dans sa maîtrise du rythme et de la démonstration de son propos. Une sorte d'excellence sans cesse renouvelée, sans jamais chercher à s'éloigner de ce qu'il connaît.
La même chose pourrait être dite de Sean Phillips, excellent dessinateur toujours plus adroit de ses crayons, en particulier lorsqu'on lui laisse le temps de travailler. Là où certaines planches de Fatale pouvaient paraître brouillonnes ou mal terminées, l'artiste s'épanouit dans ce genre de formats courts et soigne les détails - quitte à s'amuser à placer ses propres références, avec le masque du Shadow pendant la scène du braquage, une iconographie nazie magnifiée qui évoque le travail de Francesco Francavilla, et un talent pour la mise en scène qui respire la cellulose au nitrate du film noir rapatrié dans le présent. On pourra reprocher un encrage un peu épais pour les personnages vus d'un peu loin, par intermittence. Forcément, Phillips s'amuse aussi à rendre hommage aux vieilles histoires de cowboy, tandis que son fils Jacob, toujours impeccable à la colorisation, imite les débordements et les couleurs peu précises des comic strips et des comics de l'Âge d'Or. Des teintes grises et orangées magnifiques sur des décors de cinéma, avec des personnages immédiatement identifiables avec leurs propres gueules, leurs propres expressions physiques qui ne se ressemblent pas. Un énorme travail, là encore né d'un aboutissement artistique.
Pulp n'est pourtant pas le meilleur comics d'Ed Brubaker et Sean Phillips - tout bonnement parce qu'il n'existe pas de meilleur comics d'Ed Brubaker et Sean Phillips. A l'image de leur idole commune, Martin Scorsese, ou de Sergio Leone, Quentin Tarantino ou Francis Ford Coppola, les deux créateurs opèrent dans une case précise de la fiction moderne, dans une idée de long feuilleton d'oeuvres disjointes peuplées de thématiques suivies. C'est à cela que les véritables "auteurs" se reconnaissent entre eux : non pas par leur capacité à écrire de bonnes histoires quel qu'en soit le sujet, mais à poursuivre cette obsession, cette "oeuvre" très générale traversée d'obsessions rituelles. Pour Brubaker et Phillips, cela se traduit par l'étude des porte-flingues, ces héros d'autrefois, qu'ils soient du bon comme du mauvais côté de la loi, qui auront participé à construire l'inconscient collectif américain des gendarmes et des voleurs. Dans Pulp, le héros valeureux est un ancien truand, devenu auteur de héros valeureux, et qui va confronter sa vision du monde et le coeur de ses histoires à une réalité grinçante qui parle autant du passé que du présent. Techniquement irréprochable, le bouquin se lit vite et reste en mémoire, comme une énième toile de maître dans une exposition déjà bondée, avec l'apport de Jacob Phillips, décidément indispensable pour parfaire le travail de ces vieux géants. Les comics ont une dette envers Ed Brubaker pour cette capacité à livrer d'excellents titres avec du fond, et plus encore maintenant que le bonhomme a décidé d'ouvrir en grand les réalités de leur histoire éditoriale.