Huit ans. C'est le temps qu'il aura fallu attendre pour que Delcourt nous propose la suite de la série Bêtes de Somme (Beasts of Burden en VO), excellente épopée canine, féline et fantastique d'Evan Dorkin et de l'artiste peintre Jill Thompson. Sorti après le confinement, ce second volume regroupe l'ensemble des mini-séries et one-shots publiés après le premier volume - alors qu'un troisième a déjà vu le jour en VO - et c'est peu de le dire : l'attente valait vraiment le coup, tant cette suite est tout bonnement excellente. Insérez ici quelques superlatifs supplémentaires, et détaillons tout cela.
Publié initialement chez Dark Horse, Bêtes de Somme nous plonge dans la ville de Sommer Hills, où se trament toujours d'inquiétants phénomènes paranormaux. On se retrouve donc dans une série de courtes enquêtes (avec quelques éléments de continuité) où incantations macabres, démons, fantômes et autres conspirations lugubres sont largement de la partie, dans la veine de ce que l'éditeur américain a l'habitude de proposer. Seule différence ? Ou plutôt, grosse différence. Nos héros ici ne sont pas des inspecteurs grisonnants ou de ferventes héroïnes, mais une tribu de boules de poils plus adorables les unes que les autres : un ensemble de chiens et de chats qui se fait appeler "La Ligue des Sages Bergers". Les chiens ont chacun leur personnalité propre et des noms en rapport avec leur race : on retrouve ainsi Bégueul le Beagle, Dobey le Doberman, Carl le Carlin, et ainsi de suite. Il en va de même pour les chats de l'équipe, et tout le monde a son petit rôle à jouer dans cette Ligue aussi étrange que passionnante.
Ce n'est en effet pas parce que nos héros sont trognons comme tout (grâce à l'approche de Jill Thompson, fantastique par ses planches toutes en peinture) que Bêtes de Somme est une histoire pour enfants. Bien au contraire. Au fil des aventures, il sera question de fantômes, de monstres gigantesques, de sorcellerie noire et d'incantations démoniaques, de puissances obscures et de possessions. Un cocktail qui mêle enquêtes et dialogues jouasses à des scènes d'action ou d'horreur très fortes, certaines histoires courtes (La vision dans le pré) se permettant une chute glaçante, surprenante d'une certaine brutalité. Pour les amateurs d'histoires lugubres, l'ensemble se montre en tout point délectable, Evan Dorkin (et quelques scénaristes associés) se révélant réellement doués pour donner vie à un univers crédible, tout en se mettant dans un point de vue singulier. Si quelques personnes humaines apparaissent ci et là, il ne s'agit à chaque fois que de rôles secondaires - les véritables antagonistes étant eux aussi sous forme animale, comme cette inquiétante cabale de rats sataniques.
On frémit, on tremble et on sourit à la lecture de Bêtes de Somme, qui tisse ses liens entre ses héros poilus au fil de numéros qui, à l'époque, étaient publiés séparément. Une continuité s'installe dans les liens entre les protagonistes - par exemple, la chatte noire Dymphna, dont la maîtresse était une sorcière, doit à plusieurs reprises répondre de ses actes passés. Un artefact lugubre découvert dans un chapitre aura une importance primordiale par la suite. Mais qu'on se rassure : si l'on se rappelle que certains évènements font lien à ce qu'il s'est passé dans la première série, ce tome 2 reste un point d'entrée largement suffisant pour découvrir le titre. En outre, on y retrouve un petit crossover avec Hellboy tout simplement génial, la création de Mike Mignola s'accordant parfaitement dans le ton - et dans le style - des Bêtes de Somme.
C'est que l'ouvrage doit énormément au travail de Jill Thompson, magnifique en tous points. L'artiste peinte propose un découpage qui évoquera les bandes-dessinées franco belges mais se permet quelques petites folies dans les passages, justement, les plus rocambolesques. Le trait (au pinceau) est fin, les couleurs sont superbes, les planches profitant d'un papier épais adéquat pour cette édition de Delcourt. Ce n'est pas pour rien que Bêtes de Somme a gagné à ce jour huit Eisner Awards, dont quatre pour le seul travail de l'illustratrice. C'est très simple : il s'agit d'un vrai régal pour les yeux à chaque page, et il serait difficile - à moins que le style peint ne vous plaise pas - de trouver un défaut aux numéros sur le seul plan visuel. En dernière partie, Benjamin Dewey reprend la partie graphique en s'appuyant sur ce qu'a réalisé Thompson, et le tout est convaincant.
Ce dernier propose des lignes pleines plus prononcées, qui accentuent la démarcation des personnages sur les décors, et des couleurs plus mates que celles de Thompson. Il en découle un côté un peu plus réaliste et, notamment sur le dernier chapitre, une approche qui rappellera Juan Ferreyra (qui avait aussi débuté par de l'horreur chez Dark Horse). Plus sanglant, plus horrifique, le dernier chapitre ne manque lui non plus pas de qualités, Dewey se montrant largement à la hauteur du reste de la prestation artistique de ce volume. Notons enfin un très joli cahier de bonus, où l'équipe créative détaille le processus de créations des planches, le travail entre Thompson et Dewey étant justement commentés par ces derniers - de quoi se faire une petite plongée en coulisses fort bienvenue, avec moult croquis en accompagnements.
Au final, le seul reproche que l'on peut faire à ce second volume de Bêtes de Somme est d'être arrivé si longtemps après le premier. Mais on pardonne volontiers à Delcourt d'avoir dû compter sur notre patience (aussi à cause du rythme de publication VO) tellement le résultat donne entière satisfaction. Beau à en tomber, mignon à croquer et furieusement effrayant aussi, Bêtes de Somme est à la fois une curiosité dans le paysage des comics horrifiques de Dark Horse, mais aussi un incontournable. Par son approche, ses histoires, ses personnages, et la prestation artistique de haute volée, servi dans une bien belle édition de l'éditeur français, une indispensable à afficher fièrement dans votre bibliothèque. Ni plus ni moins.
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