Les critiques qui évoquent (périodiquement) la mode supposée des super-héros oublient souvent de dire que ce courant artistique reste très unilatéral. Il fut un temps où la mode était au western, mais la situation n'était pas la même : tout le monde avait le droit de tenter sa chance, avec un marché saturé dans lequel beaucoup de studios s'étaient engouffrés. En ce qui concerne les personnages costumés, les personnages à pouvoirs, on entend plus souvent parler de projets en cours, de droits achetés ou mis sous cloche, que de réels films sortis en salles - depuis dix ans, ce sont surtout les personnages de Marvel, et quelques uns de DC Comics, qui se chargent de caler l'appétit du public pour les super-héros. Le genre n'est pas particulièrement mainstream en dehors de ces deux entités, enclavées dans des groupes aux objectifs culturels plus vastes.
Mais, il arrive effectivement, une fois de temps en temps, qu'une oeuvre puise dans les codes de cette industrie des franchises, très souvent pour détourner ou parodier le genre. Il s'agira généralement de projets nés dans l'arrière-cour du cinéma indépendant ou de série B : Brightburn, Upgrade, Chronicle, Super ou Glass, des projets particuliers nés d'envies diverses et adressés à un public de niche. Le cinéma de super-héros intéresse (manifestement) la majorité des spectateurs de cinéma, mais n'a pourtant pas été récupéré à la même échelle que d'autres succès populaires d'Hollywood - probablement parce que, à l'inverse des clones fauchés de Rambo ou des nombreux monstres marins dérivés des Dents de la Mer, la mécanique des super-pouvoirs est peut-être un peu plus coûteuse à mettre en branle. De son côté, Netflix, privée de la rente des rediffusions Marvel/Disney depuis que s'est amorcée la bataille pour les parts de marché du streaming aux Etats-Unis, adapte à la pelle toute une série de bande-dessinées susceptibles d'être dérivées en franchise, et achète des scénarios de productions indépendantes circulant autour de la thématique. Dans cette seconde catégorie, Project Power s'inscrit comme un décalque intéressant de Bright, où les baguettes magiques empruntées à Harry Potter sont troquées contre les capacités surhumaines des héros ou vilains de comics.
Le film est réalisé par Ariel Schulman et Henry Joost, un duo de metteurs en scène connus pour leur travail sur Paranormal Activity (les troisièmes et quatrièmes épisodes de la série) et le film de science-fiction Nerve avec Emma Roberts et Dave Franco. Au scénario, Mattson Tomlin, co-scénariste du The Batman de Matt Reeves, se charge d'associer une intrigue très automatique de film de voyous au gimmick des super-pouvoirs, censé donner au film le sursaut d'originalité nécessaire ou obligatoire pour appâter les curieux. A la Nouvelle Orléans, une drogue d'un genre nouveau envahit les rues sous la forme de pilules incandescentes. Une fois avalées, celles-ci équipent le porteur d'un pouvoir particulier, propre à chaque individu. La ville est en proie au chaos devant cette nouvelle vague de dépendants, capables d'encaisser les balles ou de détruire des commissariats entiers d'un geste de la main.
Une jeune étudiante des quartiers pauvres, Robin (Dominique Fishback), vend la drogue pour payer les frais médicaux de sa mère, et fournit également un flic désabusé, Frank (Joseph Gordon-Levitt), las de ce déséquilibre entre police et truands dopés aux capacités surnaturelles. Dans ce paysage urbain, le mystérieux Art, un ex militaire en quête de sa fille enlevée, mène sa petite croisade pour massacrer les puissants à la tête de tout le réseau de distribution. Ce trio de tête livre une série de performances honnêtes, pas forcément aidés par l'épaisseur des dialogues et de l'exposition, en se reposant essentiellement sur leurs forces mutuelles : une certaine présence à l'écran, La plupart des comédiennes et comédiens embarqués doivent toutefois se débattre avec la simplicité générale de l'ensemble : dans cette Nouvelle Orléans post-surnaturelle, tout n'est qu'archétypes et situations déjà vues, depuis la jeune adolescente en colère jusqu'au flic prêt à se corrompre devant la dangerosité de cette lutte contre les trafics.
Les vilains n'ont pas de corps, pas de personnalité, le film chemine sereinement sur un scénario attendu en ne cherchant pas à surprendre, se limitant à quelques fulgurances dans le maillage de sous-entendus sociaux impliqués par le paysage de la Louisiane, et de patienter avant la prochaine scène d'action explosive, qui jouera forcément sur la démonstration visuelle suggérée par les pilules et les pouvoirs mis en jeu. Arrêtons nous là une seconde pour faire le point.
Project Power n'a rien d'un film de super-héros, et n'a pas non plus grand chose à voir avec la matière comics d'où part l'idée originale des surhommes ou de l'humain augmenté. Sur le papier, le principe d'une drogue associée à une mutation génétique se retrouve effectivement dans le Daredevil de Brian Bendis, avec le Hibou, parrain du crime de Hell's Kitchen qui vend son propre sang, distillé en laboratoire et mis entre les mains de junkies amateurs de sensations fortes. Bendis ou Marvel auraient toutes les raisons du monde d'attaquer Netflix en justice pour cet emprunt - très probablement accidentel - mais il y a gros à parier sur le fait que l'un comme l'autre n'en feront rien. Pourquoi ? Parce qu'en dehors de ce référent très proche, ou très évident en terme de structure, cette idée n'a en vérité aucune valeur concrète dans le paysage séquentiel moderne à force d'avoir été utilisée et réutilisée. Hourman prend des pilules. Le personnage principal de Jacked chez Vertigo. MPH de Mark Millar, The Boys de Garth Ennis, la Mutant Growth Hormone de Marvel, les cachets de Nuke, etc.
Le principe fondamental qui revient à associer la drogue aux super-pouvoirs est l'un des archétypes les plus répandus de l'imaginaire comics - même en se passant de pilules, le venin de Bane ou le symbiote de Spider-Man jouent sur les mêmes mécaniques. La dépendance aux pouvoirs, l'analogie sur le sentiment de bien être ou de toute puissance suscité par certaines drogues dures a longtemps été abordé dans la bande-dessinée sous une forme ou une autre. Peter Milligan et Brendan McCarthy ont traité le sujet sous un angle positif, Garth Ennis se sera plutôt amusé à détourner le concept. Le fait de retrouver ce sujet, aussi longtemps après que la bande-dessinée ait fait le tour de la question (au point de voir un Ultraman sniffer de la kryptonite en poudre dans Forever Evil) indique en réalité le décalage constant entre l'imaginaire des comics et les thématiques proposées par Hollywood dès lors que cette industrie culturelle de l'image s'approche des super-pouvoirs.
Les films de super-héros se cantonnent encore à aborder la surface des choses, à l'exception d'oeuvres exceptionnelles (et surtout occasionnelles) capables d'aller plus loin. Le même bain de voyages initiatiques, pour apprendre le sens des responsabilités ou le rapport à l'adversité, les mêmes histoires d'origines, et lorsque le genre est enfin détourné, copié ou parodié, la même réflexion binaire sur ce qu'il a à proposer en termes de divertissement. Project Power n'a pas grand chose à dire sur le sujet - son scénario interchangeable aurait aussi bien pu parler de nanomachines ou d'extra-terrestres. L'intrigue utilise surtout cette allégorie de la drogue pour parler de la guerre contre les opiacées qui ont envahi la Nouvelle Orléans, avec de nouveaux trafics plus pernicieux et un combat plus dur des autorités contre cette épidémie de dépendances. Là-dessus, la réflexion proposée par le film est simpliste, mais vise relativement juste (en ciblant vers le haut, contre le politique qui a abandonné la ville après l'ouragan Katrina).
Quelques mots de Art sur la place réservée aux femmes noires dans la société américaine du présent, l'utilisation en filigrane du hip hop en écho à la culture des afro-descendants et leur échappatoire à travers la musique aux Etats-Unis, la façon dont le secteur militaro-industriel s'est lié aux entreprises privées depuis une vingtaine d'années aux Etats-Unis, le sort réservé aux vétérans, Project Power est constellée de petites notes enthousiasmantes éparpillées dans un fastidieux bourbier de lieux communs et de personnages basiques. La plupart du temps, ces moments se glissent maladroitement dans les interstices de scènes fonctionnelles qu'on supporte en attendant la prochaine bagarre. Du point de vue l'action, le film est correctement fait, avec quelques bonnes trouvailles sur l'emploi des fameux super-pouvoirs dans un contexte plus terre à terre et moins aérien que les productions habituelles de super-héros (et aussi un peu plus crasseux, encore que la question soit sujette à débat).
L'esthétique générale du film est proportionnelle à cette absence de subtilité dans l'écriture : très agressive, très saturée, peuplée de couleurs criardes et d'effets de montage empruntées à Requiem for a Dream dans la prise des drogues, ou à Ultimate Game dans ce mélange hasardeux d'urbanisme gris et de couleurs ostentatoires. La caméra filme avec beaucoup de netteté la plupart du temps, lorsque des effets pauvres ne viennent pas servir de cache-misère aux quelques scènes de dialogues transportant encore et toujours plus d'exposition. D'une manière générale, le film oscille entre une démesure puérile (avec un montage énervé et stroboscopique) et un ensemble particulièrement fauché, aux couleurs d'une série B qui n'assume qu'à moitié son opulence colorimétrique, contrebalancé par des moments cherchant le réel ou le quotidien. La tonalité très sérieux et premier degré du scénario s'accorde mal avec ces choix de mise en scène, qui alourdissent ce sentiment de film automatique avec un gimmick rigolo, que Netflix jette dans l'arène entre deux projets plus ambitieux pour occuper une soirée pizza.
En tirant un parallèle avec Bright, il est facile de voir ce que le diffuseur attend réellement de ces projets à peine contrôlés, à peine vérifiés en sortie d'usine. Des divertissements simplets et clés-en-mains avec une surcouche d'originalité factice censé contrebalancer le manque de prise de risque dans le système traditionnels des studios à Hollywood. Avec la thématique des super-pouvoirs, la mécanique d'accroche à une mode supposée pour ceux qui auraient envie d'aimer les adaptations de comics mais ne supportent plus Marvel et son manque de variété a peut-être joué dans la balance. Mais, à l'image d'Ultimate Game de Brian Taylor et Mark Neveldine, Project Power passe surtout pour un direct-to-video avec quelques noms connus, qui tente maladroitement d'associer deux ingrédients (le film d'exploitation et l'imaginaire geek ou affilié) qui ne se répondent pas. En poussant plus loin le propos social ou en axant le scénario sur une autre dynamique que ce modèle d'actionner vu et revu, la sauce aurait pu prendre.
En résumé, Project Power n'est pas nécessairement un mauvais film. L'objet reste un divertissement sympathique porté par des comédiens capables de lire leur texte avec conviction, et accompagné de quelques idées plutôt bienvenues, sur le propos ou la mise en scène. Mais, trop rares, ou trop peu inspirées pour captiver le spectateur, le métrage se résume à un produit de commande mal encadré et boursouflé d'erreurs propres à un cinéma de back catalogue qui fait tout comme les autres et ne transcende jamais son (petit) critère de différenciation. Agressif dans son esthétique et assez lourdaud dans son envie de s'amuser avec une thème déjà largement rebattue en BD, le projet souligne une fois de plus l'énorme différentiel d'approche de deux médiums de fiction : l'un si habitué à côtoyer certains thèmes qu'il sera parvenu à les ringardiser, l'autre cherchant encore un nouveau cool dans ces emprunts permanents à des thèmes sans potentiel réel. On apprécie quand même les T-shirts du Wu-Tang Clan, évidemment.