Les variables éditoriales sont ainsi faites : lorsque la bande-dessinée de super-héros a été inventée, quelques industriels aux poches pleines ont décidé d'emblée d'arracher aux auteurs les droits de leurs personnages. Une règle responsable de toute une série de procès et autres litiges juridiques dans l'historique de cette discipline à part. Siegel et Shuster, Steve Gerber et Howard the Duck, et même, quelque part, Todd McFarlane et Neil Gaiman, encore et encore. Le cas d'Alan Moore est un rien moins procédurier. L'histoire est connue, inscrite dans les manuels : après la parution de la maxi-série Watchmen, illustrée par Dave Gibbons, les deux auteurs étaient censés récupérer les droits du titre une fois celui-ci sorti du réseau de distribution.
Face au succès de cette bande-dessinée unique en son genre, DC Comics finira par trouver toute une série d'astuces pour faire en sorte que Watchmen soit encore et toujours publiée, à coups de versions noir et blanc ou de happenings relativement peu inspirés, à flux tendu, à l'image des sociétés d'édition franco-belges qui s'arrachent les cheveux pour proposer du nouveau matériel de très anciens personnages, histoire d'éviter de voir leur propriété tomber dans le domaine public. Sur la dernière décennie, les Before Watchmen ou la maxi-série Doomsday Clock, récupération mortifère des personnages de Watchmen dans le canon de DC Comics en vue de justifier une nouvelle ère tuée dans l'oeuf, achevaient de piler les bris du vase de Soisson. Moore est parti, réfugié dans une bicoque de Northampton à l'abri des regards, en espérant surtout qu'on lui foute la paix. Gibbons fait l'homme sandwichs pour les récupérations modernes de Watchmen, où tout n'est pas à jeter. Mais les projets existent, et à chacun d'entre eux, le rapport à l'original et à l'affaire castratrice des tout débuts se pose, presque systématiquement.
L'auteur Tom King, parti sur les traces de Moore avec sa propre maxi en douze numéros, Rorschach, opte pour un angle relativement inédit sur cet éternel questionnement - tout le monde aime Watchmen, tout le monde aimerait lire davantage de Watchmen, mais sans avoir à se poser la question de l'art contre la morale ou du capitalisme contre le droit d'auteur. La réponse proposée par le scénariste, forcément parcellaire à l'heure du premier numéro, part sur une piste plutôt intéressante : et si les comics eux-mêmes répondaient à la réalité des manuels d'histoire ?
Rorschach #1 démarre dans un univers pensé comme un prolongement direct de la série Watchmen de Damon Lindelof sur HBO. D'emblée, le choix passe pour une décision volontaire - la série opère dans un méta-univers à la croisée des légitimités, ce qui évite de la présenter comme une suite canonique du comics authentifiée telle quelle, à ne pas prendre au premier degré comme un "Watchmen 2". Le comédien Robert Redford est toujours président des Etats-Unis, le combat entre la Septième Kavalerie et le Docteur Manhattan a bien eu lieu à Tulsa, Oklahoma, et pour une raison encore inconnue, le chef de l'état choisit de remettre son titre en jeu. Des élections présidentielles se préparent, avec un candidat républicain, apparemment en bonne voie pour remplacer Redford, manque de se faire assassiner par une sniper mystérieux et son acolyte au fil d'un discours public. Les deux terroristes sont abattus par les forces de sécurité présentes sur place.
L'une était déguisée en cowgirl masquée, l'autre portait la tenue d'un certain Rorschach, laissé pour mort devant la forteresse de Karnak en 1985. L'incident paraît avoir été résolu, mais reste encore à identifier ces deux malfaiteurs : qui était le gars derrière le masque aux tâches d'encre, qui était la fille au bout du fusil ? Un inspecteur anonyme est dépêché pour mener l'enquête, qui s'annonce déjà un peu plus simple que prévue. Le Rorschach de 82 ans serait un auteur de comics à la retraite, les motifs de son acte viendront ensuite. Dès les premières pages, un sentiment anormalement clair et moins diffus qu'à l'accoutumée se propage : King semble avoir mis au vestiaire son goût pour l'écriture cyclique et des dialogues volontairement opaques, préférant un texte qui va à l'essentiel pour exposer les faits, avec quelques nuances et assez peu d'empathie. L'ensemble du numéro est un résumé de l'élément déclencheur - Watchmen oblige, il s'agira d'une enquête, et Watchmen oblige, il s'agira de politique.
La simplicité générale du déroulé aurait tendance à désarçonner, y compris pour cette catégorie de lecteurs réfractaires au style du scénariste sur Batman ou Mister Miracle. Dans sa bibliographie, Rorschach s'annonce comme un exercice de style, moins personnel et moins psychanalytique. A titre de comparaison, Sheriff of Babylon évoquait déjà le thème de l'enquête sur fond de poussée politique majeure, mais servait aussi de carnet souvenir à un bonhomme revenu de la guerre avec toute une série de fêlures ou de regrets. A l'inverse, ce premier numéro se présente sous un angle vaguement personnel (parce qu'il est écrit par un auteur de comics), mais s'accroche surtout aux contours d'une fiction policière standard, d'un roman noir au détective en imperméable dans un monde gris et moralement neutre. Les pointes d'intention et de discours ne s'immiscent que dans les interstices du texte, au détour d'une virgule, ou dans quelques choix de représentation.
Il était question de parler de comics, et Rorschach parle bel et bien de comics en effet. Au moment de sa discussion avec Damon Lindelof pendant la conférence en ligne du DC FanDome, Tom King avait expliqué que le personnage même de Rorschach, faute d'avoir été créé par un auteur d'ultra-gauche récupéré ensuite par l'extrême-droite, n'était pas une invention maladroite. A l'époque, Moore avait récupéré le héros The Question de Charlton Comics et lui avait insufflé la personnalité, les convictions et le goût pour l'isolement et l'anonymat de son créateur originel Steve Ditko, un autre grand reclus des comics parti lui-aussi en croisade contre la répartition des droits d'auteurs dans la bande-dessinée de super-héros. Sur leurs fins de carrière mutuelles, Ditko et Moore se ressemblent sans le vouloir. L'un, après avoir créé Spider-Man et Doctor Strange, se sera retranché dans les opinions libertariennes pour la loi et l'ordre, et derrière l'idée que l'individu devrait prévaloir sur les entreprises qui s'accaparent les fruits de son travail. La pensée libertarienne s'accompagne également de tout un pan d'idéaux violents et d'un panégyrique pour la justice expéditive, qui nourrira le comportement de Rorschach en tant que super-héros.
Après avoir claqué la porte de Marvel, Ditko ne réapparaîtra presque plus, sauf pour signer quelques travaux dans le champ des comics indépendants, et refusera plusieurs interviews une fois son rejeton arachnéen repopularisé par le cinéma. Quasi-injoignable, le personnage finira par quitter complètement la scène publique pour s'enfermer dans la solitude et une forme particulière de rancoeur vis-à-vis de sa première carrière avec Stan Lee. De son côté, Alan Moore abandonnera les Etats-Unis, puis les comics, pour se consacrer à d'autres passions et refusera catégoriquement d'associer son nom à ses anciens travaux, remplacé par la mention "L'Auteur Original" sur les réimpressions modernes de Watchmen ou Miracleman. Deux grands génies de l'art séquentiel anglophone, inféodés à des idées différentes, mais fédérées par la haine ou la déception que leur inspire ce système injuste du work for hire au point de passer en mode avion pour le restant de leurs jours.
Seulement voilà : le bonhomme dans le costume de Rorschach n'est pas, ou plutôt n'est plus, l'avatar de Steve Ditko. Dans l'appartement du tireur présumé, la police trouve différents dessins, des carnets relevant de billets d'humeur évoquant la montée du néo-fascisme aux Etats-Unis, et l'enquêteur s'aperçoit vite que son terroriste serait un vieux dessinateur de comics à la retraite, Will Myerson, auteur de la bande-dessinée Pontius Pirate. King respecte l'uchronie en vigueur : dans le monde de Watchmen où les super-héros existent bel et bien, les comics de pirates et de cowboys représentent la norme des BDs publiées chaque fois par l'équivalent local de Marvel et DC. Pontius Pirate serait une sorte d'analogue de Superman dans la fiction de ces Etats-Unis là, et on apprend en fin de numéro qu'un film lui sera bientôt consacré à Hollywood. Difficile de ne pas relier les points entre eux : Myerson fait partie de ces auteurs de comics floués par le système, comme Ditko et Moore, parti en réclusion, comme Ditko et Moore, et qui s'inquiète de la puissance de l'extrême-droite aux Etats-Unis, comme Moore, et pas forcément comme Ditko.
En suivant la logique posée par Damon Lindelof dans sa série sur HBO, Robert Redford représenterait le camp politique des Démocrates dans l'uchronie de Watchmen. Son adversaire serait donc nécessairement un Républicain, apparemment très apprécié si l'on tient compte de l'avis des deux personnages évoquant le politicien - le hasard veut qu'il s'agisse de deux hommes caucasiens - prêt à renverser l'utopie de gauche fabriquée par Redford au fil de son long mandat. Attendu que l'oeuvre de Moore était pensée comme un décalque fataliste et paranoïaque du présent politique de son temps, King applique la même recette en parallèle des élections présidentielles américaines de novembre 2020. Le candidat de la droite représente le fascisme craint par Myerson, qui se décide à embarquer un fusil pour lui refaire le portrait, faute de mieux.
Difficile de prêter davantage d'intentions au texte compte tenu de l'épaisseur relativement légère de ce numéro - il faudra attendre de voir comment l'auteur construit son analogie pour rendre un verdict, mais il est probable que King, qui a plusieurs fois évoqué son sentiment d'incompréhension et de déconnection avec les aspirations de ses concitoyens au retour de la guerre, ait un avis sur la présidence de Donald Trump. Ou, tout du moins, un avis sur ce qu'un mélange entre Alan Moore et Steve Ditko ferait dans un pays où le gars serait président et où il ne paraît pas si saugrenu de se déguiser en justicier pour rosser du super-vilain. Après tout, le mantra de Rorschach, comme de Moore avec les nombreux éditeurs qui l'ont côtoyé, a toujours été de refuser le compromis. Les foules en colère, les panneaux publicitaires arrachés, le slogan de la révolution conservatrice, la façon dont les costumes de Watchmen sont désormais de simples produits de consommation standardisés... Des pointes assez limpides d'engagement politique en filigrane d'une enquête standard de roman policier.
Différents autres grandes figures de l'histoire des comics sont mentionnés en fin de numéro. La démarche de King peut passer pour touchante aussi bien que pour naïve - après la démonstration magistrale de jemenfoutisme opéré par Scott Snyder dans Death Metal sur la question de l'héritage d'Alan Moore, l'auteur viserait à rendre aux auteurs de BDs leur place dans l'une des plus célèbres histoires de BD. Puisque si Watchmen n'a jamais exactement parlé des artisans de l'art comics, le déroulé de son intrigue, politique, temporelle, nucléaire, martienne, s'est toujours appuyée sur une mise en mouvement de la fresque éditoriale des super-héros elle-même : les premiers justiciers de l'âge d'or, puis la seconde génération à l'âge d'argent, les emprunts à Charlton et le kiosque à journaux, etc.
Il est probable que King cherche à rendre à Moore sa place dans l'histoire réelle de son litige avec DC Comics en lui trouvant un avatar de BD qui lui permettrait de récupérer symboliquement Watchmen en en devenant un personnage à part entière, tout en gardant ses convictions, et en appliquant l'exact même procédé qui avait conduit le barbu à façonner Rorschach dans la pensée de Steve Ditko. Un exercice de méta-vendetta impressionnant et relativement insondable, mais qui abrite peut-être une autre réflexion : le point de vue d'un auteur de comics sur les Etats-Unis. Tom King développe un scénario basé sur la thématique des élections présidentielles (cruciales en cette année très compliquée), en utilisant quels matériaux ? Des références aux auteurs de comics. De cette façon, peut-être l'auteur cherche-t-il à remettre un peu de sens dans ce monde qu'il ne comprend plus en le mélangeant à son quotidien, à ses propres idoles à lui, ou en mettant en adéquation l'histoire de la bande-dessinée depuis Watchmen et celle des Etats-Unis jusqu'à aujourd'hui.
Du côté des dessins, Jorge Fornés livre une superbe prestation, en ne cherchant pas (encore) à copier bêtement le travail de Dave Gibbons pour s'attirer la sympathie des fans. L'ambiance de film noir se mêle à l'imaginaire d'une Amérique en crise, avec un goût pour la symétrie et les découpages fixes déjà observé dans la plupart des oeuvres de King et Mitch Gerads. Dans l'ensemble, un numéro prometteur, quoi que le risque soit forcément de décevoir compte tenu du thème choisi. On appréciera que l'auteur n'ait pas souhaité forcer la porte et construise volontairement son intrigue comme un ensemble de long-terme, ce qui sera forcément frustrant pour certains lecteurs à l'heure des effets manche perpétuelle et des événements enchaînés où les intrigues ne prennent plus le temps de respirer. Prochain bilan dans onze mois, si tout roule comme prévu.
Rorschach #1 part comme une enquête de film noir, par un auteur de BD qui ne voit que la BD. Pour le moment satisfaisante, cette entrée en matière casse en partie les codes de narration de Tom King pour proposer un ensemble perméable et tout de suite assez explicite sur les directions de fond : à l'image de Watchmen, il s'agit de parler de politique avec des éléments de langage propres à l'art séquentiel. Mais plutôt que de parler des personnages, des super-héros, le scénariste choisit de parler des auteurs et des artistes. De leur place, de leur rôle, à la fois dans la mythologie de fiction conçue par Moore et Gibbons, mais peut-être même dans l'histoire des Etats-Unis et la grande dégringolade qui aura mené cette civilisation au point précis où elle se trouve actuellement. Etonnamment, le titre paraît plus raisonné et légitime que d'autres récupérations antérieures de Watchmen, avec cette capacité à pointer du doigt l'ombre de Moore au-dessus du chef d'oeuvre, que DC Comics avait tenté de gommer au fil de plusieurs décennies. Comme une tâche d'encre qu'on n'efface pas.