Il y a les ouvrages difficiles d'accès, qui se plient difficilement à l'exercice de l'analyse, et il y a ceux livrés avec un guide d'utilisation. Le roman graphique Dracula Motherfucker! d'Alex De Campi et Erica Henderson entre dans cette catégorie : en postface, la scénariste décrit ses intentions pour cette énième réinvention du mythe du vampire, enjeux symboliques, inspirations et association entre texte et dessins, une grille de lecture assez ample qui sape toute possibilité d'incompréhension vis-à-vis de ce projet.
Annoncé en mars dernier,
Dracula Motherfucker! se présentait comme une chouette curiosité dans le champ des volumes auto-suffisants d'
Image Comics. Dans l'évolution naturelle du marché des comics indépendants vers les romans graphiques, avec l'obsolescence progressive du fascicule de vingt-quatre pages, le bouquin s'annonçait comme un ensemble prometteur par une autrice spécialiste de l'horreur (d'inspiration
midnight movies) et une dessinatrice habituée au mignon et convertie à des codes graphiques plus tranchés. En définitive, si la postface résume tout le projet artistique, le choix de ce format va finalement jouer contre
De Campi et
Henderson, qui livrent un comics trop court et trop frustrant compte tenu des idées mises en place. Résumons.
Dracula Motherfucker! se lit comme une réinvention du monstre de Bram Stoker dans le paysage d'une Los Angeles de cellulose. Basé en 1974, le scénario pioche dans une ambiance de thriller de cinéma, avec un goût pour les plages de couleurs héritées de Brian De Palma ou Dario Argento, de rues sombres angoissantes dans l'atmosphère étouffante d'une ville qui ne vit que la nuit. A l'imagerie des tueurs en série, du danger urbain au croisement des avenues, se superpose le folklore de la ville des hippies, des soirées psychédéliques qui serviront de terreau aux cultes sanguinaires hérités de Charles Manson. La subversion de jeunes femmes embrigadées par un gourou tout puissant et obsédé par son emprise sur le corps féminin fait partie des thématiques du livre, avec une esthétique de Los Angeles volontairement ancré dans ce passé précis.
Le choix de situer l'action en 1974 peut aussi se lire comme un hommage discret aux différentes incarnations du mythe de Dracula - c'est par exemple cette année là que le film Blood for Dracula du metteur en scène Paul Morissey sortit aux Etats-Unis, intitulé Andy Warhol's Dracula, une relecture iconoclaste dans lequel le monstre se rend en Italie en recherche de sang de jeunes vierges, mais peine à en trouver après la libération sexuelle des filles du pays. Les années soixante-dix correspondent plus généralement à une période d'expérimentation pour la créature de Stoker, avec Blacula, remaniement afro-américain du personnage, la comédie française Dracula Père et Fils, entre autres sujets d'exploitation utilisant l'image du vampire à des fins comiques, parodiques ou érotiques, comme le très emblématique Vampyros Lesbos. A sa façon, De Campi utilise le même processus créatif : emprunté à son auteur, Dracula devient le véhicule d'un propos plus ouvertement parodique, dans les codes du cinéma de genre d'une décennies chargée en expériences sur la lumière, le genre et la sexualité.
Dans Dracula Motherfucker!, la réflexion s'articule autour de la femme du monstre, ou des monstres en général. La scénariste cherche à interroger le statut des épouses d'Harvey Weinstein, Dominique Strauss Kahn ou autres agresseurs, pervers et violeurs de ce monde souvent mariés, avec toute une série de questionnements sur le rapport au couple de ces monstres du réels, responsables de comportements violents pourtant inscrits dans des modèles familiaux très traditionnels. Le texte pioche dans l'héritage de Stoker pour déterrer un élément souvent passé sous silence dans la généalogie des adaptations : ses propres épouses, carnassières, et la conquête de Wilhelmina Harker comme une proie. Au-delà de l'allégorie à la Charles Manson, Dracula devient un de ces agresseurs du quotidien, et ses femmes sont, à leur niveau, les Eve Chilton ou Georgina Chapman de la fiction. Le bouquin élabore dès lors un propos assez intéressant sur le sujet, encore que la brièveté du texte et le manque flagrant de dialogue rende toute cette démarche difficile d'accès si la postface n'était pas là pour diriger le regard.
Le problème principal de Dracula Motherfucker réside dans l'ambition donnée au projet : folle sur le plan graphique, restreinte dans la longueur programmée. Avec assez peu de pages, le volume ne se présente pas comme un scénario en arc mais comme une simple séquence, très brève, dans une nuit monstrueuse de Los Angeles. Les enjeux restent flous, les dialogues sont assez rares, l'aventure progresse vite et s'achève sans développer le contexte général. Ce qui est dommage, pour une série qui a manifestement été réfléchie en amont et où le travail de recherche des deux autrices se renifle à chaque page : la forme de Dracula, la localisation spatiale et temporelle, le propos, tout a été pensé mais ne se laisse que peu de place pour être vraiment approfondi. A l'image de Jesus Freak de Joe Casey, le titre passe pour un entre-deux dans l'épaisse pile de projets d'Alex De Campi, un roman graphique parti d'une bonne idée mais certainement pas envisagé comme une pierre angulaire de bibliographie. Le problème se présente finalement assez souvent dans les volumes d'Image Comics, avec de moins en moins de séries de très long-terme, même quand l'idée de départ est bonne et susceptible de tenir sur la durée.
Le travail de De Campi évoque d'ailleurs celui du scénariste Ed Brubaker sur l'une des périodes de la série Fatale. Là-encore, il s'agissait de mélanger les monstres de la littérature à l'ambiance d'une Los Angeles au carrefour culturel des années soixante-dix, avec des allégories du même genre. Quantité de films de cette période auront approché la question sous un angle équivalent, mais le roman graphique Dracula Motherfucker se présente plus comme un moyen métrage, hautement symboliste, qui ne cherche pas à poser de scénario trop écrit au-delà des métaphores figées. Le bouquin en devient donc frustrant, pour ceux qui s'attendraient à une histoire dans la continuité des réinventions (régulières) de Dracula en comics, souvent plus traditionnels dans les codes de la fiction américaine.
Cela étant, le titre reste un petit immanquable pour le travail de la dessinatrice Erica Henderson. Connue pour son travail chez Marvel sur des séries flirtant avec le mignon, l'artiste exécute les idées de De Campi en alliant la forme au fond - au-delà des aplats de couleur évoquant l'éclairage du cinéma Giallo, le Dracula de Henderson évolue dans l'espace comme une forme diffuse, seulement représentée par des dizaines de paires d'yeux et une bouche aux crocs acérés que dans sa posture traditionnelle de vieil aristocrate roumain en cape noire.
Un style en accord avec les intentions du scénario : pour distinguer le Dracula romantique et plus humain que bestial de Francis Ford Coppola ou d'autres versions récentes de la créature, Alex De Campi rend au vampire son statut original de monstre repoussant, effrayant, tout puissant. Une représentation qui refuse le corpusculaire et évoquerait le travail sur les formes de Takashi Murakami, ou bien, dans une certaine mesure, le Aku de Gendy Tartakovsky dans Samouraï Jack : un corps noir, une bouche rouge aux crocs acérés rappelant le masque du Hannya japonais. Le design de la bête s'inspirerait du manga Fullmetal Alchemist, avec le personnage de Alucard, là-encore dépourvu d'un corps tangible par endroits. Le personnage n'a pas non plus droit à des phylactères de parole, et projette ses dialogues dans l'espace comme le Joker de Dave McKean dans Batman : Arkham Asylum, un autre choix de mise en scène assez intéressant.
D'une manière générale, l'évolution de style d'Eric Henderson sur le titre se compare à celui de la dessinatrice Elsa Charretier sur November : la métamorphose d'un trait généralement rond et rassurant vers une esthétique grise, noire, peuplée d'éclairages inquiétants et de formes plus ombrageuses et obscures. L'artiste livre des pages magnifiques, où chaque apparition de Dracula impressionne avec ce rendu entre l'estampe et le pop art, une authentique réussite graphique qui ne fait qu'appuyer la frustration d'avoir si peu de pages pour un si beau résultat. Quant à savoir si le flic au téléphone est bel et bien un hommage volontaire au sergent Al Powell de la saga Die Hard, il va sérieusement falloir lui poser la question.
Dracula Motherfucker! a le défaut de ses qualités - au sens littéral. Le bouquin est bon, file une métaphore permanente et utile où la créature de Bram Stoker retrouve son sens original dans un contexte idéologique pertinent, avec des hommages au cinéma et une esthétique travaillée, unique, et qui n'a contre lui que la brièveté générale de son intrigue pour frustrer le lecteur attentif, qui restera sur sa faim. Plus à considérer comme un objet underground ou une BD symboliste à la proposition artistique marquée que comme un comics narratif au sens strict, le bouquin s'adressera donc plutôt aux chineurs, aux amatrices ou amateurs de genre pointu et aux romans graphiques versés dans l'expérimental. En résumé, si beaucoup espéraient que Dracula Mother serait le Body Double de la BD de vampire, le projet se voudrait plutôt comme une version raccourcie du Neon Demon. Enorme point fort pour les dessins d'Erica Henderson cependant, que l'on espère retrouver avec ce style dans d'autres séries d'ici les années à venir.